Dusk till dawn — Mildred

C’était un endroit paisible ici. Petit abri, un peu reculé. Assez éloigné des Etelkrus, pas trop éloigné de l’île aux roses, de Moiro. Ça semblait être un bon compromis… enfin pour une prétendante au rose. Quelques rochers disposées de manière à offrir un endroit protégé de la pluie faisait office de refuge pour Mildred. Narcisse n’avait pas eu à expliquer l’odeur d’un solitaire au temple de Kiro… personne ne lui avait encore demandé… peut-être que certains pensaient qu’ils s’agissaient de Yersine ?
Quelle importance au final…
Un léger raclement de gorge pour signaler sa présence et ne pas trop la surprendre. Il dépose sa prise sur le sol avec un petit sac de toile contenant quelques fraises. L’endroit n’était pas des plus chaleureux certes, mais de par son état, Mildred n’avait pu être conduite trop loin. Peut-être l’emmènerait-il à l’atoll quand elle aura retrouvé un peu plus ses forces.
Si elle ne prenait pas la poudre d’escampette avant…

« — Je t’ai apporté à manger. »

Narcisse conserva le silence un moment, se contenant de l’observer.
Il avait bien apporté quelques couvertures pour ne pas qu’elle ait trop froid lorsqu’il devait s’absenter pour les patrouilles (même si il essayait de déléguer un maximum). Lui ne se rendait plus compte de ce qui été froid avec la chaleur constante qui se dégageait de lui.
S’asseyant, sa queue féline trahit une certaine nervosité. Cela restait si étrange d’être ici, avec elle. Cela avait été le moyen le plus efficace d’exaucer son souhait, que personne ne la trouve.

« — Comment te sens-tu ? »

Une vraie curiosité dans sa voix.
Une question qu’il posait à chaque fois, pour mettre en place une sorte de routine, pour qu’elle reste rattachée au monde réel et que son esprit ne vrille pas.

Maintenant, Mildred dormait beaucoup.

Après ces jours d’errance à poser une patte après l’autre dans un rythme de plus en plus chaotique, après tout ce temps à ne savoir trouver repos… Après avoir cru mourir et en avoir enfin fini.
Son sommeil au temple Etelkru lui avait paru interminable. Elle n’avait pas demandé combien de temps elle avait dormi et Narcisse n’avait pas fait de commentaire, mais le jour brillait déjà de ses plus vigoureux rayons quand ils étaient sortis.
Pour autant la fatigue ne l’avait pas quittée. On ne se régénérait pas aussi vite d’une telle privation et de tant de négligence, même avec de nombreuses heures de sommeil.
Alors elle avait suivi le mâle en-dehors de ses terres et jusqu’à l’endroit qu’il lui avait déniché sans trop discuter et là, jour après jour, elle avait perdu la notion de l’aube et du crépuscule tant les heures de sommeil s’avalaient et s’enchaînaient sans repères.

Enfin, si. Il y avait ses visites, à lui.
Ses repères.

Il venait tous les jours ou presque, ils échangeaient quelques mots.
Le reste du temps dans les intervalles d’éveil qu’il lui restait, seule, elle demeurait terrée dans son abri à demi enfoncé dans une tanière agrémenté de quelques pierres pour empêcher l’eau de s’infiltrer et de couler dans le renfoncement.
Camouflée par les racines et la végétation enchevêtrées, la louve était presque indétectable si l’on passait rapidement devant sa cache sans s’attarder sur des détails. Ou sans renifler de trop près.
Il lui arrivait parfois d’étendre l’encolure en-dehors de l’obscurité du trou pour profiter des rayons du soleil qui perçaient et se laisser chauffer la tête.
Parfois, quand de brume il n’y avait pas, elle voyait la silhouette de l’Île aux Roses se dessiner entre deux troncs d’arbres.
Babines pincées, elle détournait le regard et tournait résolument le museau dans la direction opposée.

Au plus profond de la Vasque, là où reposait Isrâ.

Alors son cou battait en retraite dans ses épaules et sur ses pattes elle poussait vers l’arrière pour regagner les ombres.

Ses yeux s’ouvrirent et ses oreilles se dressèrent en un sursaut quand elle entendit le bruit de pas faire bruisser les herbes.
Son nez se leva vers Narcisse et elle accueillit son arrivée sans un mot, les yeux accrochés à ce sac en toile qu’il portait, intriguée. Il avait parlé de nourriture, mais son paquet ne véhiculait aucune odeur de viande. Ni même de poisson, ou de quelconque mets moins raffinés tels que des abats ou des vieux os.
Ses yeux perçants l’observèrent encore quelques secondes une fois qu’il se fut assis avant qu’elle ne le remercie d’un geste silencieux de la tête, et ne cède à sa curiosité en passant le nez dans le sac.
Des… Fruits ?
Mildred demeura interdite quelques secondes sans toucher aux baies rouges, l’esprit un peu vide, avant de s’en détourner et de tourner les oreilles vers lui à sa question.
Celle de d’habitude.
Celle à laquelle ne savait pas trop quoi répondre, à part des banalités.
Elle haussa les épaules avec morosité.

— Je me repose. Je crois que je reprends des forces.

La voie était monotone et ses yeux d’argent étaient retournés se planter dans le sol, sourcils un peu froncés, le visage fermé dans une expression dure.

Seule ici, elle avait le temps de penser et rien d’autre à faire pour occuper le temps où le sommeil la libérait de son emprise.
Mais elle n’aimait pas pour autant ce qui dérivait dans son esprit.

Comment le pourrait-elle.

Avoir le temps de se recentrer sur moi-même n’était pas toujours une aubaine.

Hum, visiblement les fraises ce n’était pas sa tasse de thé… ou alors elle n’y avait jamais goûté ce qui expliquait qu’elle soit réticente. Mildred croyait-elle qu’il cherchait à l’empoisonner ? Narcisse ne savait pas ce qu’elle pensait… c’était assez déstabilisant. Il avait cru pouvoir anticiper ses réactions au temps où ils avaient chacun ce mépris l’un envers l’autre… mais maintenant… tout semblait si différent. Chacune des dernières réactions de la louve l’avait un peu plus surpris… et lui aussi s’était surpris.
Étais-ce parce qu’il ne pouvait oublier les derniers conseils de MaAnette ? Ou étais-ce cette indifférence la plus totale à l’égard du clan Etelkrus qui faisait qu’il n’avait plus aucune raison de se comporter comme avant ? Parfait être glacial et méprisant à l’égard de ceux qui n’étaient Etelkrus…
À présent…
Ils ne méprisaient que ceux qui ne s’étaient jamais montrés dignes de son intérêt, ceux qui avaient piétiné sa loyauté, son honneur… et le Phénix entretenait cette rancune. La chérissait même. Attendant la moindre perte de contrôle pour prendre le dessus.
Un léger soupir.

« — Pardon de ne pas pouvoir être là tout le temps… J’espère que la solitude ne te pèse pas trop… »

Il ne pouvait pas s’absenter totalement du clan sans attirer l’attention… et si trop de regards se tournaient vers lui, Narcisse serait obligé de répondre à des questions.
Mais pour le moment…

« — Veux-tu marcher un peu ? »

Si elle reprenait des forces, cela lui ferait du bien de sortir de cette caverne. Ce n’était pas une prison, mais le disciple de Kiro avait l’impression qu’elle préférait y rester.
Avait-elle peur de ce qui l’attendait à l’extérieur ?
L’Etelkrus l’observe, il ne la forcerait pas si son souhait était de demeurer à l’abri.

Son regard se leva vers lui quand elle l'entendit soupirer.
Il s'excusa de ne pas pouvoir venir plus souvent et il espérait que la solitude ne lui pèse pas trop.
Ses griffes s'enfoncèrent dans le sol meuble et elle serra les crocs, en proie à des émotions contraires.

L'envie de lui aboyer des méchancetés au nez en réaction au pincement que provoquaient ses mots dans sa poitrine.
Parce qu'il avait pour elle des attentions qu'elle n'avait pas l'habitude de recevoir, il se montrait... gentil.
C'était dur à accepter. Dur à comprendre.
Et ça la desarçonait dans le peu de certitudes qu'il lui restait, lui faisait perdre patte encore plus sur ce sol glissant qui ne cessait de la faire choir.

Le temps qu'elle passait ici remettait chaque jour un peu plus son esprit en action. Tout ce qu'il comportait de venimeux et de néfaste avec.
Elle avait suffisamment pu se passer en boucle les récents événements - son errance, sa déchéance et la raison de sa présence ici ; tout ce qui pouvait concerner la mort de membres de sa famille restant repoussés loin dans des méandres qu'elle n'était pas encore prête à emprunter-  malgré la brume qui les enveloppait toujours.
Elle se rappelait néanmoins suffisamment de choses et reprenait juste ce qu'il fallait de vigueur pour avoir honte d'elle même.
Honte d'avoir été si vulnérable, honte de n'être jamais à la hauteur des déferlantes qui la frappaient de plein fouet, honte d'avoir été si désespérée qu'elle avait aurait sans doute accepté de mourir, honte d'être si faible.

Alors entendre ses paroles, le voir revenir chaque jour pour s'occuper d'elle...
Ça lui donnait l'impression d'être une incapable, une pauvre sotte ratée.
Un constat qu'elle s'infligeait volontiers à elle-même mais qu'elle abhorrait voir dans le regard ou entendre dans la voix de quelqu'un d'autre.

Sa compassion avait le goût d'un fruit interdit, un que même au cœur de sa famille ils effleuraient à peine.
Que diraient-ils d'elle, s'ils la voyait ainsi, dépendante et à la merci d'un Etelkru ?
Il n'y avait plus grand monde pour la voir, de toute manière.
Sauf si ce qui les attendait derrière cette vie aboutissait réellement à la libération de l'âme, et auquel cas... Se dire qu'ils la jugeaient à chaque instant depuis les cieux était peut-être pire.

Mildred déglutit, opta pour une réponse qu'elle ne pouvait se résoudre à teinter de trop d'agressivité.

— Ne t'inquiète pas, je me débrouille très bien toute seule.

Elle releva le museau d'un geste vif pour dégager une mèche de ses yeux, une moue bornée sur le visage.
Sauf pour se nourrir, s'abriter, trouver un objectif...
Elle gonfla les babines d'irritation.

Sa proposition la tira de sa boucle intérieure et elle raccrocha leurs deux regards.
Puis acquiesça d'un geste à peine visible.

La louve étira ses pattes devant elle en relevant l'arrière-train, transféra le poids à l'inverse puis dans une courbe acheva de se dresser.
Ses pattes étaient engourdies, encore un peu faibles du manque de mouvements de ces derniers temps, mais elle se tint droite face à Narcisse, inclinant la nuque en arrière de juste ce qu'il fallait pour le regarder sans avoir à se dévisser le cou.
De deux pas qui se voulaient nonchalant mais étaient surtout bancals elle s'avança en dehors de l'abri, chassa des yeux sur le paysage alentour.

Conquérante !
...

Après quelques secondes d'incertitude, elle pivota finalement sur elle-même pour jeter un regard au mâle, sourcil froncés et visage fermé.

Où va-t-on ?

Aurait-il dû se sentir offensé de sa réponse ? Narcisse trouva que c’était plutôt bon signe, cela voulait dire que Mildred reprenait des forces. Peut-être même… commençait à se sentir un peu mieux ? Pourtant… N’aurait-elle pas pu ravaler sa foutu fierté ? Ne pas l’envoyer sur les roses ?
Narcisse inclina très légèrement la tête, signe qu’il la suivait… avant de finalement devoir reprendre les devants. Ces terres lui étaient étrangères à Mildred… le disciple de Kiro n’en était pas non plus un parfait connaisseur, mais il les avait exploré. Rapidement. Il y avait trouvé des choses intéressantes. La queue féline se balance, alors qu’il fait quelques pas dans l’herbe, avançant à une allure lente, pour permettre à Mildred de le suivre (lui laissant ainsi le plaisir de croire qu’elle pouvait le dépasser à tout moment pour prendre les devants) à travers les petits rochers.
Il ne l’emmenait pas très loin.
Jusqu’à un assemblage de grandes pierres, un dolmen. Y’en avait quelqu’uns ici, probablement construits par des civilisations antérieures. Narcisse fléchit ses pattes et avec souplesse bondit sur la plate-forme qu’offrait l’assemblage des pierres. Ce n’était pas très haut, mais ça offrait au moins une belle vue. Il se tourna vers la louve, se contenant de lui tendre la patte pour l’aider à grimper.
Au moins si il ne lui proposait pas de l’aide à voix haute, peut-être qu’elle ne ferait pas sa mademoiselle-qui-veut-tout-faire-seule ?

L’Etelkrus s’assit, pour contempler l’horizon, conservant le silence un moment.

« — C’est ce que tu veux une fois que tu seras remise, être seule ? »

Continuer à vagabonder, certes libre, mais sans personne ?
Il avait emprunté un ton plus soucieux que réellement contrarié.

Le mâle prit les devants sans faire de commentaire - et une partie d'elle, muette et étouffée par le reste, lui en fut reconnaissante.
Ce qu'elle était l'aurait sans doute obligée à ne pas lâcher ses positions, à répliquer sans cesse d'un mot toujours plus haut que l'autre.
Mais Mildred n'en avait pas l'énergie, n'était même pas sûre d'en avoir l'envie.

Au fond... Elle aspirait à la paix, s'en venait-elle parfois à admettre, mais ne connaissait et ne s'offrait que la guerre.

Son silence lui permit au moins d'écarter ces considérations pour le moment et de pouvoir se concentrer sur ses pas.
Elle détestait la façon dont tremblaient ses pattes quand elle y appuyait tout son poids, comme si elles pouvaient la trahir et céder à tout instant. Aussi dirigea-t-elle toute son attention sur le placement de ses membres, l'un après l'autre, sur les positions qui éveillaient le plus de tensions et de faiblesses dans ses muscles abîmés.
Narcisse finit par ralentir et elle releva le nez pour voir à quel endroit ils étaient arrivés.
Des pierres, larges et plates, assemblées dans des positions qu'elle n'avait encore jamais vues.
Elle l'observa bondir avec aise et souplesse sur les différents niveaux de l'édifice et, bien évidemment, se retourner pour lui offrir une patte.
Son museau s'abaissa vers le premier étage à franchir pile au bon moment pour feindre de n'avoir vu la patte tendue vers elle, sourcils froncés et concentrés sur l'obstacle.
De deux pattes apposées fermement elle parvint à se hisser, propulsant son corps heureusement léger sur la plateforme de base, puis la suivante.

La dernière était un peu plus compliquée pour son corps qui s'était déjà essoufflé d'un effort si simple et, sans le regarder, elle trouva par hasard l'appui de sa patte dans laquelle elle glissa la sienne en crochet pour s'aider d'une impulsion supplémentaire et s'installer enfin sur la surface plane de la roche, découvrant le paysage qui se dévoilait en panorama.

Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas pris de hauteur.

Cantonnée aux ombres et aux sentiers les plus dissimulés pendant de longues semaines, puis terrée dans cet abri de fortune qu'elle ne quittait presque pas... Depuis combien de temps ne s'était-elle pas élevée de quelques mètres sur le monde ?
Fermant les paupières un instant, Mildred inspira à pleins poumons l'air plus pur qui circulait ici.

Ça faisait... du bien, oui.
Un discret sourire détendit ses traits et l'espace d'une seconde, un unique battement de sa queue en agita les poils longs.

Ses yeux se rouvrirent et se braquèrent vers l'Etelkru quand il s'adressa à elle.
La question assombrit un peu son visage, même s'il demeura moins fermé que quelques minutes plus tôt.
Être seule, encore. Le voulait-elle ?

Plusieurs secondes s’écoulèrent sans qu'elle n'affronte son regard doré, préférant rediriger ses prunelles sur le paysage.
Elle en vint à se demander si sa gueule serait capable de formuler une quelconque réponse tant sa langue tournait et tournait encore sans trouver les syllabes qui sonnaient juste.
Sans trouver ce qui saurait mettre en accord tous les différents morceaux d'elle éparpillés sans unité.

Son mutisme s'étira, avant que d'une petite voix elle ne finisse par céder d'un simple mot.

— Non.

Une pause, le temps d'expirer lentement l'air qui s'était bloqué dans sa poitrine.

— Mais je ne sais pas où sont les membres restants de ma famille.

L'aveu fit monter en elle une vague de tristesse qu'elle n'avait pas anticipée et qui la submergea, envahit son torse et remonta jusqu'à sa tête.
Qu'elle tourna encore un peu plus dans la direction opposée à Narcisse pour dissimuler le chagrin et l'impuissance venus s'imprimer sur son visage.

Il l’observe se hisser sur les pierres, prêt à l’aider si elle faisait un faux pas, ne pipant mot lorsqu’elle vint s’aider de la patte tendue comme appui. Sortir semblait lui faire du bien. Narcisse devrait y faire davantage attention… la laisser seule moins longtemps pour l’emmener découvrir d’autres lieux.
Un silence qui s’installe, sans que Narcisse n’insiste pour obtenir une réponse de la louve. Au non, il glissa son regard sur elle et sans vraiment le comprendre il se sentait… soulagé ? C’était bizarre…
Chercher sa famille.

Bien sûr, c’était pour cela qu’elle ne voulait pas être seule, pour être avec les siens.
Pourtant…

Mildred avait été trahie, par Méridor parti sans un mot, sans aucune considération à son égard. Le traître n’avait jamais eu de courage, ni de force pour osé affronter le regard des siens… pour au moins leur dire adieu. Un couard. Un misérable cafard.  

J’aurais du te tuer, Méridor. Là-bas quand tu étais à ma merci, quand un coup de patte aurait suffit à t’arracher ta misérable vie. Regardes comme tu les as détruits, Hollyhock… Mildred… Et alors elles m’auraient détesté, envahies par la colère et non pas par le chagrin, pas par ce sentiment d’abandon, de trahison…
La vermine ne mérite pas de seconde chance.

« — Je sais que ta famille compte énormément à tes yeux… mais n’es-tu pas lasse de les chercher, encore et encore ? »

Sans qu’eux ne semblent faire le moindre effort ?
Puis Narcisse voit que Mildred cherche à tout pris à éviter son regard, comme si parler de sa famille faisait ressurgir tous les mauvais souvenirs…
… elle a perdu un frère.
Le disciple de Kiro s’en voulu d’avoir ravivé tout cela chez la louve, tendant une patte qu’il posa au-dessus de l’épaule. Il savait ce que ça faisait de perdre un proche, il faisait encore son deuil…

« — … pardon… »

Une pause.
Un soupir.

« — Je veux juste que tu sois heureuse. »

Mais je ne suis pas très doué…
Il rompit le contact, reposant sa patte sur la pierre qui semblait si chaude (mais c’était la chaleur du phénix qui faussait sa notion des températures), fixant de ses prunelles dorées l’horizon en conservant le silence.

Nul besoin de le regarder pour ressentir la forme d'incompréhension qui naquit chez l'Etelkru à sa réponse, comme si ce n'était pas tout à fait la réponse qu'il aurait souhaité.
Mais qu'avait-elle d'autre ?
Les morceaux restant de sa famille s'étiolaient puis disparaissaient comme neige au soleil.
Si elle ne faisait pas l'effort de retrouver leur trace par elle-même, elle prenait le risque de tout simplement ne jamais les revoir.
Et d'un jour n'avoir plus que des souvenirs à poursuivre.

Après tout, n'était-ce pas ce qui était arrivé chaque fois ?
Elle avait traîné à retrouver la trace d'Isrâ et il était mort dans un trou sombre et lointain, la gorge tranchée.
Elle avait laissé Méridor s'éloigner du noyau familial jusqu'à ce qu'il nourrisse son obsession pour les Etelkrus et leur garce bleue, n'avait pas été là quand le sang avait été versé et continué d'empoisonner les liens entre eux, puis il avait gardé sa longueur d'avance en disparaissant simplement.
Et en voguant entre toutes ces pistes chaotiques, elle n'avait pas vu le déclin de sa propre mère, morte elle aussi sans avoir pu échanger un dernier mot.

D'un autre côté... Quand elle cherchait les siens, elle leur apportait autant de malheur.
Son père était mort par sa bêtise - elle ne l'oubliait pas.
Et ça, c'était quand ils n'étaient pas carrément inutiles.
Combien de temps gâché dans le Nord à attendre de voir la couleur de Rhaegar ou de Méridor, tout ça pour rien ? Tout ça à des années lumières des véritables troubles qui les fracturait ?

Sur toute la ligne, tout avait toujours échoué.
Maintenant c'était Elely dont elle avait perdu trace. Apprendrait-elle sa mort la prochaine fois qu'elle entendrait son nom ?

Alors à ses paroles elle se contenta de baisser un peu plus le museau, l'air sombre.
Admettre qu'elle n'avait de toute façon que ça à se raccrocher serait un aveu de faiblesse supplémentaire qu'elle n'était pas prête à faire après tous ceux dont il avait déjà été témoin.
Un sursaut la secoua au contact inattendu de sa patte contre ses épaules et à cela elle tourna ses yeux vers lui, un peu surprise, le détaillant de bas en haut.
Il s'excusa peu après - de sa question précédente ; mit-elle quelques secondes à comprendre.

Une dernière phrase avant qu'il ne retombe dans le silence, la laissant une fois encore perplexe et perdue, tiraillée entre des émotions contraires qu'elle était usée de sentir s'entrechoquer.
Mildred ne dit rien et ne bougea pas quand il retira sa patte mais ne put retenir un léger frisson de parcourir sa colonne quand l'air frais caressa son pelage à l'endroit où le poil si chaud du mâle avait été.
Comme le jour de l'incendie, où son corps avait ressenti avec violence chaque contraste de température ; où elle s'était retrouvée à rester près de lui le temps de se réchauffer après son bain forcé dans l'eau de mer.

Elle n'en laissa rien paraître mais son toucher n'avait pas été désagréable malgré la surprise qui avait agité sa peau.
Des contacts elle avait oublié la saveur, que ceux-ci pouvaient être doux et réconfortants.
Elle aimait toucher sa famille.
S'enfouir dans le poil dense de l'encolure fournie de sa mère, s'appuyer contre l'épaule solide de son père, dormir contre les corps entremêlés de sa fratrie, plus jeune.
Ces attentions avaient eu tendance à s'effacer et à se perdre au fil des années, quelque part entre leur stupide fierté et leur indépendance devenue solitude.

Le silence s'était prolongé sans que ni l'un ni l'autre ne le brise. Plongée dans la douce amertume des souvenirs de son enfance -souvenirs dont l'éclat doré était tâché d'un peu plus de souillure à chaque année qui passait- la louve en avait oublié la question du mâle et l'agacement qu'elle aurait dû ressentir.
Rincés eux aussi les mélanges complexes et hétéroclites suscités par ses derniers mots.

Ne restait qu'une question émergée des brumes de son esprit, venue se perdre sur sa langue.

— Qui as-tu perdu ?

Des membres de sa famille, avait-il dit.Mais qui ?
Pas Anette, qui avait simplement pris sa retraite d'après ses dires. Alors un autre parent ? Quelqu'un de sa fratrie ?
Peut être le loup jaune et bête qui criait fort.
Elle ne lui connaissait pas d'autre adelphe, mais que savait-elle de lui ? Rien.

Au moins était-ce l'occasion de prendre un minimum de contrôle sur la conversation et de, pour une fois, tourner les choses dans son sens au lieu de rester cible de toute question.

Narcisse profitait du silence, du calme qu’offrait cet endroit. À la question de Mildred, il tarde à apporter une réponse finissant par tourner son museau en sa direction, un sourire attristé étirant ses babines.

« — Mon autre mère, Sheina. »

Celle qu’elle ne connaissait pas.
Et bientôt MaAnette suivrait…
Et au chagrin de Narcisse, s’était ajouté l’amertume et le sentiment de trahison vis-à-vis de son clan. Les longs mois passés en terre Nakhus pour permettre à deux des leurs d’acquérir des connaissances, pour qu’au final l’un trahisse le clan. Pour qu’on lui reproche ses actions quand les autres n’ont rien fait. Toutes ces émotions néfastes, amplifiées par le Phénix qui attendait dans l’ombre son heure de gloire.
Un soupir.

« — C’était quelqu’un de bien. Elle n’aimait pas la violence, mais était prête à tout pour ses enfants, absolument tout. »

Au point de rester dans un clan dont elle n’appréciait pas les valeurs, pour sa famille et pour Kiro. Il marqua une brève pause.

« — C’est d’elle que j’ai hérité mon nez pointu. »

Une pointe d’humour pour ne pas trop se laissé envahir par la peine encore une fois. Après tout, ne s’était-elle pas moquée de son nez avec l’autre brun lors de leur première rencontre ?

Une autre mère.
C’était un détail qui redressa l’une de ses oreilles sur un air interrogateur. Alors il était né de deux louves ? Sa mère aussi. Morrow et Noroi étaient ses grands-mères, sans mâle de ce côté de la famille pouvant être appelé grand-père.
Mildred eut un petit sourire pour elle-même, amusée de ce point commun finalement peu fréquent. Après tout, à part le cas de son ascendance maternelle elle n’avait jusque-là encore jamais eu vent d’autres portées issues de cette possibilité.
Elle écouta les quelques mots venus s’ajouter pour la décrire, cette autre mère, et fit de son mieux pour focaliser son esprit sur cela et uniquement cela en évitant tout parallèle à même de se dessiner avec sa propre famille. Sa propre mère.
Mildred ne voulait pas y penser, alors elle concentra toute sa volonté à se créer une image factice d'une louve Etelkru au physique élancé comme le sien, un air doux sur le visage. Elle se rappelait bien d'Anette - alors elle prit chez Narcisse tout ce qui ne tenait pas d'elle et s'appliqua à dresser un portrait imaginaire.

Elle eut un bref sourire quand il mentionna son nez pointu - elle n'y faisait même plus attention, à force - et en rajouta un similaire à son image mentale. Et sur cela elle dirigea le cours de ses pensées, plus facilement canalisé.
Peut-être qu'il avait raison. Peut-être que c'était à cela que ça servait, de ne pas rester seul.
Écouter les autres parler évitait de se noyer dans ses propres pensées et faisait taire le brouhaha constant qui régnait en maître dans sa tête.

— Tu étais proche d'elle ?

Alors elle s'accrocha à ce fil.
L'affection dans sa voix était évidente quand il parlait d'elle. Mais cela ne suffisait pas toujours à se sentir proche pour autant.

Bon sang… elle souriait ? C’était certes fugace, il n’empêche que Narcisse ne rêvait pas. Il la fixa un instant, avant de finalement répondre.

« — Oui. » Il marqua une pause. « Je n’étais pas le fils parfait… mais elle n’a jamais cessé de m’aimer, moi et mes soeurs. »

Une expression amusée cette fois, alors qu’un sourire étira ses babines.

« — Pourtant on était de sacrés casses-pieds. »

Il adressa presque la remarque à lui-même.
Narcisse ouvrit la gueule avant de la refermer aussitôt. Il s’apprêtait à poser une question à son tour, sur sa famille à elle… mais cela ne ferait que raviver la tristesse dans ses yeux, non ? Hésitant, il décida toutefois de tenter.

« — Et toi… tu veux en parler ? »

La réponse ne tarda pas à venir et Mildred dut se faire violence pour garder le cap de ses pensées loin des canaux qu’elles désiraient emprunter.
Ses paupières se fermèrent, fort. Elle les rouvrit peu après, au bon moment pour attraper l’expression amusée qui se peignit sur ses traits. Elle aurait souhaité pouvoir la partager, cette expression. Que les souvenirs de son enfance puissent chez elle raviver autre chose que de l’amertume, des regrets, de la mélancolie et de la souffrance.
Mais Mildred n’avait jamais su profiter de ce qu’elle avait et jouir de l’instant présent. Tout avait toujours un goût de trop peu, d’insuffisance, d’échec : et le seul remède avait été la fuite en avant en s’accrochant à l’espoir que tout s’améliore. Alors même les souvenirs qu’elle aurait pu juger heureux, même l’atmosphère de relative paix qui nimbait certaines réminiscences de son enfance… Tout cela était quand même tâché de quelque chose de néfaste.

Tout cela avait un goût de poussière, et elle dut à nouveau détourner le regard pour se soustraire à cet évident bonheur dont Narcisse avait profité de peur d’être envahie soit de jalousie, soit de douleur - peut-être les deux.

Voilà cependant qu’après quelques instants de silence, l’Etelkru décida de lui-même d’imposer ce chemin à son esprit.

Et toi.

Deux mots qui sonnaient comme le glas.

Et elle, oui, elle, qu’avait-elle à dire de cette famille ruinée ?

Ses doigts se contractèrent et ses griffes se mirent à parcourir la roche avec une nervosité palpable.
Sa première envie fut de rejeter la question, que ce soit par une saute d’humeur ou une réponse détournée, qu’importe : tout ce qu’elle connaissait déjà pour ne pas se laisser entraîner dans ces tunnels brumeux. Elle avait pourtant conscience, derrière cette réaction première, qu’elle ne pourrait continuer de fuir pour toujours. Qu’elle ne pouvait pas vivre pour toujours avec ces poisons concentrés en elle qui avaient tout le loisir de la ronger à petit feu puisque jamais elle ne les laissait sortir.

— Je-

Sa voix se bloqua dans sa gorge et elle se la racla, passa une langue sur ses lèvres. Ce rocher était devenu sacrément inconfortable. Mildred se tortilla et se replaça pendant plusieurs secondes, à la recherche de la position qui n’enverrait plus mille signaux d’inconfort.
Mais cette position ne semblait pas exister ; des démangeaisons se mirent à la parcourir et furent une bonne raison pour décharger l’irritation qui pulsait en elle à grands coups de queue et gestes impatients du museau, envoyant valser quelques mèches carmins en-dehors de sa vue.
A nouveau la louve se racla la gorge et dirigea ses iris gris vers le lointain, vissant une mine butée et stoïque sur son visage. De peur qu’il se décompose au moindre coup de vent.

— J’aurais juste souhaité que les choses se passent autrement. Nous étions fiers de ne pas être une famille normale, mais les autres familles ont sans doute mieux fini.

Ses yeux se plissèrent sur un air colérique pour qu’elle puisse se convaincre que la brûlure qui venait en lécher les pourtours n’était pas signe de chagrin, mais plutôt du ressentiment amer et méprisant qu’elle portait en armure.

Penser à sa famille, cela semblait si compliqué. Narcisse se demandait à quoi avait ressemblé l’enfance de Mildred et les siens, n’ayant connu que Méridor et lea loup de leur première rencontre, il état compliqué de se forger une réelle idée. Mais… si le traître avait abandonné sa famille et que ces sentiments habitaient Mildred quand ils étaient évoqués…
Je n’aurais pas du lui poser la question.
Elle s’agite, comme cherchant une échappatoire. Puis finalement… elle l’évoque brièvement cette famille, comme anormale. Le disciple de Kiro s’immobilisa, fixant la colère de la louve. Elle ressemblait à ces enfants nés du tournoi, d’unions forcées, sans amour, sans aucun épanouissement.
Narcisse cherche ses mots, pour ne pas qu’elle s’énerve en pensant qu’il la prend en pitié. Il appréhendait toujours un peu ses réactions.

« — Ce n’était peut-être pas ce que tu espérais, mais ça t’a forgé. Tu es forte Mildred. J’espère que ta famille a su le reconnaître. »

Narcisse la fixa, avec sincérité.

« — Tu peux être fière de celle que tu es. »

Et si les autres ne s’en rendent pas compte, c’est qu’ils n’en valent pas la peine.

A nouveau le silence régna un temps avant qu’il ne trouve réponse à ce qu’elle venait de délivrer.
Et a nouveau, ses mots firent naître un mélange complexe qu’elle ne savait pas appréhender, victime de ses humeurs plus que maîtresse. Tu es forte, dit-il.
Ses babines se retroussèrent une seconde, juste le temps de laisser passer entre ses crocs le son d’un soupir contrarié, d’une langue qui s’appuyait contre son palais et ses incisives pour chasser l’air. Bien entendu, elle avait conscience que se sentir agacée par ce qui était un compliment en plus d’une tentative de la réconforter était idiot. Que sa contradiction était forte, aussi ; à ne pas supporter la critique même voilée et à toujours faire en sorte de le paraître, forte. Tout cela pour nier d’un air désabusé quand on le lui disait enfin.
Parce qu’elle savait que c’était faux et sans doute désirait-elle, au fond, avoir le monopole des mensonges la concernant.

Que personne ne mette de mots sur ce qu’elle était autre que la voix amère et sévère qui la jugeait en permanence dans ses propres pensées.

La suite fut pire encore, quand Narcisse affirma qu’elle pouvait être fière de sa personne.
Ses iris quittèrent le paysage pour se retourner vers lui, brûlants, se heurtant à la sincérité de son regard.

Elle eut envie d’éclater, de protester, de mettre le feu à ce portrait qu’il dressait d’elle. Mais ses mots enragés se confrontèrent à la boule dans sa gorge et ne parvinrent pas à sortir.
Mildred déglutit avec difficulté, chaque muscle de son corps toujours tendu et crispé.

— La fierté c’est ce qui a tué notre famille.

C’est tout ce qu’elle put dire entre ses crocs serrés, d’un ton sifflant et amer, le coeur tambourinant dans sa poitrine.

Une famile détruite par la fierté.
Narcisse fixa un instant Mildred. C’était pour cela toutes ces manières, le comportement de celui-celle qui l’accompagnait lors de leur première rencontre. L’attitude qu’elle avait lors de leurs discussions… parce que sa famille avait accordé à la fierté tant d’importance…

« — C’est une chose délicate, la fierté. »

Différente pour chacun.

« — Il ne faut pas vivre pour elle, au risque d’être complètement consumé par son pouvoir… mais sans elle, nous sommes incapables de bien des choses. »

Cette petite voix, qui nous demande de nous relever pour se battre.
Qui nous ordonne de répondre quand d’autres peuvent trouver du plaisir à blesser avec les mots.
Qui nous dit de ne pas abandonner.

Narcisse ne vivait pas pour la fierté, mais il connaissait son importance.

C’est ta fierté qui fait que je suis toujours à tes côtés, Narcisse, parce que tu es trop fier pour te débarrasser de moi.
J’ai juste besoin de toi en dernier recours, pour les aider.
Parce que tu refuses la défaite.

Peut-être.
Il avait été entraîné à combattre, toujours se relever, obéir. Ne pas abandonner. Elle semblait encore pensive Mildred, comme à chaque évocation de sa famille. Un sujet auquel il devrait faire attention à l'avenir. Il donne un bref coup de museau à l'épaule de l'ancienne solitaire, pour la sortir de ses sombres pensées.

« — Tu veux rentrer ? »

Il lui laissait prendre la décision.

Narcisse semblait avoir réponse à tout.
Quoi qu’elle puisse dire, quoi qu’elle ose répliquer… C’était comme si l’Etelkru avait trouvé moyen de s’assurer une longueur d’avance pour toujours savoir quoi dire. Elle aurait pu en rouler des yeux, s’emporter et s’agacer si elle n’avait pas été si concentrée sur ses propres émotions, focalisée sur le peu de maîtrise qu’elle avait encore d’elle-même pour ne pas laisser trembler son menton ou ses yeux se mouiller. Tant et si bien qu’au final la louve écouta à peine les mots qu’il livra sur la fierté et se contenta de hocher distraitement la tête, ses yeux gris ancrés sur la silhouette d’un arbre lointain. A ses oreilles, le battement de son sang s’imposait bien plus que les paroles du mâle beige.
Elle avait beau avoir ouvert de quelques centimètres la porte qui menait à ses troubles et à ses sentiments dévorants, consciente de ne pas pouvoir à jamais tourner le dos à ses problèmes et au peu d’aide que l’on tentait de lui apporter, elle n’était pas pour autant prête à se pencher sur une réflexion sur le thème des vertus et des méfaits de la fierté.

Son oreille tiqua quand il reprit un peu après la parole mais que ses paroles ne se concentraient plus sur le sujet précédent.
Est-ce qu’elle voulait rentrer.
Quitter ce promontoire d’un soir, reprendre le chemin inverse vers cet abri où elle survivait aux dépends d’un autre.

Ici, elle avait ressenti quelques ersatz de sentiments positifs.
Mais l’ensemble était de nouveau tâché d’une amertume tenace, nimbé d’un nouveau voile trouble.

Elle acquiesça en silence d’un mouvement sec du museau et entreprit d’étirer ses pattes, sans plus croiser les yeux dorés du mâle.
Puis elle se releva en s’appliquant à ne pas tanguer ou céder à un vertige, prête à le suivre pour regagner la cachette proche des frontières.