Dans la brume — Ted

Dans la brume du matin, c'est à peine si le bruissement de quelques feuilles sous ses pattes traduisait sa présence.

Filant dans un silence presque religieux, Joaquín se coulait parmi les ombres de la Sylve, tâche sombre sur un patchwork à peine plus clair, et encore, seulement par moments. Quelques rehauts colorés qui prenaient la forme de plumes exotiques, d'un collier de cuir désormais usé, de touffes de poils rouges, un peu passées. Quelques mètres plus haut, entre les troncs des arbres, une autre ombre, un peu plus vive, qui glissait dans les cieux. Loup et oiseau étaient assortis, et avançaient en symbiose.
Pas de chasse en vue cette fois-ci, juste une balade, ou quelque chose d'un peu plus sportif. Tous deux avaient le ventre plein et la journée devant eux. Pas d'objectif particulier en tête, si ce n'est celui de se vider l'esprit, peut-être d'y voir plus clair.
C'était la première fois que Joaquín mettait les pattes ici et il avait la franche impression que cet endroit n'était pas accessible la dernière fois qu'il était passé  près de la zone qui y donnait l'accès, bien des années plus tôt. Il fallait dire que jusqu'à il y a peu, il ne s'aventurait guère aussi loin vers le Nord.
Il n'avait jamais eu de raison de le faire.
Jusqu'à maintenant.

Il s'était au cours des dernières semaines éloigné des sentiers qu'il avait eu le temps de battre et de re-battre au fil des années, mordant chaque fois un peu plus en direction de la banquise, partant toujours avant que l'aube ne pointe, au début sans trop prendre de risque, puis en s'éloignant toujours un peu plus. Jusqu'à y aller franchement, comme aujourd'hui. Ses plans initiaux étaient de trouver un haut sommet donnant une bonne vue sur les terres du Nord, pour réfléchir et aviser de ce qu'il comptait entreprendre à l'avenir, mais son attention avait été détournée par la brèche et l'étrange brume qui en émanait. Croyant avoir trouvé un nouvel accès aux Champs Mystiques Nakhus, il s'était à la place retrouvé ici. Intrigué par cette perspective toute nouvelle, il avait décidé que le Point de Vue pouvait attendre. Et errait désormais depuis une bonne heure au moins.
Au-dessus de sa tête, s'il ne les voyait pas au vu de l'épais brouillard dans lequel il avançait, de gros nuages noirs s'amoncelaient, et bientôt un craquement sonore retentit dans la vallée. Il ne pouvait pas non plus voir les gouttes de pluie qui commençaient à moucheter son épais pelage, mais tout autour de lui c'était comme si la terre et les arbres s'éveillaient. Un crépitement d'abord épars se fit de plus en plus affirmé, et voilà qu'une forte odeur de terre mouillée lui emplissait les narines.

Ca faisait longtemps qu'il n'y avait pas eu d'orage, songea-t-il avec un discret sourire en coin.
Quelque part dans les branchages, son oiseau émit un cri désapprobateur : avec le temps, Joaquín avait bien vite comprit que ce dernier n'appréciait pas vraiment d'être mouillé.
Il continua cependant d'avancer : il était encore tôt, et s'il le souhaitait, Ixcanul pouvait parfaitement repartir au Canyon de lui-même, ou se trouver un abri pour le moment. Il ne doutait à aucun moment de la capacité du tangara à se débrouiller sans lui, ou à le retrouver.
Un battement d'ailes l'informa que malgré son mécontentement, l'oiseau continuait de le suivre, en tout cas pour le moment.

Dans la brume du matin, on n'entendait même plus le bruissement des feuilles, avalé qu'il était par le chuchotis de la pluie, qui s'abattait sans relâche.
Et ça lui allait très bien, car ça apaisait aussi son esprit, et noyait ses pensées.
Dans la Sylve, durant ces courts instants de communion avec la nature, il se croyait disparaître, et il trouvait la paix.

— Hellour.

Joaquín darda sur le nouvel arrivant un regard interrogateur, sourcil légèrement arqué. Solitaire au moins moitié plus jeune que lui — et cela n'incluait même pas cet étrange processus qui l'avait conduit à arrêter de vieillir pendant quelques temps, processus qui s'était finalement évanoui aussi mystérieusement qu'il était apparu il y avait environ un an –, à l'allure somme toute assez banale pour un local. Pas d'ailes membraneuses, de cornes ou d'attributs sortis tout droit de l'imagination fertile d'un gosse un peu délirant. Seulement des reflets clairs qui semblaient émaner de ses coussinets. Il le détailla quelques secondes, oreilles vers l'avant, muscles tendus, avant d'estimer que l'autre n'était pas un danger immédiat et de se détendre graduellement.

— Hola, fit-il sans le quitter des yeux.

Des yeux, non, mais le martèlement régulier de sabots dans la terre meuble fit immédiatement pivoter ses oreilles vers l'Est, d'où ces derniers semblaient venir. Il se résolut finalement à détourner complètement son attention de l'autre solitaire, scrutant vainement la brume, humant l'air sans rien y trouver d'autre qu'une odeur entêtante de humus mêlée de lichen, sous lesquels on pouvait deviner les traces de passages d'herbivores bien trop anciens pour mériter que l'on s'attarde dessus.
Son attention fut alors attirée par la sacoche en bandoulière autour de l'encolure de l'autre mâle. Difficile depuis sa position de voir si elle contenait quelque chose ou non. Peut-être était-il possible de trouver des plantes intéressantes dans les parages.

— Tu cherches quelque chose ?

Moyen efficace de ne pas laisser un blanc malaisant s'installer tout en s'informant un peu sur le coin, puisque c'était bien la première fois qu'il mettait les pattes ici.

Une licorne.

Une licorne, s'était-il exclamé avec autant d'étoiles dans les yeux qu'un gamin à la veille de Noël. Une. Licorne.
Et Joaquín avait tout juste eu le temps d'arquer un sourcil interrogateur, prêt à lui demander si les licornes c'était pas censé être un truc de filles, avant que l'autre ne se fasse tout à coup la malle, droit dans la direction d'où étaient parvenus les étranges bruits de galop. Disparaissant dans la brume, ne laissant derrière lui qu'une trace olfactive surexcitée, un peu de feuilles froissées, et un Joaquín perplexe.
Perplexe, et curieux. Il emboîta le pas à l'autre, suivant au petit trot son odeur, jusqu'à le retrouver, planté entre les arbres et avec un air dépité, une cinquantaine de mètres plus loin.
Comme un gamin qui n'aurait pas eu le cadeau de Noël qu'il espérait.

— Pourquoi tu cherches une licorne ?

N'y avait-il pas des légendes qui racontaient que le sang de l'animal était doté de propriétés magiques ? Ces animaux ne faisaient clairement pas partie du folklore de son pays, néanmoins il lui était arrivé d'entendre des voyageurs en parler, par le passé. Si la perspective qu'il existe un mystique canasson immaculé à la pureté angélique et doté d'une corne de cristal ou autre au milieu du front avait pu le faire ricaner à l'époque, il avait parcouru un très long chemin depuis, et surtout rencontré suffisamment de monstres et d'absurdités biologiques pour ne pas être plus froissé que ça à l'idée de pouvoir croiser la route d'une créature aussi enchanteresse au détour d'un sentier. Dans ce bois. Qui puait la sorcière à plein nez.

Dans tous les cas, il n'y avait pour le moment pas de trace de cheval ou de quoi que ce soit dans les parages. L'élément le plus anodin était ce petit bourgeon doré qui semblait comme endormi entre les feuilles d'un arbre, à quelques mètres de lui.
On aurait cru un pommier, un peu bizarre. Peut-être malade.
Entre des pommes ou un cuissot de canasson magique, le choix était vite fait, et malheureusement pour lui il n'y avait pas le moindre équidé en vue. Sans trop savoir pourquoi, peut-être parce que cette plante l'intriguait, lui rappelait les fleurs que sa grand-mère se mettait dans les cheveux ou parce qu'il n'avait pas encore trouvé quoi distiller dans son hypothétique bar, il décida de s'éloigner de quelques pas pour aller la cueillir, avant de la loger délicatement sous son épais collier de cuir. Surveillant du coin de l'oeil que l'autre énergumène ne se carapate pas de nouveau sans même prévenir.

Curiosité.

Il arqua un sourcil interrogateur, avant d'acquiescer d'un haussement d'épaules. C'était sans doute une raison valable comme une autre, même s'il trouvait fou que l'on puisse s'évertuer à traquer ainsi un tel animal dans des conditions aussi merdiques. Mais ne se retrouvait-il pas finalement à participer à cette quête lui-même, et justement, par simple curiosité ?

— Je n'ai jamais trop exploré le Nord. Je le fais maintenant.

Et il en profitait, au passage, pour s'habituer à des températures moins clémentes que celles dans lesquelles il se complaisait au quotidien. Même si, à bien y réfléchir, il n'était pas sûr que le climat désertique de la Passe Ventue puisse être qualifié de clément. C'était juste ce à quoi il était habitué, et biologiquement destiné, sans doute.
Un nouveau bruit de galop lui fit tendre l'oreille. Mais autour d'eux la forêt paraissait immobile, comme figée dans le temps. Perplexe, et peut-être rendu un peu mal à l'aise par cet endroit décidément bien mystérieux, il balaya une fois de plus les alentours proches du regard, avant d'aviser un champignon, à demi recouvert par de la terre. Il se dirigea lentement vers lui, avant de gratter pensivement le sol autour du bout de la patte.

— Comment tu sais qu'il y a des licornes ici ?

Je pensais que ça n'existait pas, se garda-t-il bien d'ajouter.
Depuis qu'il était ici, ce genre de phrase n'avait plus le moindre sens.

C'était là une explication qui laissait quand même clairement à désirer, selon lui.

— Et ce texte était fiable ? Il datait de quand, déjà ?

Lâchant un profond soupir, il regarda distraitement autour de lui. Avec le sentiment de s'être encore foutu dans un plan totalement foireux.
La brume avait lentement commencé à se dissiper, découvrant peu à peu un paysage que certains auraient pu considérer comme mystique et féérique, là où lui voyait surtout de l'humidité et de la boue.
Pas de licorne. Pas de trace de licorne non plus. Rien de bien vivant qui ne soit végétal.
La seule chose vaguement intéressante qu'il arrivait à voir présentement c'était une autre pomme perchée sur un arbre. Pas folichon. Ca lui filait juste la dalle, et pour le coup, il aurait largement préféré une licorne à une pomme, histoire de se remplir un peu l'estomac.

— Pourquoi c'est si important pour toi ? Tu lui veux quoi, à ta licorne ?

A part la bouffer, il voyait pas trop.