Éviradnus - Litchi.

« Tel fut Éviradnus. Dans l’horrible balance
Où les princes jetaient le dol, la violence,
L’iniquité, l’horreur, le mal, le sang, le feu,
Sa grande épée était le contre-poids de Dieu.
Il est toujours en marche, attendu qu’on moleste
Bien des infortunés sous la voûte céleste,
Et qu’on voit dans la nuit bien des mains supplier ;
Sa lance n’aime pas moisir au râtelier ;
Sa hache de bataille aisément se décroche ;
Malheur à l’action mauvaise qui s’approche
Trop près d’Éviradnus, le champion d’acier !
La mort tombe de lui comme l’eau du glacier. »

[ Bibliothèque de l'Île Chuchotante - Quelque part entre les rayons d'ouvrages où règne la semi-obscurité. Le temps s'est écoulé de l'après-midi jusqu'au matin suivant. ]
[ Quelques semaines après le dragon. ]

Sous ses griffes dorées, quelques planches de vieux bois craquent.
Le museau levé vers les rayons de livres qui se succèdent et se dressent jusqu'à un haut plafond qu'il peine à distinguer, Grimalk progresse le long des allées à un rythme mesuré.
À travers les grandes fenêtres étroites se diffuse la lueur dorée de la fin de journée, étouffée par l'atmosphère poussiéreuse et par le lieu encombré de meubles et d'objets qui découpent les aplats de lumière chaude en bandes irrégulières qui zèbrent sols et murs.

Cela fait déjà plusieurs heures qu'il est là, mais la fatigue ne guette pas encore. Il est pour cela bien trop concentré. Au centre d'une allée, posés près d'un tapis épais et rongé par le temps, s'amoncelle la pile d'ouvrages qu'il a commencé à rassembler. Le plus long n'est pas de repérer les titres et les couvertures qui lui paraissent liés à ce qu'il cherche : mais bien de savoir où les débusquer. Car la bibliothèque est immense, les documents sont légion - et les façons de les arranger tout aussi multiples.
Encyclopédies, bestiaires, carnets de voyage, témoignages, livres de comtes... Autant de catégories différentes qui peuvent dissimuler de quoi l'aider à avancer.
Quand son regard intense et sérieux bute sur un terme clé ou sur une illustration évocatrice, le mâle se dresse sur ses pattes pour attraper le livre et l'ajouter à la pile. Le pire réside dans les étages les plus éloignés du sol, ceux qui obligent son corps peu souple à utiliser une échelle et à quitter les appuis du sol pour avancer avec difficulté vers les hauteurs.
Mais ça non plus, ça ne le décourage pas : tout au plus fronce-t-il les sourcils et relâche un soupir agacé, mais ces moments de lutte relâchent en lui davantage de positif que de négatif.
À l'exercice physique comme à l'épreuve mentale, Grimalk s'épanouit davantage sur un chemin escarpé et impraticable que sur une route lisse et aisée.

Un muscle qu'il étire à son maximum, un doigt qui se recourbe et attrape une tranche de cuir - le voilà en possession d'un dernier livre à parcourir.
Il contemple son butin vers lequel il revient d'un œil attentif et estime avoir pour le moment assez de matière.
Plus que de chercher encore davantage de références, le loup doit maintenant en extraire les secrets.
Une lampe à huile est allumée dans un grésillement en même temps que ses yeux dérivent un court moment vers le paysage extérieur encadré par les fenêtres, gagné par l'ombre bleutée de la nuit tombante.

Le Nakhus gonfle son torse d'une respiration profonde, la relâche.

Puis page après page, parcourt tous les livres déplacés.
Le premier tri se doit d'être rapide et efficace : il ne peut se permettre de lire chaque ouvrage en entier, et ceux qui ne sont finalement que peu utiles sont mis de côté pour être ramenés plus tard sur leurs promontoires de bois. Il dégage ainsi de sa collecte initiale une petite dizaine de livres, d'épaisseurs et d'aspect variés, qu'il s'apprête à étudier plus en profondeur. Une mèche noire est repoussée de ses yeux - et encore, il replonge dans l'exploration silencieuse des paragraphes et des croquis, prenant quelques notes sur une feuille à part.

Mauvais, menteurs, dangereux et changeants, c'est pour l'instant le portrait général qu'il dresse des dragons.
Pas de tous, à priori : il découvre dans les histoires venues de loin qu'ils sont de types bien distincts, et que leurs caractères le sont aussi.
Mais ces caractères semblent lier à leur aspect extérieur, à leur couleur : il n'est pas difficile de se concentrer avant tout sur les récits et les explications traitant des écailles azur du dragon qu'ils ont abattu.
C'est parfois un claquement sec de sa langue qui résonne dans l'allée autrement muette de la bibliothèque quand à côté d'une image qui lui fait dire qu'il touche à une information essentielle, le texte se trouve être illisible par l'usure ou rédigé dans une langue inconnue. Il suffit parfois de continuer à défiler les pages pour trouver une version traduite qui fait pétiller l'or de ses prunelles - d'autres fois, il doit se résoudre à abandonner dans un grincement de dents.

Les heures progressent, les connaissances s'accumulent et s'articulent.
Ses notes se font plus extensives, parcourues de symboles pour les organiser comme de rayures et d'interrogations sur certains points : si l'ensemble lui paraît plutôt solide, certaines parties ne fonctionnent pas. Il y a des histoires qui vont à l'encontre d'autre, des descriptions édictées en certitudes qui s'opposent à d'autres témoignages plus nombreux.
Simple erreur de parcours à éliminer, ou voix plus éclairée que les autres qui lutte pour rectifier des torts ?
La plupart du temps, Grimalk pense pouvoir répondre. Les carnets qui parfois louent aux dragons bleus plus de qualités que de défauts sont rarement les plus neutres dans le reste de leurs observations. Il lui suffit de creuser plus loin dans d'autres chapitres, se relève parfois même à ma recherche d'un autre titre du même auteur : mes conclusions sont la plupart du temps similaire.
Un loup qui aura trouvé son allégeance dans un alignement en accord avec les valeurs du dragon bleu, et ne peut qu'en dresser portrait glorieux.

À part ces quelques éloges contraires, le reste de sa marge d'erreur s'explique surtout par la nature même de ce qu'il cherche - et par l'approximation inévitable d'observations qui sont différentes et fruits d'expériences qui ne se ressemblent pas. Des zones de flou existent, des ombres masquent encore certaines conclusions et les empêche de devenir faits avérés.
Mais dans l'ensemble... Grimalk doit s'avouer globalement satisfait de sa progression. Il lui faudra pourtant persévérer encore et continuer son travail - pas seulement pour mieux cerner l'adversaire affronté, il le réalise alors. Mais aussi parce que les frontières de son intérêt se sont élargies, et que c'est maintenant aux autres dragons qu'il veut aussi s'intéresser.
Et il est persuadé qu'approfondir ses connaissances sur chacune de ces créatures de proches espèces ne lui permettra que de tisser un meilleur réseau d'ensemble, les reliant toutes.

D'un œil qui cligne un peu plus difficilement, le loup brun jette un regard traînant sur le résumé plus concis de ses notes.
Ce qu'il en ressort lui paraît limpide.

Tuer le dragon fut le bon choix, car s'il était bien fidèle à ce qui décrit d'autres de son genre, ils n'auraient jamais eu d'autres solutions que la soumission ou la victoire.

Grimalk passe une patte sur son visage aux paupières lourdes, relâchant un souffle entre ses crocs. Dehors, le soleil a presque fini de se lever et le ciel se débarrasse déjà de ses teintes rosées.

Il lui faut considérer écouter la fatigue qui s'installe malgré sa motivation qui lutte encore pour le maintenir éveillé, et admettre de devoir reprendre plus tard.

Ses griffes sont encore accrochées au bout de son museau quand il surprend le son d'un pas, rouvrant un peu ses yeux qui s'étaient clos pour plus de temps qu'un clignement de paupières sans même qu'il ne le remarque.
Quelqu'un approche. C'est la première fois en d'innombrables heures qu'il entend un bruit autre que le bois qui craque et grince dans toute la bâtisse, les pages qui se tournent ou sa propre respiration. Les pas sont déjà proches - juste derrière ce coin d'étagères et d'ici deux à trois secondes il en apercevra le propriétaire - et il y a difficilement signe plus évident de sa fatigue : il n'a pas été attentif à son environnement, pour ne remarquer cette présence que si tard.
Avant que n'apparaisse ce qui vient vers lui, une brève mais impérieuse impulsion lui traverse le crâne et Grimalk ferme les yeux, cette fois volontairement. Une réminiscence d'une vieille discussion avec Séléné, le brusque souvenir d'un jeu qui devint exercice mais qu'il ne pratiqua pas pendant longtemps. Il veut savoir si même à ce degré d'épuisement, il est capable de rassembler ses capacités d'analyse et de déduction sur quelque chose de vivant après tout ce temps enfermé dans le royaume muet des savoirs écrits.
La démarche est légère. Il devine un corps plutôt agile qui sait se déplacer sans rester ancré au sol, au contraire de ses propres capacités.
La cadence est malgré tout légèrement hésitante, pas tout à fait équilibrée. Les hypothèses sont nombreuses sur ce point et défilent rapidement dans son esprit, sans qu'il ne puisse prendre le temps de trancher. L'individu peut ne pas être d'ici et ne pas exactement savoir où aller, ou bien son corps a pu être un peu abimé et doit encore se réadapter à la marche, ou encore il y a une charge, quelque chose de porté qui -

La voix qui s'élève l'interrompt dans le fil de ses hypothèses, mais il se fait violence pour ne pas directement rouvrir les yeux. Son oreille tique sur les mots sur lesquels la louve butte et les lettres qui se répètent pour pouvoir s'enchainer, sursauts dans un fil de paroles qui devrait être fluide et qui le gênent, lui qui aime tant projeter son esprit avec rapidité le long de la ligne tracée par les dialogues pour y nouer ses pensées.
Le bégaiement lui provoque la même frustration que d'avoir entendu parler Cheza les premières fois avec son ton traînant - devoir attendre si longuement que finisse chaque phrase est pour lui une discrète agonie.
Ce n'est cependant pas ici le même degré - et lui entre temps sait mieux gérer sa frustration et les sautes d'énergie qui parcourent tant son corps que son esprit. Un peu mieux.

Le Nakhu finit par rouvrir les yeux pour observer l'inconnue.
Son corps correspond à l'idée qu'il s'en est fait - mais avant de le parcourir plus en détails, son regard bondit sur ce qui ressort le plus dans la pénombre et baigne le contour de ses formes d'un léger halo doré venu s'ajouter à l'orangé de la lampe. Jaune, le glowstick de Kiro. Un marqueur supplémentaire de ce qu'il a commencé à déceler - et le révélateur qu'il s'agit d'une louve du Sud, une Etelkru.
Après plusieurs secondes passées à son observation silencieuse, Grimalk se contente de hocher la tête pour accéder à sa demande. Un nouveau délai - puis sa voix grave résonne, basse dans cet endroit où chaque son trop fort devient une anomalie criante.

—  Tu étais à la bataille.

Ce n'est pas une question, mais un constat.
Il ne s'est pas attardé sur elle à ce moment - ni sur personne d'autre à part les membres de son groupe qu'il érigea en repère.

Mais il se souvient de l'y avoir vue.

La louve s'installe sous son regard qui la suit, et seul un bref mouvement d'oreille confirme qu'il a entendu la réponse de l'Etelkru. Oui, lui aussi, de toute évidence.
Le silence prend le temps de se réinstaller, maintenant davantage brouillé par les sons naturels que deux corps plutôt qu'un émettent. Lui ne compte pas se replonger dans une lecture intensive dans l'immédiat, tout au plus allait-il finir de mettre en ordre ses notes et ses marques pour reprendre plus tard ; aussi laisse-t-il dériver ses yeux sur les ouvrages que la louve a ramené avec elle.
Sa voix qui s'élève l'interrompt et ses iris dorés retournent se poser sur elle pour la parcourir quelques secondes, presque comme si sa présence a déjà été oubliée et qu'il doit se remémorer qui elle est, avant de répondre d'un ton neutre.

— Grimalk.

La louve du Sud semble faire partie de ceux qui ont toujours un air jovial et le sourire facile. Le Mage, lui, présente plus souvent un visage figé et sa fatigue en cette matinée après une nuit sans repos ne l'aide nullement à tirer une quelconque expression.
Il a enregistré le nom de la disciple de Kiro et de nouveau il reporte son attention sur le livre qu'elle vient d'ouvrir. Le mâle n'essaye nullement de cacher qu'il en lit également le sommaire et les titres - ce qui lui est donné de pouvoir déchiffrer de sa place.

— Tu es gestante ?

Se lève de quelques millimètres un sourcil.
Si elle l'avait été durant la bataille, il se demande quelles seraient les possibles conséquences.

L'une de ses oreilles se rabat vers l'arrière quand résonne son rire en réponse immédiate, et son museau se plisse légèrement.
En temps normal, même un bruit fort et soudain est peu apte à le déranger. Mais la fatigue qui s'est emparée de lui le rend plus sensible, autant qu'il a la connaissance du mal qui rôde en lui et qui menace particulièrement de s'exprimer dans ces moments de faiblesse. Mais l'inconfort passe aussi vite qu'il ne l'a piqué, heureusement, et il entend la fin de sa réponse. Ne reste qu'à recoller le reste, d'un bref travail de mémoire immédiate - puis il hoche le museau d'un signe à peine perceptible à son explication.
Il se demande un instant si les Etelkrus du Sud, tout guerriers qu'ils sont, n'ont pas de médecin pour s'occuper des louves pleines. Ou bien en incombe-t-il aux amis et à la famille de faire ce travail en particulier, comme c'est le cas dans certaines tribus, les guérisseurs n'intervenant alors qu'en cas de problème urgent ? Malgré ces quelques questions qui se sont levées dans son esprit, Grimalk ne se sent pas suffisamment intéressé pour vouloir réellement creuser le sujet.
De toute manière, la louve l'interroge à son tour - et ses pensées changent bien volontiers de cap. Il baisse la tête vers ses propres ouvrages, suivant presque inconsciemment le regard de Litchi pour faire tomber le sien au même endroit, sur les couvertures nombreuses dont les titres et dessins ne laissaient en effet pas de doute quant à leur contenu.

Il laisse passer quelques secondes, les yeux ainsi perdus quelque part entre le vide et ses notes parfois erratiques, avant de répondre d'une voix basse.

— Nous avons fait le bon choix en l'abattant. La majorité de ces livres rend un avis unanime. Il n'y aurait pas eu de paix possible.

Ça n'en était pas moins frustrant, quelque part. Grimalk a aimé ce combat, il l'avoue sans honte. Se confronter à pareil ennemi avait été un honneur - pour autant, il demeure une certaine déception dans la fin qu'il trouva. Une insatisfaction qu'il ne parvient pas tout à fait à pointer, et qui loge dans un recoin de ses entrailles.
Le fond de ses yeux, toujours égarés dans le vague des écritures qu'il ne lit même pas, paraîtrait presque un peu triste.

— Territoriaux, mauvais, arrogants... A un moment ou un autre, il y aurait eu confrontation.

Autant être du côté de ceux qui initient pour gagner plutôt que d'attendre de subir.