No shelter | Nour

No Shelter
Cassius, 1 an et demi

Jamais à ce jour Cassius n'avait posé les pattes sur La Côte : il l'avait avisée de loin, y avait songé, parfois, mais c'était bien la première fois qu'il s'y risquait.

Il y avait probablement une forme d'appréhension ancrée en lui depuis son plus jeune âge : son père détestait l'eau et n'avait jamais manqué de le mettre en garde contre cette dernière et ses dangers. Il y avait aussi probablement un peu de cette mauvaise expérience qu'il avait eu avec la meute de pirates par le passé. Cassius n'avait jamais exactement su ce qui avait pu se passer, et tout ça n'était que pure supposition. Il savait juste que Joaquín avait déjà été sur l'île des pirates, et qu'il semblait en être revenu empli d'une profonde amertume.
Certes, depuis l'époque où le jeune solitaire ne vivait que par et pour son paternel, de l'eau avait littéralement coulé sous les ponts. Il s'était même plusieurs fois baigné, mais principalement dans des lacs et des rivières, et force était de reconnaître qu'il avait tiré de cette expérience une profonde quiétude, qu'il n'était par la suite jamais parvenu à retrouver ailleurs.
Du coup, Cassius avait pensé à la mer.
Longtemps. Souvent. En long et en large.
Et il avait fini par s'approcher, petit à petit.
Pas facile de se résoudre à s'y aventurer officiellement, après tout : à chaque fois qu'il l'avait eue en vue, il y avait eu cette énorme masse nuageuse, sombre, chaotique et effrayante, qui semblait dévorer le ciel au-dessus de la mer. Et en agitait les flots.
Jugeant alors le moment inopportun, il s'était résolu à revenir le jour suivant, dans l'espoir d'une accalmie. Et à chaque fois la situation avait été la même.
Un mois s'était écoulé sans que l'orage ne se tasse, puis un autre. Excédé, supposant que c'était peut-être juste une particularité un peu étrange de la région, Cassius avait fini par décider d'y aller. Et comme il était têtu, et probablement un peu casse-cou, il ne s'était pas contenté d'aller se poser sur la plage, sur le continent, non : il avait voulu aller sur les petites îles qu'il pouvait apercevoir au milieu de la mer. A quoi bon faire les choses à moitié.

Ainsi donc Cassius avait nagé, son épais poil gorgé d'eau et ses longs cheveux noirs plaqués sans élégance sur son long museau, son corps robuste balloté par les vagues. Ca avait été une épreuve mais il l'avait affrontée avec son habituel stoïcisme lorsqu'un effort physique lui était demandé. Il avait pas mal eu l'occasion de s'entraîner à la nage au cours des semaines précédentes, alors qu'il se résignait peu à peu à s'aventurer en mer par ce mauvais temps, et il lui semblait qu'en dépit de la houle, il lui était plus facile de se tenir en surface que dans de l'eau douce. Il aurait juste apprécié que ses yeux ne le piquent pas affreusement.
Il avait nagé jusqu'à ce que finalement ses pattes n'effleurent la berge et son sable blanc.
S'était longuement ébroué, passant de grosse masse sombre et dégoulinante à très grosse masse sombre et particulièrement hirsute, léchant consciencieusement son poil pour l'en débarrasser du sel jusqu'à réaliser que cela ne servait absolument à rien, et après quelques longues minutes passées à observer le continent au loin, puis l'énorme cellule orageuse au-dessus de lui — sans jamais recevoir une goutte de pluie, ce qui était déconcertant –, il avait commencé sa balade.
Solitaire. Comme les autres.
Il supposait qu'avec le temps, on s'y faisait. Enfin, il essayait de se dire ça.

En attendant, c'était un coin assez sympa à visiter, et ce, même quand on était tout seul. Il aurait bien voulu le voir sous une météo différente : à présent, les hauts palmiers et les arbres buissonnants s'agitaient sous le vent. Au calme, sous un ciel dégagé, les couleurs devaient être magnifiques.
Curieux de découvrir la végétation locale, et aussi parce qu'il avait envie de se mettre un peu à l'abri du vent et de l'embrun salé, il cessa de longer la plage et s'enfonça tranquillement parmi les fougères. A peine quelques minutes s'étaient écoulé que le vent lui amena une odeur : de toute évidence, il n'était pas le seul intrépide à avoir décidé de braver l'orage pour se faire une petite excursion plage. Dressant la tête, Cassius regarda autour de lui : la végétation était dense, difficilement praticable. Aux aguets, il se remit lentement en marche. L'odeur se renforçait : il ne savait pas où ce sentier le mènerait, mais visiblement, c'était dans la direction de quelqu'un.

Quelqu'un s'avéra au final être une jeune femelle, probablement un poil plus âgée que lui. La taille fine et le poil soyeux, avec de longues boucles noires que relevaient par endroits quelques unes des étranges fleurs oranges qui semblaient pousser sur son corps. Englobaient ses yeux pâles comme des papillons. Elle était incontestablement jolie.
Pas jolie comme Apparence. Un autre type de joli.
Face à elle, Cassius, avec son poitrail large, son épais poil qui rebiquait présentement en tous sens, et ses grosses pattes pleines de sable, se sentit un peu comme un gueux. Un gueux couvert de sel.

Son apparence plutôt rustre n'eut pas l'air de particulièrement affecter l'autre solitaire puisqu'elle s'approcha le plus naturellement du monde, avant de se mettre à lui parler avec une extrême déférence qui ne lui était guère coutumière. Et à vrai dire, il n'était même pas sûr de comprendre tous les mots. Ou en tout cas le tout premier, sire. Il supposait que c'était un peu comme señor, en tout cas, à chaud, c'était ce qui lui paraissait le plus similaire.
Surpris, il se redressa, avant de bafouiller :

— Hm... j'étais juste venu visiter l'Atoll. Je ne savais pas que c'était un Royaume.

Il huma l'air, à la recherche d'une quelconque odeur pouvait trahir la présence d'une meute dans les parages. Il n'y avait rien de ce genre. Etrange.

— Est-ce que je dois m'attendre à me faire chasser ou les visiteurs sont acceptés ?

Il espérait qu'on le laisserait tranquille. Il s'était jusqu'ici toujours abstenu de franchir les terres des meutes, estimant qu'il lui restait bien assez à découvrir sur les terres libres. Et ça l'aurait frustré de devoir repartir aussi vite, surtout après avoir planifié ce petit séjour pendant presque deux mois.

Cassius acquiesça silencieusement la réponse — plutôt incisive, et contrastant selon lui avec l'apparence délicate de la femelle –, se gardant bien de répondre quoi que ce soit. N'ayant pas vraiment d'avis sur la question, pour être honnête : du haut de son jeune âge, et malgré une jeunesse passée majoritairement à s'ennuyer, il n'y avait jamais vraiment réfléchi.
Il supposait juste que la défense devait être vraiment bonne, pour que la louve soit à ce point assurée de sa propre sécurité. Un rapide coup d'oeil lui confirma qu'elle ne possédait pas de glowstick et donc de pouvoir pour repoussée une éventuelle attaque. Elle n'était pas non plus sous la protection d'un Dieu, de ce qu'il comprenait.
Vraiment, vraiment bonne.

Son regard suivit celui, pâle, de la femelle lorsqu'elle mentionna son grand-oncle. Il écarquilla les yeux en avisant l'énorme maelstrom qui semblait dévorer les cieux. Ses sourcils se froncèrent : hm. Ainsi avait-il la confirmation que cet orage n'était pas
naturel. Un frisson parcourut son échine lorsqu'il se demanda quelle créature pouvait bien être cet aïeul qu'elle mentionnait avec révérence. Qu'est-ce qui pouvait bien avoir la puissance de faire ça, si ce n'est un Dieu ? On lui avait déjà mentionné des monstres, mais il ne les imaginait pas dotés de tels pouvoirs.

— Je voulais découvrir la mer et l'atoll. Cassius fronça le nez. Cet orage est efficace, j'ai attendu plusieurs mois avant de venir, j'espérais qu'il passe.

Mais il avait beau le fixer, avec ses éclairs violets qui zébraient les nuages, il ne voyait jamais la foudre toucher terre. Elle semblait juste... tourner. S'amasser. Attendre.

— Comment fait-il pour vous protéger ? C'est juste de la dissuasion ?

Ou risquait-il de se faire foudroyer au moindre faux pas ?

Plus elle parlait de son grand-oncle, et plus Cassius gagnait la certitude qu'il n'avait très clairement pas envie de le rencontrer. A quelque moment de sa vie.
Non, jamais, vraiment. Quoi qu'il soit, cet individu capable de générer un tel chaos dans les cieux pendant si longtemps semblait à ses yeux à lui représenter une menace, bien plus qu'un ange protecteur.
Il observa en silence la jeune louve déclamer fièrement ce qui semblait être son admiration pour cet être mystérieux, un sentiment de malaise s'insinuant lentement en lui. Il y avait quelque chose dans cette histoire qui n'allait pas.
Il y avait aussi une part d'instinct chez Cassius, totalement primaire et intrusif, qui lui sommait de faire volte-face et de déguerpir d'ici vite fait.
Mais il était aussi un jeune mâle. Avec une éducation basée sur la méfiance et la survie, certes, mais un jeune mâle en pleine poussée de testostérone quand même. Ce danger mystérieux, cette peur discrète, ça l'intriguait beaucoup. Il avait autant envie de s'en approcher que de s'en éloigner. Une ambivalence dont il ne savait que faire : ainsi, il ne bougea pas.

— C'est à dire ? Il a... autorisé ta mère à t'avoir ?

La question lui parut idiote à peine sortie de sa gueule, et il serra les dents après coup. Mais il ne voyait pas trop ce qu'elle voulait dire par là. Les paroles de la louve étaient de toute manière assez cryptiques, et quand bien même on s'était adressé à lui en espagnol la majorité de sa vie, sa maîtrise de la langue locale était suffisante pour lui permettre de voir qu'elle semblait vivre dans un monde un peu à part. Et avait bénéficié d'une éducation bien différente de la sienne.
Il avait presque l'impression qu'elle n'était même pas vraiment une louve. Ou alors... une louve qui venait d'un pan d'existence parallèle au sien, et dans lequel il aurait mis les pattes sans s'en apercevoir, peut-être.
C'était une expérience carrément déroutante, un peu comme un rêve particulièrement réaliste, mais un rêve quand même.
Quelle étrange journée.

Il écouta l'histoire de la louve avec un effroi grandissant. Ce genre de rituel lui était totalement étranger ; il avait toujours vécu dans le monde très cartésien défini par son père, où l'occulte n'avait guère de place. Tout au plus était-il parfois mentionné par ce dernier pour l'inciter à ne jamais baisser sa garde sur ces terres qu'il jugeait maudites. On lui avait parlé de Dieux, de pouvoirs, de monstres. Ca, il était préparé à en voir. Il avait été entraîné pour.
Mais il ne s'attendait clairement pas à tomber nez-à-nez avec le fruit d'un véritable rituel de nécromancie. Une discipline dont il ne connaissait strictement rien mais dont il doutait qu'elle n'implique de grande contrepartie. La vie et la mort étaient les concepts les plus absolus qui soient. Il ne voyait pas comment on pouvait se jouer d'elle, ne savait pas comment on pouvait en avoir envie tant elles étaient une part immuable de l'existence, et n'avait pas envie de savoir ce qu'il pouvait se passer si on tentait quand même l'expérience.
Enfin, il savait un peu, maintenant. En supposant que cette louve lui dise la vérité — et il en avait le sentiment –, elle était une part de ce qui se passait. Etait-ce pour ça qu'elle était aveugle ? Que d'étranges fleurs semblaient dévorer son corps ?
Comment un monde comme celui de la femelle pouvait il exister si près du sien, en défiant toutes ses règles ? Quelles autres expériences terrifiantes lui restait-il encore à découvrir, sans qu'il n'en soupçonne l'existence ? Et elle racontait ça avec un naturel déconcertant...

— Nous sommes tous le résultat de circonstances hasardeuses. Mais c'est vrai que les tiennes sont particulièrement inattendues.

Lui-même était né d'un père venu d'un désert à des milliers de kilomètres au Sud et d'une mère inconnue rencontrée par-delà la Brèche, dans le Royaume de Glace. C'était aussi assez anodin.

— As-tu déjà quitté ton Royaume ?

Le peux-tu, seulement ?