La désescalade ✡ Narcisse

Fermer les yeux est une solution, un mécanisme de défense nouveau qu’il en vient à exploiter. Lorsqu’il n’arrive plus à gérer le bruit, les odeurs, les contacts, lorsque tout ce qui relève d’agressions sensorielles, tout ça devient trop. Lorsqu’il ne peut pas, ou qu’il n’arrive pas, ou qu’il ne sait dire va-t-en parce que, soudain, il croit ne plus savoir parler.
Fermer les yeux est une solution, oui, pour retrouver un calme tacite, suggéré par une mise à distance de la personne et de lui.
Il a enregistré que cela fonctionne. Il continue.
Il ferme les yeux. Parfois, colle l’oreille qui entend contre le sol en complément.
Il bannit la vue, il bannit l’ouïe.
Une tranquillité ajournée par l’anxiété qui tend ses membres. Ceux qui aimeraient bouger, quand les autres sont figés. Conflit entre deux et deux, quelque chose qu’il ne sait gérer parce qu’il n’a pas appris.
De cette situation, il ne sait comment s’en sortir.
La solution évoquée n’en est pas une.
Il le sait, ne peut pourtant s’en empêcher. Parce qu’il n’a trouvé que ça, pour répondre ; parce que plus que son corps, c’est son cerveau même qui est submergé par ces sensations qu’il ne sait repousser.

Ce ne sont que des pattes brisées, pourtant. Pourquoi atteindre l’esprit...
Peut-être se veut-il pris d’un mal de l’esprit.
A y réfléchir, tant qu’il le peut un peu -là, maintenant, tant qu’il n’y a rien pour perturber davantage cette factice quiétude-, il se dit que cela doit être ça.
Il est un panseur qui ne peut plus panser, mais il peut encore se soigner en posant mot sur ce mal, peut-être.
…
Il veut le croire.
Qu’il peut devenir son propre héros.
Ce n’est pas une pensée qui lui vient. Plus que celle-ci, songe à tout ce qui le dérange, aux ressentis associés, joint à ceux-ci la raison.
Il perçoit le symptôme, envisage le pourquoi de sa présence, et la perception adjointe à cette dernière.

D’abord, l’angoisse d’une routine effondrée par l’imprévu. Parce qu’il ne peut plus effectuer le tour des frontières, remarquant par la même occasion que la kinésie était une façon de diminuer son stress. Il ne peut plus panser, ni danser, ni honorer n’importe lequel de ses créneaux. Il tenait à avoir des habitudes, qui apportait un apaisement certain. Quelque chose à quoi se raccrocher, une certitude, là, dans un monde parfois insécure au milieu de loups face auxquels il se devait d’être en adaptation et en réflexion constantes.
Lié à celà, une impossibilité de regagner en prévisibilité. Il avait essayé, de se raccrocher à certaines choses. Comme à suivre du regard cet Epée, qui passa deux jours consécutifs devant la tanière où il se cloître mais qui n’était pas venu ce matin. Il l’avait guetté, s’était raccroché à sa vision. En vain.
Il aurait pu penser les soins, fixes et reguliers, comme faisant partie de sa routine, mais leur aspect désagréable ne pouvait l’amener à cela.
Enfin, cette surstimulation permanente. A l’origine de son trouble, il en est certain, touchant toutes ses perceptions de l’environnement : il ne pouvait pas s’isoler assez de tous, il ne pouvait être totalement seul, ou avoir la certitude de ne pas être dérangé.

Cette situation était devenue une problématique bien trop réelle, à l’aspect insurmontable.
Il avait sû gérer des situations plus anxiogènes, pourtant.
Garder son sang-froid lors des confrontations, lors des quêtes et des missions. Ne pas ciller face aux monstres rencontrés, garder son assurance sur la piste d’une disparue. Se battre pour sa meute et pour sa mère. Perdre ladite mère.
C’était plus, alors pourquoi être à ce point incapable de faire face à cette situation.

Se lécher la patte est une solution, une autostimulation trop importante, envahissante, non appropriée pour celui qui sait soigner. Il en connaît les risques et les dérives, pourtant les ignore au profit de ce trouble compulsif pour compenser la kinésie, redirigeant le besoin de mouvement sur ce membre à portée de gueule. La patte avant gauche, toujours elle, quand la droite est prise au piège des bandes et des attelles.
C’est toujours le même mouvement, la même façon de faire, la même attention portée à lécher le poils qui se perd et se disperse. Comment par le poignet, redescendre vers les doigts pour s’y attarder, mordiller les griffes, puis remonter.
Recommencer, laisser au fur et à mesure des jours les rougeurs de l’irritation s’installer entre ses doigts, se muer en lésions rouges vives.
De simple stress, le besoin de lécher devient nécessaire par la gêne provoquée par les bactéries, les levures, les choses qu’il ne voit pas mais qu’a apporté sa langue.
Il doit y appliquer de l’argile verte et quelques plantes.
Pensée plus raisonnée qui tilt parfois et s’efface ensuite, incapable de s’y concentrer.

Il ne peut plus réfléchir.
Il n’aurait pas dû s’aventurer ainsi dans les monts.
Il ne peut pas regretter.

Entre deux coups de langue, il repense à pourquoi il s’est aventuré là-haut, à la frustration de son échec, après avoir raté sa prise. Ce risque évident de l’escalade, persistant mais qu’il s’était voulu oublié. Jusqu’à ce qu’il se déconcentre, disons par malchance.
La seule chance fut d’avoir à ses côtés des présences réactives, dans celle du mentor et de la fille d’Aka.
Il n’avait pas su trouver apaisement, pour le mal[i], correction, [i]le deuil de l’ami important.
A la place, avait trouvé une autre situation, pour laquelle il n’avait pas de solution.

Cet alitement persistait au-delà de toutes ses tolérances.
Dans cette accalmie qu’il gagne, par l’isolement et la dermatite de léchage, il se veut pourtant s’y recentrer à nouveau.
Qu’est-ce qui diffère, entre cette présente situation et celles déjà vécues et qui se voudraient plus difficiles ?
Un facteur fait qu’il a pu s’en sortir. Un facteur qu’il ne dispose actuellement.
Il ne pourra s’en sortir autrement que par le temps et la guérison des pattes, vient-il à supposer.
Il ne pourra s’en sortir seul.

Le contact froid et écailleux d’un corps connu contre sa patte abîmée lui tire soudain un frisson.
Serpent s’enroule autour de sa patte, pose sa tête sur le poignet lésé. Le fixe des petits yeux au regard fendu, ne sort pas sa langue.
Il attend, sensible à ce qu’il ressent par le lien fort qui les unit, peut-être un peu meurtri de ne pouvoir faire que partager un peu d’extérieur au travers de cette vision commune qu’il peuvent avoir.
L’animal à le sang-froid, il saura être patient. Pourrait rester là le temps nécessaire, pour qu’il cesse cette stimulation compulsive. Pourrait l’aider, ne plus le laisser seul.
Il continue à aller danser chez Kiro, pour lui.
Agitant le corps long, tapotant avec rythme sur son tambour et bougeant en même temps, dévoilant ce qu’il lui avait apprit jusqu’à présent dans l’attente du jour où ils reprendront ensemble.
Une relève, une aide.

Serpent est peut-être ce héros qui l'aiderait à s’en sortir.
Il ne peut pas se faire cette réflexion là, Désastre.
Il n’en est pas capable, de ça comme de la gestion de son trouble.

Mais l’animal le connaît aussi bien qu’un ami, lui est fidèle et dévoué.
Il empêche et refixe, il le fait sortir du contexte angoissant pour, de familier, devenir anti-stress.
L’angoisse stagnée dans ses membres se libère par action de la fixation.
L’inspiration qui suit cette réalisation lui semble être plus légère, emplissant l’entièrement de ses poumons et s’exfiltrant par sa gueule entrouverte.
Il est soulagé. Il croit.

Et de cet état né la reconnection avec cet environnement compliqué, une reprise de conscience.
Un regard sur le reste.

Il est au castel, parmi les siens, ce simple fait fut presque oublié au profit de l’insécurité que cet ensemble semblait faire naître.
Il paraît se réveiller d’un sommeil lourd, laissant pourtant les yeux fatigués et les traits tirés sous l’effet d’un épuisement perpétuel. Il sort de ce repli, se sent capable d’un peu plus face à un congénère.
Reprendre la parole, quelques mots, peut-être. Tolérer le bruit, s’il n’est pas trop fort.
Ne pas perdre cette sociabilité qu’il avait gagné par le travail effectué durant des années, ne pas vouloir reculer au profit d’un état antérieur mais vouloir garder l’actuel en place.
Il ne peut.

Ainsi fut-il apte, à sentir l’odeur plus familière. A celui dont il doit la raison du passage dans les montagnes, pour trouver sommet qui redonnerait espoir et ferait un instant oublier le mal qui le ronge.
A, peut-être, remarquer le manque qui affleura en lui, qu’était celui de ne pas l’avoir vu, du moins perçu, depuis un moment déjà.
Il plisse les yeux et tend l’échine. Laisse Serpent glisser sur son échine quand il rabat la patte gauche sous son thorax, dans cette manière plus regroupée de se tenir dont il avait usage, bien que de moitié il ne puisse plus.

Puis il salue.
De cette façon, venue de l’Ailleurs et dont il est seul à comprendre la signification.

A y réfléchir, l'odeur familière ne l'est plus tant.
Il n'aurait su définir si c'était par son cerveau et ses sens anesthésié par les plantes, par ce temps si long qui eut séparé deux de leurs entrevus ou pour une autre raison, que celle-ci portait en elle des notes moins déchiffrables. Ils avaient longtemps vécu ensemble, il aurait cru connaître la moindre de ses variations.
A y réfléchir, encore un peu plus oui, en regroupant quelques souvenirs, il pourrait la rattacher presque à celle portée dans l'Ailleurs.
Cet exercice est cependant trop éprouvant pour qu'il le poursuive et il se contente de garder les yeux sur lui.

La distance n'est pas maintenue, le contact est trouvé.
Il cherche la chaleur qu'il lui connait, Désastre, et peine à la retrouver, sa peau trop inerte pour y trouver encore ce réconfort habituel. Il se demande s'il oublie comment on ressent, à trop rester coucher. Il se demande aussi pourquoi ils ne se sont plus entrecroisé plus que quelques maigres instants.
Évidence.
Quelque part il lui manque, l'ami important.

Haut dans les montagnes.
Il répond à la question dans la langue empruntée.
Laisse un silence, au travers du corps immobilisé.
Ce fut toujours le risque de l'escalade.
Nous le savions.

Que de tomber et de se briser une patte, ici les deux. Peut-être aurait-il pu apprécier ne pas s'être tordu le cou : sa peine aurait néanmoins était moins longue et difficile.
Il ne regrette néanmoins pas d'être ici, proche de lui pour qui cette voie se voulait être ouverte, avant qu'il ne trouve à la place sa fermeture qu'il ne voulait penser définitive.
Il avait toujours eu à cœur d'achever ce qu'il avait commencé, Désastre, il ne s'avançait cependant sur quand il le pourrait.

...Ces blessures là se soignent.

En quelques mois, quelques semaines, quand celles des maux de l'esprit persistent et s'aggravent, l'ami.
Il l'a ajouté d'un mouvement bref et rapide, l'équivalence d'un murmure qu'on aurait eu peine à percevoir.

Le mouvement de la queue de l’amie, dans l’immobilité du reste de son corps, attire le regard fatigué et gagne l’attention dissipée. Il surprend le moindre spasme, le moindre tressaillement. Il a déjà vu tout ça, Désastre, il ne découvre plus rien tant il l’a tant regardé dans son ensemble.
Des années d’analyse, d’images emmagasinées. Il pourrait décrire la disposition de la moindre de ses tâches, celles qu’il tient d’Anette, celles qui se mêlent aux couleurs diluées de Sheina qu’il porte sur les couleurs d’Anette. Un ensemble qui forme lui, il n’est pas que le fils d’elles.
Pourquoi es-tu nerveux, Ami.
Il fixe mais il ne dit rien, Désastre.
C’est parce que je ne vais pas,
C’est à cause du Phoenix,
C’est quoi.
Le silence demeure et son immobilité aussi.

C’est les griffes qui crissent contre la pierre, bruit aigue, bruit désagréable, qui lui font tendre l’oreille entendante et relever enfin les yeux.
Il ne regarde plus la queue aux mouvements rapides, brefs, mais les yeux jaunes.

Où veut-il en venir...
« Aux maux de l’esprit. »
Il croit que c’est ça.
C’est pour eux, qu’il est retourné dans les montagnes. C’est pour eux, du moins, pour ceux de l’ami. C’est pour l’ami tout court.
Sa tête bascule et son museau se rapproche du sol jusqu’à ce que son menton s’y pose. Il essaye de réfléchir, à quoi ajouter à ces mots.
La réponse est insuffisante et mérite plus ample précision.

Il inspire de façon brève, avant que ne s'ajoutent quelques mots pour cette phrase mal composée.

« J’ai cherché comment t’aider... »
Mmh.
« ...Comme tu m’as aidé. »
Le regard ne fixe rien, il cherche comment formuler ce qu’il veut lui transmettre. Il a du mal à parler, Désastre, ses idées sont désorganisées et les plantes avalées provoquent une asthénie trop grande pour qu’il parvienne à les assembler de façon cohérente.
« Je crois qu’il n’y a pas de loup, qui aide mieux que toi. Je ne sais pas quoi faire, pour ton mal de l’esprit.
…
Ce n’est peut-être pas ça. »
Il ne sait comment s’agacer, il ne sait comment s’énerver. Il est alors las, de ne pas savoir.

Il y a une blessure invisible, pourtant.
Pour le tenir éloigné, pour le changer ainsi.
Il manque d’empathie, il veut bien faire mais il ne peut pas.
Incapable d’honorer la définition même d’être ami.

Celui qui est présent, qui aide, qui soutient, qui a confiance, qui aime.
Il voulait rester ami pour lui.

La dernière pensée rentre en collision avec la phrase prononcée par l'ami important. Quelque chose qui le percute plus fort que le sol lorsqu'il chuta, quelque chose qui le laisse le souffle court et l'air figé. Il ne sait quoi lui dire, à cet instant, il ne sait s'il doit accepter, d'accord, cesser de croire qu'il maitrisait l'aspect de leur relation, qu'il le comprenait, qu'il était apte à être ami.
Désastre est tant son nom que l'état qu'il frôle.
Ce sont les morts qui le peinent.
Le mal de l'esprit était bien là.
Il était en deuil, peut-être en dépression, l'ami. Il était là, et il ne pouvait rien y faire.
Incompétent, là où lui su être là pour la perte de Pepper quand il ne pouvait l'être en retour. Un échange qui n'en est un, un partage dans un sens.
Quoi dire ? Incapable de réconforter, de lui dire que l'âge ou la maladie les avaient emportés, que la tragédie n'était que la finalité de vies remplies et acceptées comme achevées, que-
Incapable.
Sous ce qui ressemble à un vague affolement, mélasse indéfinissable de sensations qui ne peuvent émerger parmi le brouillard de son état, questionnement quant à la présence possible de sable dans les yeux, la voix grave ne sait se faire entendre.
Les crocs restent serrés et le regard figé sur lui, et puis-

Il y a le contact soudain, la chaleur de son front contre le sien.
Il y a ce seul toucher qu'il apprécie.
Il y a un frisson qui le secoue et ravive les douleurs de ses pattes pour avoir ainsi bougé, un bref mouvement de recul avant qu'il ne s'appuie davantage contre lui.

Et parmi tous les noms évoqués, et parmi ce qu'il dit, il reste ça, ça qui n'est pas dit, ça qu'il doit dire

« Tu oublies...
...
Je ne veux pas que tu t'oublies, toi. »

A quoi beau qu'il soit là pour lui, s'il ne l'est pour lui-même. Plus que de perdre l'ami, il y a la crainte qu'il se perde lui.

« Je ne veux pas te perdre. »

D'une quelconque façon, oui.

« Je t'aime.
Beaucoup. »

Il ne lui a jamais dis.
C'est important.

Il ne sait, comment interpréter les mots.
Il ne sait, comment comprendre ce qu'il lui dit.
Etait-il encore Etelkrus, lui annonçait-il son départ de la meute ? Il aurait pu demander plus d'informations, il aurait pu lui dire d'expliquer. Mais il ne le fait pas, Désastre, parce que ça n'avait en cet instant aucune importance. Quoi qu'il décide d'être, quoi qu'il fasse, son choix n'aurait su impacter ce qu'il aurait pu qualifier d'affection à son égard.
Ce qui lui importait le plus était qu'il aille mieux.
Et qu'il finisse par aller bien.
Sans doute est-ce ainsi, qu'il le deviendrait.
...
Oui, il se veut croire à ça.

« Des frères... »

Le mot est comme une révélation.
Quelque chose qui provoque une chaleur, près de son cœur. Pas une maladie, autre chose. Une émotion, quelque chose de fort, un soulagement immense qui se diffuse à partir de son torse et soulage ses muscles noués.
Quelque chose.
L'assurance que demain, il le retrouverait encore, où qu'il soit, poussé par un instinct, une certitude.

« Oui, nous sommes des frères. »

Il lui restait deux oncles, vieux.
Il gagnait aujourd'hui un frère.

Et l'affection, plus, l'amour, parce que c'est ça qu'il y a dans la famille, est reçue en retour. Peut-être qu'il commence à comprendre, là, ce que ça fait d'aimer. Qu'il peut noter les sensations, les effets dans son corps, ce qu'il reconnait et ce qu'il saurait désormais qualifier.
Il ne s'était pas éteint à ce point, depuis les pattes cassées.
Il saurait se réparer.

« D'accord.
...
Promis. »

Ce n'était qu'un accident, non une volonté. Mais l'erreur fut conteuse : il ne recommencerait plus.
Et comme à Holly, qui reçu promesse de revenir entier du Grand Froid le jour où il s'en irait là-bas ; il jure à l'ami de ces paroles dont il n'aurait su se défaire, qu'il n'irait au devant des dangers sans l'assurance d'en sortir victorieux.