Il sait que le printemps est bientôt là, Désastre.
Par les bourgeons qui poussent, nombreux, sur les arbres et les talus. Par les fleurs, petites, qui reviennent dans la rougelande. Par la neige qui devient flaque, et la terre qui devient boue. Mais le vent est encore celui de la mauvaise saison et le soleil peine à devenir celui de la bonne.
Il a encore froid.
Il sait que le printemps est bientôt là, mais ce n’est pas encore le cas.
Le mâle se tire de sa couche avec les muscles à demi-tétanisés, comme s’ils avaient été figés par le gel. Les nuits sont froide et humide, et sur la fin de l'hiver il peine plus encore à le supporter : aujourd’hui ses mouvements sont raides et il ne sait pas s’il pourra encore danser pour Kiro. Avant-hier déjà était difficile, hier encore plus, aujourd’hui…
Tenir ce créneau est important.
Il avait promis à son dieu, de danser pour lui chaque jour.

Pour cette fois, il se devrait pourtant d’être flexible.

Par la saccade de ses mouvements, il devient évident qu’il ne sera apte à danser dignement lorsque viendrait le créneau de Kiro. Il se refuse de le faire mal ; chaque danse est une amélioration de la précédente et il n’aurait pas été respectueux de faire moins bien que la précédente.
Il avait anticipé, ce cas de figure.
Si bien qu’il s’était préparé à accepter, de ne pouvoir honorer la danse, comme il n’avait pas pu l’honorer lorsqu’il s’était cassé les deux pattes.
Si bien que pour l’être, préparé, il avait préparé autre chose qu’une danse.

Kiro est un rigolo.
…
Il l’avait entendu dans les couloirs du castel et il ne l’avait pas oublié, Désastre.
Et si Kiro était un rigolo, alors il aimait ce qui est drôle.
Et lui n’avait jamais été drôle, pour Kiro. Il n’avait jamais pensé à l’être, quand Narcisse y était parvenu, par un spectacle, il croit. C’est là qu’il s’était dit, qu’il devait en faire un, un jour, s’il n’arrivait plus à être agile et rapide.
C’était un effort aussi conséquent que de danser, peut-être plus encore. Il ne s’était jamais prêté à l’exercice et il avait toute volonté d’honorer le dieu qui fit de lui Serpent à plumes.
L’ouverture des frontières Nakhus avait été l’opportunité d’obtenir des livres jamais empruntés, encore, pour apprendre à le devenir.

Ce n’est pas pour une danse, qu’il irait voir l’Anaconda.
C’était pour un one-man-show.

Plus précisément, un sketch. Dans l’un des ouvrages empruntés, il était question de différents types. Il n’avait pas trouvé quoi dire pour un stand-up, même en se renseignement sur le sujet, ne trouvant pas sa vie très drôle, ni triste, juste…normale, parsemée de quelques erreurs et de bonnes compréhensions.
Pour le sketch, il s’était senti un peu plus capable.
Alors il y avait réfléchi. Il avait cherché des blagues, c'est-à-dire une histoire fausse pour amuser. Il les avait appris par cœur, il les avait récité même s’il ne les comprenait pas très bien : elles étaient dans le livre, alors, elles devaient être drôles. C’était ce qu’il voulait. Être drôle.
Il s’était appliqué, Désastre. Il avait tout préparé, pour ce jour où il ne pourrait pas danser.

C'est maintenant.

Dans le livre lu, il fut question d’une bonne élocution (il a du mal avec les mots, il sait, mais il parle de façon claire, il croit), de déplacements et d’une bonne gestuelle, pour faire un bon one-man-show.
Pour le sketch, il faut aussi être un autre personnage : alors il change d’apparence pile quand il pose une première patte dans le temple, exécute quelques foulées longues et lentes qui le font s’étendre en un demi-Quetzalcoatl, à qui il reste les pattes et la tête de loup et dont les ailes n’apparaissent pas. Il en avait essayé plusieurs en amont, d'apparence : celle-ci était la plus absurde, il croit.
Sa voix grave, rauque et monotone brise le silence.

« J’ai rencontré un serpent, sur le chemin, il m’a demandé : quelle heure reptile.
…
Oh, quel public fantastique. »
Il fallait aussi choisir un thème.
Il avait pris le plus évident : les serpents.
Il marche de son corps hybridé, s’approchant toujours aussi lentement de la fontaine.
« C’était un serpent à sornettes. Il a dit que la terre était plate et que Pepper était vivante. »
Il avait adapté celle-ci, en changeant le nom. Il ne connaissait pas la personne évoquée dans la blague originelle. Il ondule et lève ses deux pattes avants, dans une gestuelle bancale, pour se dresser de sa hauteur en gardant les postérieurs en position assise.
C’est un fait le beau mêlé d’un shrugging.
« Il a aussi dit…
Même le petit serpent à du venin. »
Il n’a pas fait la différence entre une blague et une citation, Désastre.
Son dos se courbe en S, il repose ses pattes au sol, le regard toujours orienté vers la statue.
« Pour m’entrainer à être drôle avant de l’être avec vous, je lui ai dis : J’en ai une courte qui fait rire à  chaque fois.
Il m’a dit : Raconte.
J’ai répondu : Je ne parlais pas d’une blague. »
Ah.
Il force un rire d’une syllabe.
C’était une blague qui ne se disait pas être une blague ; qu'elle porte en titre Anaconda l’avait fait s'arrêter dessus. Il n’avait pas compris pourquoi, mais puisqu’il concernait l'animal du dieu, il lui semblait logique de la mettre dans son sketch.
« Oh, quel public génial.
…
J’espère que le sketch vous a plus.
Je redanserais pour vous, bientôt. »

Et quiconque aurait pu l'entendre penserait à la même chose.
Il valait mieux qu’il se limite à la danse, Désastre.

C'était plutôt mauvais.
« Ah. »

Il n'a pas fallut longtemps à Kiro, pour venir face à lui.
Dès lors qu'il prononça le dernier mot de son sketch : il n'eut pas à attendre, Désastre, il n'avait jamais à attendre face à lui. Et désormais il le fixe, immobile, son dieu qu'il n'a pas su satisfaire aujourd'hui. Il ne bouge plus, il ne dit rien d'autre. Il est focalisé sur toutes les erreurs qu'il a dû faire, pour que ça soit à ce point mauvais.
Il avait suivi les livres, pourtant. Il s'était appliqué. Peut-être qu'être drôle, ça ne s'apprenait pas, comme les soins ou le combat. Peut-être que c'était une émotion ou un sentiment, peut-être que ça en dépendait. C'est pour ça, qu'il ne pouvait pas l'être.
Il n'éprouvait, du moins ne les comprenait pas, ses émotions.
Quant aux sentiments...

Le contact sur sa tête l'a fait frémir, surpris par celui-ci.
Puis il a penché la tête sur le côté, comme s'il était encore soumis au toucher, et il a acquiescé, Désastre, les yeux plissés et l'air concentré.
C'est vrai, qu'il n'a pas comprit.
Plus. Il n'a rien comprit.
Il ne sait pas ce qui est drôle, dans ces mots enchainés, dans ces phrases qui ne signifient pas grands choses et qui souvent sont fausses. Il se dit que c'est comme les expressions : ce n'est pas évident à comprendre. Du moins, pour lui.
Ça tient de l'apprentissage : il faut qu'on lui dise, qu'on lui explique à chaque fois, pour qu'enfin il sache.
Sinon...
Son corps raccourcit, il reprend forme pleinement lupine, cessant d'ainsi utiliser son glowstick jaune.
Il a encore une question, Kiro, une question moins évidente que la première.
Une question qui le bloque. Net.
Ça fige son corps tout entier, son regard droit devant lui. Il reste en suspend, quand il cherche quoi répondre.

Qu'est ce qui le fait rire ?

Quant aux sentiments, il commence à peine à les comprendre. Et maintenant, il doit comprendre le rire, lui qui n'a jamais rit ni jamais pleuré. Mais contrairement à ces autres états, il doit le comprendre tout de suite, car Kiro le lui demande.
Et s'il avait eu l'habitude de décevoir Pepper, il n'avait jamais déçu Kiro.
...
Il ne doit pas. Il ne veut pas.
Oui. Il n'a pas envie de le décevoir.
C'est inévitable, il croit, parce qu'il a commit une erreur, en comblant ainsi le créneau de Kiro.
Il peut se rattraper en répondant correctement.
Le dieu jaune lui laisse cette chance.

« Ce qui me fait rire, c'est- »

Dans sa banque de données, dans ses souvenirs, dans les images dressées de son entourage... Il y a forcément un état perçu mais non nommé, quelque chose qui se rapprocherait de ce qui le fait rire. Celui qui fourmille au fond des tripes ou bien bloque un peu le cœur ou bien remonte dans la gorge ou, encore, celui qui pique les yeux comme s'il y avait du sable en eux. Il pense au rire bruyant d'Alexandrine, qu'il n'aime pas trop (les rires, pas Alexandrine), il pense au rire silencieux ou discret d'Anita et Holly, qu'il apprécie un peu plus (les rires, les deux louves aussi, autant qu'Alexandrine). Il essai de penser à son rire, toujours, même s'il sait, pourtant, qu'il n'a jamais rit.
Rien.
Rien ne le fait rire.

« Mmh. »

Il n'a pas envie de dire, que la réponse est Rien. Il a l'impression que ce n'est pas bien. Il ne sait même pas, pourquoi il n'a jamais rit ; il n'en a peut-être jamais eu l'opportunité, celle d'essayer. Ou peut-être que c'est dû à un mal de l'esprit. Est-ce qu'il y a un mal de l'esprit, qui empêche de rire et de pleurer ?
Il est soudain fatigué, il veut penser à Serpent mais celui-ci hiverne encore.
...
Ne pas avoir envie est inutile, de toute façon. Le dieu sait tout, il croit.

« Rien. »

Il n'aime pas la sensation qui le traverse alors il se lève, faisant toujours face aux yeux qu'il trouve beau.

« Pardon.
...
Ce sera mieux, demain. »

Il s'appliquerait dans quelque chose d'autre, il promet.

Nous ne sommes pas fait pour tout.
Ce sont des mots évidents, qu'on aurait trouvé aux bords de beaucoup de lèvres, et pourtant ce sont des mots qu'on ne lui a jamais vraiment adressé, à Désastre.
Ce n'est pas grave.
Car tout échec avait ses conséquences, toute erreur aussi. Il fallait se corriger, il fallait s'améliorer, il fallait persévérer à devenir une version améliorée de celui que l'on était hier, dans la progression éternelle qu'il se devait de mener de sa naissance à sa mort. Il ne s'était jamais dit jusqu'à maintenant qu'il pouvait ne pas être fait pour certaines choses ; que toute la volonté ne suffisait parfois à nous rendre correct en un domaine pour lequel l'affinité était maigre, plus, qu'on ne comprenait même pas...
Alors, il accepta.

Il ne serait jamais drôle, Désastre.
Il ne ferait jamais rire ni sourire, d'une quelconque façon.
Et ce n'est pas grave.

On dit de Kiro qu'il est un rigolo, on oublie qu'il a toujours les bons mots.
Il suit des yeux marqués d'étoiles le trajet aérien du divin, loup-serpent flottant au-dessus de sa tête et aux conseils plus affutés que la langue fourchue. Il redescend à son niveau et son contact provoque un vague frémissement, alors qu'il ne peut regarder ailleurs que dans les iris fendues en face de lui.
Son corps s'estompe, le contact aussi.
Il ne reste que ses yeux, en dernier lieu.

Il n'a pas déçu.
L'inverse fut souvent entendu ; tout comme son sketch ceci est une première.
Et le disciple fidèle n'ajoute rien. Il n'a pas besoin de parler, le dieu à bien lu ce qui était enfoui : il trouvera aussi ce remerciement profond, la gratitude immense, les mots qui font un long cheminement et participe à un processus d'évolution instauré il y a bien longtemps et dont la progression est semblable à ses danses sous forme de Serpent à plume (des arabesques folles).
Un vague mouvement s'éprend de sa queue. Une ombre de sourire se dessine sur le coin de ses babines.

Du temple, il sort un peu plus assuré.
Rassuré.