Toi qui deviendra - Iris.

[Antidaté avant l'armement pour le dragon et la mort d'Holly ; se situe quelques jours après qu'elle ait annoncé à Iris en privé qu'il serait son successeur.]

Les yeux levés vers le plafond de pierre, Anita s'arrêta quelques pas après son entrée dans ma Salle des Trônes.
Cela faisait déjà tant d'années qu'elle y entrait non pas en tant que simple louve, mais en tant qu'Alpha. Tant d'années que le matin qui avait bousculé le cours des choses s'était levé sur eux, après une longue et éreintante lutte dans les terres glacées.
Anita avait alors cru, à ce moment, que la vie reprendrait enfin un cours plus calme. Que le printemps qui s'éveillait serait synonyme d'un retour à la normale après le combat, les blessures et les frayeurs. Elle n'avait alors en tête que de profiter de la chaleur des terres et de se laisser aller à une insouciance qu'il avait fallu mettre de côté - et de devenir officiellement Prêtresse de Kiro aux côtés de sa mère, aussi.
Mais rien ne s'était passé comme prévu, avec la mort de Pepper, son ascension à la tête du clan aux côtés de Holly, la fuite de Dez suivi de son frère, la fatigue de ses mères, l'absence de sa sœur en réaction.

C'était il y a longtemps.
Maintenant, c'était à elles d'envisager leur fin.
Et ce qui leur succéderait.
En ce qui concernait Holly, le choix était déjà fait, semblait-il : elle lui avait partagé le nom de celui qui prendrait sa place. Son fils.
Quand bien même ce choix n'avait pas nécessairement été discuté en amont, Anita ne s'y était pas opposée : elles avaient déjà à plusieurs reprises abordé les sujets de nomination et de succession, après tout, et il avait été rare qu'un nom s'impose en évidence.
Alors un jour, un choix de devait d'être fait, et ce fut en son fils que Holly trouva la suite la plus logique de ses convictions. Elle comprenait pourquoi.
Et si son amie resterait à ses côtés le temps de le former à ce rôle, Anita, elle aussi, serait toujours Alpha dans un premier temps.

Et elle aussi ferait de son mieux pour ne pas le laisser seul dans l'inconnu.

Alors elle avait donné rendez-vous au loup bleu marbré de noir et attendait sa venue, guettant le son de ses pas qui finirent par se détacher sur le silence de la forteresse encore calme à cette heure matinale.
Lorsqu'il se montra, Anita le salua d'un hochement sobre de la tête.

—   Iris.

Sur son visage un sourire restait ancré, mais il était différent de d'habitude, bien plus discret.
Là où la plupart la connaissaient joviale et toujours légère, la neutralité et le calme peints à cet instant sur ses traits contrastaient tant qu'ils en devenaient presque sévères.
Car aujourd'hui, ce n'était pas simplement Iris son neveu, fils aimé d'une amie de longue date qu'elle voyait. Mais Iris, prétendant au trône et bientôt apte à prendre des décisions qui pouvaient changer la vie de dizaines de loups.
Iris, futur Roi.

Et Anita voulait découvrir comment s'exprimerait cette part de lui.

—   Que vois-tu de notre clan ?

Elle posa sur lui des yeux scrutateurs qui ne cillaient pas, assise droite, sans se mouvoir.
Toi qui deviendra un futur, parle moi du passé et du présent.

L'Alpha pouvait sentir qu'elle le mettait légèrement mal à l'aise et, si elle était tout à fait honnête avec elle-même, c'était en partie ce qu'elle avait escompté. S'il devait devenir chef à leurs côtés, s'il devait apprendre et recevoir la transmission de leur expérience... Alors Anita voulait d'elle-même creuser ce qu'il y avait derrière ces yeux à la teinte si proche de la sienne, savoir davantage comment il fonctionnait et à quoi s'attendre.
Il ne serait pas jeté en pâture au pouvoir pour y être dévoré, comme d'autres avaient pu l'être dans l'Histoire.

Elle lui laissa le temps de réfléchir et de poser ses mots, comme il le faisait si souvent : c'était au moins une chose qu'elle avait d'ores et déjà trouvée rassurante, chez lui. Peu d'impulsivité, qu'elle considérait être trop souvent une source d'erreur dans le cadre d'une direction à mener. Alors loin d'elle l'idée de le presser, et elle se contenta d'étudier son visage, en silence. Et même lorsqu'il livra ses premiers mots, Anita ne s'immisça dans aucune pause ni silence, attendant d'être certaine qu'il avait mené à terme cette première réponse avant d'intervenir. Le langage de son corps fut une conclusion éloquente, quand il se redressa et ramena de lui-même ses pupilles sur elle.
Alors la louve inspira lentement et reprit la parole, dirigeant son attention vers le vague du décor sans fixer un point en particulier.

—   Ce n'est pas faux.

Rien de ce qu'il n'avait dit n'était dénué de sens, et elle n'allait pas s'offusquer ou le contredire dans son analyse quand bien même elle ne dressait pas un portrait radieux. Peut-être en serait-il surpris ; car après tout, elle s'appliquait si souvent à montrer un visage positif que certains en oubliaient de la croire assez perspicace pour voir les faces sombres.
Elles avaient pourtant été le cœur de son combat, lorsqu'elle était devenue Alpha.

—   Toutes ces années durant, j'ai voulu résorber la fracture. Celle qui avait mené certains à devenir des légendes, excellant dans les arts de la guerre ; quand d'autres passaient toute une vie à chercher une place invisible parce qu'elle ne s'exprimait pas dans cette voie glorieuse.

Cassant son immobilisme, Anita se leva pour faire quelques pas tout en continuant à parler d'une voix posée, les yeux bondissant de point en point sur l'environnement alentour.

—   Anette et Pepper avaient elle-même accompli l'exploit d'unifier un clan qui n'était pas loin de se déchirer au moment de leur nomination. Elles leur avait donné une identité, des rôles, des objectifs, des rêves. Les Etelkrus furent unis, à ce moment.

Elle s'arrêta pour fixer le ciel, plusieurs secondes durant.

—   Mais moi, à mon tour, j'en voyais les défauts et les âmes oubliées, laissées dans l'ombre. Je voulais que chacun trouve sa place, qu'il n'y ait plus d'enfant mal-aimé, de violences injustifiées envers toute vie qui avait pour seul tort d'être étrangère. Être forts ne devait pas nous rendre cruels.

Nous pouvions être des Chevaliers ouverts sur le monde au lieu d'être repliés sur nous-mêmes, prêts à lever l'épée pour défendre les causes qui méritaient de l'être et non pour persécuter l'autre sur la base de vieux griefs et de préjugés rapides.

—   C'est ainsi que l'on arriva, Holly et moi, côte à côte, pour trouver le juste équilibre entre tradition et renouveau. Mais je crois bien que malgré les efforts, même si je pense avoir touché d'une griffe mon objectif de nous amener dans la lumière... J'ai échoué. Et j'en viens à me demander s'il est seulement possible de réconcilier ces chemins avec les individus qui nous composent.

Cette fois-ci, son regard revint s'ancrer dans celui de Iris. Presque triste.

—   Nos valeurs ont de beau la diversité dans laquelle elles s'expriment. Mais il faut sans doute une ligne directrice pour unifier cet ensemble et espérer changer les choses.

L'idée du tandem qu'elle et son amie avaient formé était belle ; et Anita avait longtemps cru la formule idéale pour que chacun s'y retrouve et s'équilibre mutuellement et qu'ainsi, chacun puisse s'exprimer dans une voie différente. Pourtant... Les problèmes n'avaient pas disparu ainsi, et Anita avait l'impression de voir se répéter les mêmes schémas. Des émotions fortes sans communication, des destins ébranlés par le doute et les attentes, des valeurs morales qui ne parvenaient pas à s'harmoniser.
Peut-être que comme MamAnette et Tante Pep' l'avaient fait, clamer d'une seule voix forte était la meilleure des solutions.

Un plus long silence s'était étiré mais le regard de la Prêtresse ne s'était pas détaché de celui du futur Roi.

—   Si tu pouvais tout effacer pour repartir de zéro... Que ferais-tu des Etelkrus ?

Quelle serait-elle, cette ligne directrice ?

Oreilles bien droites et la tête penchée sur le côté, Anita écouta Iris mettre en place sa réflexion. La question était complexe, elle le savait, et elle n'attendait de toute façon pas de lui une solution viable et facile. Ce qui l'intéressait surtout était sa manière de voir les choses, de se projeter - les idées qu'il développerait sur la simple base imaginaire de pouvoir reconstruire et unifier. Et selon lui, le point qui unissait les Etelkrus était le désir et le besoin de se protéger les uns les autres. Encore une fois, elle resta muette tout le long de son développement, attentive et concentrée sur l'approche qu'il avait. Comme souvent, demander à d'autres que soi - issus d'une autre génération, en plus - était riche et permettait d'aborder différemment un problème que l'on pouvait retourner dans son esprit des années durant.
Et malgré les doutes et les réserves qu'il soulevait, l'Alpha trouvait une vérité dans son propos. La protection, oui. L'envie de se savoir en sécurité, de laisser ses enfants et ses proches se promener sans risque au sein du territoire, de pouvoir se développer sereinement. C'était ce qui en poussait tant à apprendre les arts du combat.
Car dans la vision Etelkru, la protection passait par le monopole de la force - espérant qu'elle dissuade toute tentative, et n'hésitant pas une seconde à en faire usage pour soutenir le stéréotype. Avec leurs tours et leurs patrouilles, leurs muscles et leurs armures, leurs soldats et leurs Dieux guerriers, le message envoyé par le clan était clair : ne vous approchez pas et laissez-nous tranquilles.
Et si quelques secondes de jugement face à un être indésirable suffisaient à trancher pour le rejet, celui-ci serait violent.

C'était là, que le désir de protection s'était empoisonné pour devenir malsain.

—   Inclure, oui. Cela a difficilement été dans la philosophie du clan, aussi loin que je puisse m'en souvenir.

Elle sourit. Leur meute avait beau comprendre son lot d'étrangers en son sein, il était difficile d'être réellement intégré même après avoir été accepté. Et il était aisé de sortir des grâces des bons Etelkrus.
Ses pensées dérivèrent vers Holly, qui avait jugé dans une réaction immédiate qu'exclure Iberis pour ne pas avoir suivi les traditions était la réponse la plus adéquate.

— Nous nous sommes perdus dans une volonté de tout contrôler, et notre méfiance systématique envers toute chose qui ne nous ressemble pas est selon moi une faiblesse plutôt qu'une force. Comment attendre des autres du changement et des relations améliorées, quand tout ce que nous leur montrons sont crocs et épées ?

Un bref soupir quitta sa gueule.

— Je ne veux pas que les Etelkrus deviennent une copie des Nakhus, mais... Il y a de bonnes choses à prendre dans leur philosophie qui auraient méritées que l'on s'y intéresse davantage. J'apprécie notre fougue et notre force de frappe, mais je n'aime pas qu'elle soit utilisée pour intimider et oppresser plutôt que pour aider et... Protéger.

En croyant protéger, en frappant inutilement et sans réflexion, les Etelkrus avaient parfois provoqué le contraire en s'attirant foudres et ennemis. Dans la vision d'Anita, leur amour du combat pouvait se célébrer entre eux - et ne servir sur d'autres qu'en cas de nécessité.
Tendre la patte vers l'extérieur plutôt que sans cesse le repousser.
Faire confiance et croire à l'évolution et aux nouveaux lendemains, plutôt que de considérer n'importe qui et n'importe quoi comme une menace.

Bien qu'il ne l'ait pas exprimé franchement, Anita perçut la retenue et le doute d'Iris quant à sa vision de ce qu'ils pourraient être. Elle n'en fut pas surprise et trouva cela plutôt amusant, un léger sourire remontant ses commissures. Malgré leurs différences, il n'était pas le fils de Holly pour rien.
Elle n'insista pas pour le moment et resta attentive à ce qu'il avait ensuite à dire, relevant notamment le museau à la mention de sa sœur, un éclat au fond des yeux.
La discussion revenait sur ce concept de lien, de désir de protection. Anita hocha la tête à ce qu'il exprima et aux suggestions qu'il émit.

Étirant ses articulations, la grande louve fit quelques pas en cercle.

— Célébrer plutôt qu'opposer nos différences serait en effet un premier bon pas pour changer nos perceptions et renforcer les relations. Ce qui s'améliore en intérieur ne peut que finir par améliorer l'extérieur aussi.


Si les Etelkrus commençaient déjà par s'accepter les uns les autres et par faire preuve de compréhension des multiples façons de mener une vie sans qu'elle n'ait moins de valeur que ses propres choix, ils seraient également plus prompts à transposer ce raisonnement dans une vision plus globale du monde.

— Il est rare que nous prenions le temps, tous ensemble, de célébrer. Que dirais-tu d'une journée pour rendre honneur à nos Dieux qui pousserait chaque couleur à s'associer aux deux autres ? Pour réaliser un défi, je ne sais pas quoi encore.


Elle leva sa patte à son menton, déroulant peu à peu une idée à peine naissante.

— Ceux n'ayant pas de glowstick peuvent porter une fausse réplique d'une couleur qui leur sied, voire... Rien du tout, si cela correspond mieux. Mais chacun devra être autant utile à son groupe, peu importe l'âge et la couleur, les ambitions et le grade. Ne laisser personne se sentir sans valeur - c'est la clé.


Ses yeux revinrent sur le loup bleu, curieuse de savoir ce qu'il pensait de cette première ébauche pour acter un cheminement positif dans la meute.
S'il venait à se mettre en place, tel événement ne serait qu'un premier pas, un début de rouage pour relancer une machine plus en profondeur.

Elle resta tête penchée et silencieuse, les yeux sur son neveu, le temps qu'il réfléchisse à sa suggestion. Dans son regard s'était allumé quelque chose d'un peu plus clair que précédemment et il lui sembla alors que les mots venaient plus facilement à la gueule d'Iris.
Comme si un filon avait été trouvé, et qu'il ne manquerait plus ensuite que de l'exploiter au mieux. L'hybride hocha la tête quand il se réappropria l'idée en y mettant ses propres mots et en y injectant ses suggestions, puis se fit elle-même plus pensive quand il mentionna ce qui, selon lui, serait un obstacle.
Anita ne réagit d'abord que d'un léger son comme pour acquiescer, plongée dans sa réflexion, sa queue s'agitant de lents mouvements.

— Nous ne pourrons changer l'avis de tous immédiatement et durablement, oui. Pour certains, ce sera peut-être même impossible et il faudra composer différemment, mais plus nous travaillons cette collaboration entre chaque couleur, plus nous encourageons des disciples de vocation différente à voir chez l'autre des valeurs qu'ils n'avaient pas soupçonnés... Nous serons sur la bonne voie, je pense.

Elle lui sourit encore. Iris lui-même n'était-il pas un parfait exemple ? Il s'était tourné vers Aka pour son courage et la force à laquelle il aspirait, mais quand il était petit, Anita avait été presque persuadée de le voir se tourner vers la Renarde tant il cultivait un riche monde intérieur.
L'adulte qu'il était devenu n'avait pas écarté ce qui faisait de lui un loup réfléchi et qui se posait beaucoup de questions avant d'agir.

Relâchant un soupir léger, l'Alpha se laissa tomber vers l'arrière dans une posture plus relâchée et acquiesça au commentaire à peine audible du fils de sa consœur.

— Quoi qu'il en soit, ce n'est pas pour un futur immédiat. Tu n'es pas encore Alpha, chaque chose viendra en son temps et nous aurons de nombreuses occasions d'en rediscuter.

Puis elle se releva pour s'ébrouer. En ce qui la concernait, elle se sentait plutôt satisfaite de cette petite discussion et ne comptait pas embêter Iris plus longtemps si lui n'avait rien à ajouter.