Un chemin différent ▒ Kerguelen.

ANN REVENGE
Maîtresse des Rituels Raeder ; 13 ans
F A E I

Il était encore tôt, et le jour levant n'avait pas fini de chasser les brumes entourant le lac et la rosée apportée par la nuit. Ann observait ce paysage endormie, alors que ses pattes endolories se reposaient de son long voyage au travers du continent. Il y avait de longues années qu'elle ne s'était pas éloignée ainsi de l'Océan, de nombreuses saisons à éviter tout ce qui n'était pas pirate ou marin afin de préserver sa tranquillité et ne pas remuer le couteau dans la plaie de sa culpabilité maternelle. L'âge avançant ne la rendait que moins patiente, moins encline aux changements et surtout moins tolérante au monde extérieure à l'Océan et Morne-Oeil. Voilà pourtant qu'elle s'était réveillée un matin avec le sentiment d'urgence de devoir à nouveau fouler ces terres avant de transmettre définitivement son titre et prendre le large au sens propre comme au sens figuré. Mue par cette confiance en ses songes et ressenties, la sorcière avait préparé son baluchon, sa sacoche et avait prit la route malgré ses articulations grinçantes et ses muscles faiblissant. Ce serait son dernier passage sur terre, elle le savait, elle le sentait nettement alors elle poussa son corps durant plusieurs jours, ne prenant que trop peu de repos jusqu'à ce matin-ci. L'impression de trouver l'endroit où elle devait être avait calmé son ardeur au voyage et elle s'était allongée prêt de l'eau, sur la rive de ce beau lac aux reflets d'argent. Tandis qu'elle observait son reflet : petite louve au museau grisonnant encadré de longues boucles blanchies par les années et le sel, poil épais, soyeux mais comme échevelé.

Elle voyait sur son ventre mou les traces de sa gestation, la souplesse de la peau perdue et le vide en son creux tandis que la nostalgie de cette période lui enveloppa le cœur. Comme elle était fine et de plus en plus maigre, quiconque n'aurait connu la maternité n'aurait pu voir tout cela. Son œil averti s'arrêtait sur chaque détail. D'ailleurs son regard sanguin, c'était bien la seule chose encore qui flamboyait de vie et de force, de volonté et de malice. Ann Revenge avait eu treize ans. Treize années de vie fatiguante et pourtant si exaltante dont une dizaine à avoir servi l'Océan et son équipage. Une dizaine à avoir méprisé le continent et ses habitants hors quelques têtes, comme son cousin Ajani par exemple. Et un peu plus de la moitié de celles-ci à haïr plus que de raisons les Nakhus pour le rapt de ses louveteaux sous prétexte de les mettre en sécurité. Un arrangement qui n'avait jamais été fait en ce sens et qu'elle avait tout de même subie à cause de la menace qui planait sur l'île à ce moment là. La Maitresse des Rituels savaient qu'lele aurait dû faire des pattes et des crocs pour récupérer sa progéniture et trouver une autre solution pour les préserver de Céto que celle de les délaisser à l'autre bout du monde quelques mois. Elle s'en voulait à elle, peut-être même qu'à ces traîtres de Nakhus parmi lesquels elle partageait encore du sang.

Etait-ce pour cela que l'Océan l'envoyait sur le continent ? Pour larguer les amarres qui la retenaient ici ? Pour libérer son âme de ses démons avant de le rejoindre tout à fait ? Elle redressa la tête, regarda le ciel qui s'illuminait un peu plus à chaque instant. Tout, autour d'elle, était encore calme, serein. Elle se releva et reprit sa route tranquillement en longeant la berge, déviant parfois son pas vers les fourrées où elle remarquait l'une ou l'autre herbe particulière qui serait fort utile aux médecins de Morne-Oeil. Le chant des oiseaux s'éveillant vint chatouiller ses écoutilles et elle s'arrêta pour profiter des pépiements. C'était quand même autre chose que les cris harassant des mouettes dès le réveil, elle devait bien l'avouer. Mais bo l'atmosphère manquait terriblement des embruns marins et de l'odeur d'humidité des cales et des grottes à laquelle elle avait toujours eu goût. C'est toutefois un sourire tranquille qui se peignit sur le museau de la petite sorcière noire et ses crocs immaculés et en parfait état tranchait étonnement avec son aspect général assez fouillis, entre son air hirsute et ses breloques à gogo qui carillonnaient entre eux quand elle ne prenait pas garde à user de son don de silence. Penchant la tête en arrière, elle se mit à chantonner avec les oiseaux, dans un dernier vent de liberté.