Les amis promis † Hedwige

A demi étendue sur la plage, le pelage strié d'ombre et de lumières changeantes au gré des vents, Hedwige contemplait la mer. Son esprit était étrangement calme, et elle profitait de cette accalmie. Les choses n'avaient pas été très simples pour elle ces derniers temps et elle avait une fâcheuse tendance à alterner des phases de panique avec d'autres de complète apathie. En cet instant, elle était à un équilibre un peu fragile qui ressemblait à celle qu'elle avait été avant et qui se faisait de plus en plus fréquent. Si elle avait eu énormément de mal à accepter le destin qui était le sien, force avait été de constater que sous son pelage cotonneux son ventre s'était arrondi. Qu'elle avait ressenti des choses nouvelles qui l'avaient d'abord effrayée, avant de construire lentement un puzzle à la fois excitant et terrifiant dans son esprit : elle allait être Maman.

Depuis quelques temps, elle sentait même au creux de son giron des petits mouvements qui n'avaient rien d'habituel et qui l'ancraient dans cette réalité. Elle avait la sensation bizarre de vivre quelque-chose complètement en dehors du temps et de son monde. Qu'un jour elle s'éveillerait au dédale, comme si de rien n'était. Mais ce jour n'arrivait pas, et à chaque réveil elle sentait le sable et le sel picoter son pelage. La présence de Freya et de Miraj, qui l'avaient accueilli avec toute la bienveillance du monde, l'avait aidée, lui avait donné des points auxquels s'ancrer. Elle se refusait toujours à penser à ce qui s'était effectivement passé lors de son enlèvement, parce que cela faisait battre son coeur trop vite, lui jetait des frissons dans l'échine et lui serrait la gorge. Lorsqu'elle ne réfléchissait pas à tout cela, ça allait. A peu près.
Ce jour là, ça allait à peu près.

Elle finit par se redresser doucement et prit la direction d'une plage qu'elle n'avait pas encore visité. Ou alors sous la lune, sans qu'elle ne soit reconnaissable au grand jour. Elle n'était plus certaine. Une légère confusion baignait une partie de ses pensées depuis son arrivée.

Elle entendit les pas légers désormais familiers sur le sable lorsque la silhouette de Miraj apparut non loin, et posa sur la petite louve ses immenses prunelles dorées. Elle avait plus ou moins appris son histoire, la manière étrange dont elle était née et la créature à laquelle elle était liée. Fort heureusement, elle ne lui ressemblait pas vraiment, à cette chose-là qui venait visiter la Chouette à chacun de ses cauchemars. Chaque nuit, elle se réveillait en sursaut au son d'un rire déformé, ou lorgnée par de grands yeux tourbillonnants. Elle s'en voulait de réveiller les autres, ou de troubler leur sommeil, alors souvent elle s'en allait à petits pas se coucher sous la lune, ou simplement marcher le long de la mer.

"Merci." Répondit-elle avec un léger sourire, en s'approchant.

La petite louve s'inclina même devant elle, et Hedwige ne sut trop comment réagir. mais elle n'eut pas à se poser la question trop longtemps, car déjà son interlocutrice enchaînait en lui parlant de ses futurs amis. La louve tachetée replia un peu plus ses ailes autour de son corps à cette évocation, inconsciemment, comme pour protéger son ventre. Puis elle secoua la tête, faisant rebondir son col épais, et dit en retour, avec sincérité :

"Le ciel est beau et l'air est pur... Mais ma famille me manque."

Il y avait Freya, heureusement. Mais s'endormir au dédale au milieu de ses frères et soeurs était une expérience qui lui paraissait si loin désormais, si inaccessible. Comme faisant partie d'une autre vie.

"Je crois oui." Répondit-elle en s'asseyant et en lorgnant son abdomen de ses grands yeux. "Ils... bougent. Peut-être qu'ils jouent déjà ?"

Puis elle finit par s'allonger, plus fatiguée qu'elle n'aurait dû l'être avec cette courte marche, et ajouta :

"A quoi tu joues... avec tes amis ?"

La petite louve devant elle mit un temps à répondre, son regard se fit trouble pendant un instant sans qu'Hedwige ne comprenne exactement pourquoi. Elle n'avait pas de griefs particuliers envers celle qui se trouvait là, bien qu'il fut assez clair qu'elle était en quelque sorte à l'origine de ce qui lui arrivait. Mais ce n'était pas de sa faute, et elle était attachante, cette enfant au pelage rose. La chouette avait pour la première fois le vrai rôle d'une adulte à côté d'elle, et c'était nouveau, intéressant, chargé d'affection aussi, cette position étrange. Bientôt, elle devrait être pour les silhouettes qui dansaient entre ses flancs comme Freya pour Miraj, et peut-être essayait-elle inconsciemment d'éprouver déjà envers elle ce qu'elle était supposée éprouver pour les futurs arrivants. Elle attendit donc calmement que la conscience revienne pleinement à son interlocutrice, sans la quitter de ses grandes prunelles.

Les mots de Miraj firent naître une étincelle un peu triste dans son regard, et elle s'en voulut d'avoir dit les choses comme ça. En creusant un peu, elle avait compris que la... malédiction dont elle avait été victime avait pour but de briser un peu la oslitude dans laquelle vivait la petite louve. Une partie d'elle lui souffla qu'elle aussi était supposée devenir sa famille maintenant. Et elle se trouva déchirée entre ces deux mondes qui l'appelaient et qu'elle ne pouvait choisir ensemble. Ses oreilles arrondies remuèrent un peu dans son pelage au rythme de ses pensées, et elle ajouta finalement :

"C'est vrai... Nous serons une nouvelle famille ici. Eux, toi Freya, et moi."

C'était quelque-part entre une interrogation et une affirmation. Une sorte de proposition peut-être, pour voir ce que la jeune louve en pensait. Après tout, elle ne les avait jamais nommés autrement qu'"amis", ces petits loups qui allaient arriver. Les voyait-elle comme une sorte de fratrie ? Née et élevée seule, avait-elle même la notion de ce que pouvaient être des frères et soeurs. La gorge d'Hedwige se serra soudain lorsque quelques images de sa propre enfance surgirent devant ses yeux. Elle les chassa, ces images autrefois si douces mais qui aujourd'hui lui apportaient autour de douleur que de douceur.

Miraj parut enjouée à la pensée qu'ils s'amusaient déjà - jalouse peut-être qu'ils le fassent sans elle ? Elle affirma qu'elle jouerait avec eux, et la moue attristée qui s'était dessinée sur le visage d'Hedwige se mua en un sourire un peu attendri. Lorsqu'elle s'accrochait à l'instant présent, à cette compagnie dans cet endroit étrange, en oubliant le reste, son esprit s'apaisait un peu. Alors elle se laissa pleinement envahir par ce qu'elle ressentait à ce moment-là, par ce que lui inspirait la conversation. Sa queue épaiss ebattit une fois le sol, en une mimique amusée.

Finalement, Miraj vint se coucher près d'elle, sa silhouette gracile à semi-enfoncée contre son pelage cotonneux et sa frimousse relevée contre son épaule pour continuer à lui parler. Hedwige aussi était une louve câline, qui aimait les marques d'affection, les étreinte chaleureuse, la compagnie palpable de ses proches. Elle l'acueillit en dépliant un peu l'une de ses ailes pour la poser sur le dos de la petite. Elle se laissa ensuite emporter par le flots de paroles, par la voix fluette qui lui racontait ses exploits futurs. Un petit rire secoua le poitrail épais de la louve lorsque l'image de la louve sur le dos d'un de ses enfants surgit à son esprit, et elle -même en fut surprise. Elle n'avait pas ri depuis son arrivée, pas de ce rire spontané et chaleureux qui passait si rarement les barrières de sa timidité.

Mais avec une enfant, c'était différent. C'était plus simple qu'avec la plupart des adultes - ou peut-être n'était-ce que la situation dans laquelle elle se trouvait qui chamboulait tellement son monde que plus rien n'avait d'importance. Elle réalisa soudain que si elle se sentait aussi à l'aise en compagnie de Miraj, c'est sans doute parce qu'elle n'avait pas l'impression de la déranger, de ne pas être à sa place. Au contraire, elle portait avec elle une promesse si belle aux yeux de l'enfant. Ce n'était pas un rôle dont elle avait l'habitude.

Elle baissa le museau pour frôler de sa truffe les statuettes que Miraj lui montra, intriguée. Elle n'avait jamais vu de telles choses encore, et doutait fort que la jeune louve eût pu les fabriquer elle-mêmes. Elles étaient belles, ces figures d'animaux colorées, parfois marquées de petits coups de dents ou rayées par le sable. Ses yeux se plissèrent, attendris, lorsqu'elle posa sur sa patte celle qui représentait un chat.

"Tu voudrais qu'ils soient nombreux ?" Demanda-t-elle finalement en désignant son ventre d'un geste du museau.

De là où elle était, Miraj devait sans doute sentir de temps à autres un petit à coup le long de son flanc. La louve tachetée n'avait pas essayé d'estimer combien il y en avait, car c'était un peu vertigineux. Plus d'un, elle en était certaine. Mais ensuite, impossible d'être plus précis. Elle aurait bien le temps de s'en rendre compte le moment venu.

"Ils sont jolis." Souffla-t-elle ensuite à propos des statues. "Est-ce qu'ils ont des noms ?"

Hedwige hocha la tête sans répondre, bien qu'une lueur un peu plus trouble vint brièvement entacher son regard. Elle ni'gnorait pas qui Miraj appelait son Oncle, mais ne parvenait pas vraiment à le considérer comme quelqu'un de cette petite famille qui se dessinait. Il lui était compliqué de définir quels sentiments elle avait à l'égard de cette créature exactement. Une certaine peur, ça ne faisait aucun doute car sa pensée l'habitait d'un frisson désagréable ; mais elle réalisait petit à petit que cette chose, cet Autre, n'était pas vraiment comme eux. Il n'avait pas les mêmes pensées, pas les mêmes valeurs - en avait-il seulement ? -, peut-être un peu à la manière d'une divinité. Ou d'une parodie de divinité, car ces dernières paraissaient comprendre un peu les loups lorsqu'elles leur tendaient la patte. Cete chose-là... Etait différente. Et il lui paraissait difficile d'avoir de la rancoeur à son égard une fois cette chose-là pensée. Ou bien était-ce son esprit de plus en plus maternel qui lui faisait voir cet oncle comme une sorte d'enfant non éduqué aux choses qui se faisaient et ne se faisaient pas dans leur monde. Peut-être un peu des deux.

La voix fluette et le rire de Miraj chassèrent cette ombre de son regard alors qu'après avoir regardé un instant ses flancs arrondis, elle se blottisait à nouveau tout contre elle, un sourire étirant ses petites babines et faisant briller ses yeux colorés. Puis elle ajouta qu'ils devaient être au moins deux, dans ue phrase candide qui serrait le coeur et laissait entrevoir un peu de la tristesse qui devait se trouver dans celui de cette enfant si particulière. Sans avoir jamais eu d'autre expérience de la maternité que de voir les louves de sa meute pleines, Hedwige répondit pourtant sans doute aucun :

"Je pense qu'ils sont plusieurs. Deux, ou peut-être même plus."

Elle pencha légèrement la tête lorsque la louvette lui présenta ses jouets, écoutant et regardant avec attention. Une fois de plus, elle se demanda comment elle les avait obtenues - un cadeau de l'Oncle, peut-être ? Après tout, il faisait des cadeaux un peu particuliers, mais paraissait savoir ce qui rendait heureuse sa protégée. Le premier portait un nom simple ; c'était un chat qui s'appelait Chat. La chauve-souris s'appelait Aurore, avec une explication que la chouette ne comprit pas exactement - avait-elle rencontré une chauve-souris déjà, et lui avait-elle donné ce nom-là ? Ou venait-il d'une rencontre étrangère comme le faisait de temps en temps la jeune louve aux alentours de l'Atoll ?
Le dernier n'avait pas de nom, et la chouette ne s'attendait pas vraiment à cette question. Elle remua les oreille,s surprise - et se rendit d'ailleurs compte qu'elle avait plus ou moins évincé le sujet de trouver d'autres noms qui pourtant n'allaient pas tarder à être nécessaires. Elle laissa son regard dériver brièvement sur le paysage alentours, puis le reposa sur Miraj et dit doucement :

"Mon frère m'a dit que mon nom était celui d'un oiseau dans un livre qu'il avait lu, et que j'aurais pu m'appeler Coquecigrue si ça n'avait pas été Hedwige. Qu'en dis-tu ?"

Elle était au fond d'elle persuadée que ni Eva ni Ajani n'auraient laissé Cendre l'appeler avec un tel patronyme, mais pour un jouet, tout était permis, non ?

Les yeux de la louve tachetée s'emplirent un peu plus d'affection à l'attitude, aux gestes, à ce qui s'allumait dans les yeux de Miraj. Toute étrange qu'elle était, l'enfant était terriblement attachante. Peut-être un jour pourrait-elle revenir avec eux chez les Nakhus, si la créature qui les maintenaient ici les libérait. Plus les jours passaient cependant et plus la perspective de devoir vivre ici aux côtés de Freya et de Miraj s'adoucissait. Ses parents et ses frères et soeurs lui manquaient, mais elle s'attachait à ce lieu et à ses habitantes, réunies par les caprices d'un detsin ou d'un Oncle peu commun. Sa mère et son frère Cheza étaient venu lui rendre visite pour s'assurer qu'elle allait bien, et Prudence aussi. Une petite voix lui murmurait à l'oreille qu'on pouvait vivre ici sans pour autant être coupée des autres. Que peut-être quelque-chose se dessinait sous les palmiers et le soleil estival perpétuel.

Sa proposition de nom laissa Miraj songeuse un instant, puis elle l'accepta evc une joie candide qui réchauffe le coeur de la chouette. Elle rit doucement et répondit :

"Je demanderai à mon frère Cheza s'il peut nous l'amener pour que nous le lisions un soir."

Après tout, ça ne faisait pas partie des interdits, ou du moins pas encore.Sa lourde queue remua légèrement dans le sable et elle ajouta :

"Voudrais-tu que nous rejoignions Freya pour lui présenter le nouveau baptisé ?"

Les ombres s'allongeaient doucement et elles se rejoignaient toujours le soir. Ce ne serait qu'avancer le habituel rendez-vous. Et une autre journée à l'Atoll se serait écoulée, à la fois différente et semblable à toutes celles qui avaient précédées.