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 Fuel to Fire | Epreuve de Vie

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Cassius
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Cassius

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CASSIUS

5 ans (6 ans le 07/12/2024, 1 lifting surprise)
Jeune loup solitaire. Bilingue, s'exprime avec un accent espagnol.

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MessageSujet: Fuel to Fire | Epreuve de Vie   Fuel to Fire | Epreuve de Vie EmptyMar 06 Aoû 2024, 21:28

Spoiler:



Fuel to Fire
Cassius, 5 ans


Il n’avait pas peur.
Alors que l’orage grondait au-dessus de sa tête, ses épais nuages noirs et menaçants tournoyant lentement en attendant que son heure ne vienne, il n’avait pas peur.
Pendant que l’énorme cerf fuyait devant lui, son flanc maculé de sang, ses bois, aussi — celui de Cassius, le sien, cela n’avait plus d’importance –, soulevant la terre de ses larges sabots, bondissant au-dessus des taillis et déviant soudain à droite, à gauche, pour tenter de le semer ; tandis qu’une large entaille s’ouvrait sur sa cuisse gauche où continuait de perler le sang, non, il n’avait pas peur.
Lorsque les premières gouttes commencèrent enfin à tomber, s’agglutinant bien vite les unes aux autres pour ne plus devenir qu’un rideau d’eau glacée qui s’abattait à l’infini sous les flashes aveuglants des éclairs, lorsque l’eau se mit à dévaler le bois, rendant le sol glissant et peu stable, il n’eut pas peur.
Quand la vue qu’il avait de sa proie fut soudain dégagée, alors que les arbres se raréfiaient et laissaient place à des murs de roches rouges, et quand le cerf, paniqué et vaillant, s’engouffra dans la gorge sans un regard en arrière, non, Cassius n’eut pas peur.
Il refusa d’y penser.
Il refusa.

***

Il y avait certainement trop d’ambition dans ce choix qu’il avait pu faire, en débusquant ce majestueux mâle tout au bout de la piste qu’il avait décidé de suivre ce jour-là, puis en décidant de le chasser malgré son physique bien plus lourd que d’ordinaire, et ses immenses ramures qui témoignaient d’un âge avancé. D’un certain statut, chez les cerfs. Dont il ne doutait pas qu’ils savaient s’organiser comme eux, les loups, et faisaient société à leur manière.
Cassius avait beau être lui-même très imposant, ce genre de proie, c’était pour les meutes. Les groupes soudés. C’était bien trop dangereux pour un individu isolé, ça n’en valait pas la peine.
Mais il n’avait pas eu peur.
Il n’avait pas eu peur depuis si longtemps.
Peut-être qu’ainsi, quelque chose se réveillerait en lui.
Il n’avait pas spécialement réfléchi, il n’était pas affamé, il lui aurait suffi de passer son chemin. Mais plutôt que courber l’échine et savoir battre en retraite intelligemment comme on le lui avait appris lorsque le jeu n’en valait clairement pas la chandelle, il était allé de l’avant. Le cerf lui-même avait eu l’air surpris. Et n’avait pas reculé non plus.
Encore un mauvais signe, dont Cassius n’avait pas tenu compte.
L’affrontement avait duré un temps, blessant les deux protagonistes, mais voyant que ce damné loup qui semblait assez fou pour l’attaquer ne cédait pas, la proie avait su prendre la fuite, et Cassius, lui, avait pris sa suite.
Et derrière lui, Cassius était toujours. Il ne le voyait pas, certes, mais il le sentait. On ne pouvait semer Cassius dans le Canyon.
Il était tout entier dévoué à sa traque, son attention complète portée sur la proie qu’il traquait, c’était idiot, de ne pas non plus prêter attention à ce qui l’entourait, et à ce qui pouvait le suivre, il le savait très bien mais il refusait également d’y songer. Et puis, même s’il n’y avait pas mis les pattes depuis des années, ce Canyon, il le connaissait comme sa poche. Dans ses moindres recoins. Y compris ceux dont il aurait souhaité ne jamais connaître l’existence.
La piste se faisait de plus en plus fraîche. Il louvoyait entre les rochers, montrant une agilité insoupçonnée pour un mâle de sa carrure, remontant un couloir qu’il connaissait très bien.
Ca aurait dû lui mettre la puce à l’oreille. Il l’avait emprunté tellement de fois. L’un de ces corridors qui bordaient la gorge où se trouvait son ancienne tanière, désormais transformée en mausolée. Le boyau étroit déboucha sur une plateforme ; à sa gauche, un ravin, à sa droite, un sentier qui montait, face à lui, un mur. Dans ce mur, une faille. Dans cette faille, l’odeur du cerf. Au-dessus de lui l’orage continuait de hurler dans le ciel, comme une sinistre mise en garde, et Cassius n’eut pas peur, non, Cassius n’écouta pas. Il s’y engouffra.

La faille donnait sur un nouveau couloir, un peu tortueux, qui débouchait sur une petite caverne étonnamment circulaire, qu’un trou dans la roche qui constituait son toit illuminait lorsqu’un éclair fendait le ciel en deux. Dans la pénombre, il l’aperçut alors, en son exact centre, comme une offrande placée là dans le souci d’une parfaite symétrie. Son cerf.
Eventré.
Et au-dessus de lui, une ombre.
C'est en tout cas ce qu'il crut voir dans l’obscurité, jusqu’à ce qu’il ne cligne des yeux et qu’un nouvel éclair illumine la petite salle, car ce n’était pas une ombre, non, c’était un loup.
C’était son père.

Joaquín se tenait là, face à lui, bien vivant, et Cassius eut beau cligner des yeux, encore et encore, il ne disparut pas. Sa silhouette large, couverte d’un poil épais, enserré à la gorge par un collier de cuir dont les couleurs étaient un peu passées. Son corps couturé de cicatrices. Les deux fières plumes de Quetzal qui rebiquaient derrière son oreille. Il n’y avait là aucun doute. Et pourtant quelque chose n’allait pas — quelque chose ? Bien sûr, quelque chose, il était mort, bon sang !. Le jaune de ses yeux était peut-être un peu plus terne, ou un peu plus vert. La manière qu’avait sa fourrure poussiéreuse de tapisser son corps lui donnait une allure un peu plus biscornue.
Le sang qui coulait de sa gueule, tandis qu’il la plongeait dans les entrailles de l’animal, lui, était tout ce qu’il y avait de plus normal.
Cassius restait figé, la gueule entrouverte, face à son père qui continuait calmement son repas, et au-delà de cette confusion qui assaillait son esprit et brouillait ses pensées, au-delà de ce vacarme de la pluie déferlante et du tonnerre tonitruant qui harcelaient ses sens, il la ressentit. . Dans le creux de son ventre. Entre ses omoplates. Tout le long de son dos, jusque dans sa gorge.
Une sueur froide.
La peur.
La peur, qui monta d’un léger cran, lorsque dans la caverne s’éleva la voix rauque, et étonnamment grave — mais s’en souvenait-il vraiment, de sa voix, après tout ? –, de Joaquín.

Ven.

... ¿qué?
Les yeux de son père étaient désormais sur lui, il ne mangeait plus. Cassius ne bougea pas.

Ven aquí. Come algo.

Son poil se dressa lentement le long de son échine, et il ne bougea pas.
Voyant son fils qui ne pipait mot, ni ne bougeait d’un iota, Joaquín reprit :

Qué te pasa, ¿ hijo ? Despues de tantos años, ¿ te has olvidado el idioma de tus padres ? Un froncement de sourcils. Joaquín l’observa un moment, les muscles de sa mâchoire semblaient travailler en silence, comme s’ils peinaient à former les mots. Une sorte de tic nerveux que Cassius arborait lui-même assez fréquemment, mais qu’il n’avait jamais vu chez le vieux mâle. Un étrange reflet de sa personne qu’il n’avait pas remarqué, avant. Quelque chose qui le dérangeait. Viens là. Il y en a assez pour nous deux.

Cette fois-ci Cassius amorça un geste : il y avait une part de lui, conditionnée depuis l’enfance, qui lui intimait de se plier aux ordres de son père. Il avait toujours fait ce que Joaquín lui disait. Il n’y avait pas de raison qu’il ne le fasse pas. Et pourtant il y avait tout le reste, tout ce sentiment qui désormais le pétrifiait dans son intégralité, figeait son corps comme une statue de marbre, faisaient se rebeller ses muscles contre sa propre volonté. Après tant de temps.
La peur.
L’irrépressible envie de tourner les talons et de quitter cette petite grotte sans jamais revenir en arrière. Le sentiment d’être un lâche, encore et toujours, mais dominé par une terreur qui montait graduellement et menaçait de le submerger. Là encore, il ne bougea pas. Ni en avant, ni en arrière. Joaquín, toujours perché sur son buffet, s’humecta les lèvres.

Qu’est-ce que tu as, à rester debout là comme un idiot ? Viens manger du cerf. Je l’ai tué pour toi.

Il parvient à secouer la tête. Un peu.

N… non.

Suite à sa réponse les babines de Joaquín se relèvent, et dévoilent deux rangées de crocs que le temps avait rendus jaunes.

Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Instinctivement, Cassius courba un peu l’échine. Il détestait quand son père devenait grossier. Ca ne présageait jamais rien de bon. Face à son geste, Joaquín parut gonfler le torse, et il eut l’impression qu’une lueur de satisfaction traversait son regard. Tu vas refuser ce que je t’offre à manger, maintenant ? Comme tu as refusé tout ce que j’ai voulu t’apprendre ?

Cassius s’affaissa un peu. Voilà qu’il se recroquevillait comme un louveteau fautif à qui on adressait des réprimandes. Mais n’était-ce pas ce qu’il était, après tout ? N’y avait-il pas beaucoup de reproches, qu’on aurait pu lui adresser ?

…. N-N-Non.
No, no, ¿qué cojones es eso? ¿No sabes como decir nada más? Eres tónto, ¿o qué ?


Dans les yeux de Cassius, une sensation de picotement, il clignait et clignait mais ça ne faisait qu’empirer. Il avait désormais la nuque totalement pliée, le museau rivé sur le sol entre ses pattes et la poussière qui s’y amassait. Quelque part face à lui, résonnant dans toute la pièce, se répercutant en mille échos contre ses parois lisses, la voix de Joaquín paraissait se distordre, et une terrible douleur commençait à lui vriller le crâne. Sa gorge était trop serrée pour que son souffle ne s’échappe de sa gueule entrouverte.
Non.
Il parvint à se mettre en mouvement, par pour avancer, mais pour pivoter sur lui-même. Chaque pas lui semblait peser un peu plus lourd que le précédent, chaque geste était une torture. Lorsqu’il parvint à l’entrée de l’antichambre, un bruit le stoppa net. Comme un tissu qu’on déchirait, mais en plus visqueux. Quelque chose qui craque, que l’on brise en deux. Et puis un choc sourd, une masse lourde qui roule juste derrière lui. Un mouvement attira son attention, et lorsqu’il baissa les yeux sur sa droite, Cassius vit la tête du cerf, dont les yeux morts le fixaient sans le voir.

Mange.

Sa voix était bien trop grave. Quelque chose ne collait pas.
Joaquín avait toujours été fort : ou en tout cas, il avait toujours paru invincible, dans les yeux de Cassius. Jusqu’à ce que l’incident ne se produise à la Passe, jusqu’à ce qu’il chute dans le vide par sa faute, jusqu’à ce qu’il ne retrouve son corps inanimé aux côtés de celui de son oiseau, baignant dans une mare de sang, au fond de la gorge — qui aurait cru qu’un corps pouvait en contenir autant ? Il semblait s’étendre à l’infini, comme la mer.
Il lui avait alors paru si fragile, si frêle. La condition de Joaquín s’était alors révélée à lui : le temps ne lui avait clairement pas fait de cadeaux, et si le vieux loup avait joui d’une espérance de vie impressionnante pour quelqu’un dont l’existence avait été si mouvementée, force était de constater que ses derniers mois avaient dû se faire difficiles. Sous son épais pelage, son corps était plus maigre, ses flancs, saillants. Ses crocs, presque oranges, dévoilaient une langue pâle... Ses yeux paraissaient trop profonds.
Cassius avait alors pensé que c’était la mort, et avait refusé de regarder. Avait transporté le corps sur son dos, l’oiseau dans sa gueule — hors de question de le séparer d’Ixcanul –, et une fois arrivé à la Tanière, était reparti chercher des pierres. Il s’était mis au travail, s’était perdu à la tâche. Avait, du mieux que possible, évité de regarder.
Joaquín avait toujours été très fort, oui, mais sur la fin, trois ans plus tôt, il ne l’était plus tant que ça. Ca ne l’avait pas empêché de vaincre le serpent.
Grâce à sa ruse.
Ca ne lui aurait pas permis d’arracher la tête d’un cerf, si gros, qui plus est si vite. Enfin, il lui semblait.

Joaquín était plus proche, désormais. Il ressentait sa présence et un regard jeté par-dessus son épaule lui permis de voir que ce dernier se tenait immobile, à quelques mètres de lui, son festin désormais ignoré. Debout, raide. Le regardant avec insistance.
Sombre.
On avait l’impression que ses pattes ne touchaient pas le sol.
Il avait très peur, désormais.
Cassius se retourna, prêt à quitter la caverne, à s’engouffrer dans le boyau de roche et mettre toute la distance du monde entre ce fantôme et lui, mais il ne put avancer. Car Joaquín se tenait en travers du chemin. Le visage dur.

Où tu crois que tu vas ? Tu vas encore abandonner ton vieux père ?

Abandonner.
C’était assez ironique, si on y songeait : après toutes ces interminables journées passées à se languir seul dans leur tanière dans l’attente d’un père qui s’absentait toujours plus longtemps, voilà que c’était lui qui l’abandonnait. Le museau de Cassius se fronça. Quelque chose commença à craquer en lui. Ses mâchoires se crispèrent, et il lâcha d’une voix froide :

Au revoir.

Puis sans laisser à Joaquín le temps de répondre, il se mit en marche, l’écartant d’un coup d’épaule — Joaquín avait beau être impressionnant, Cassius l’était encore plus –, et s’engouffra dans l’étroit corridor.
Lorsqu’il sentit de nouveau la pluie glaciale s’abattre sur lui, et le vent qui s’engouffrait avec rage dans son poil, il expira longuement. Puis se mit à courir.
Combien de temps, il n’aurait su le dire : son attention était moins portée sur ce qui l’entourait que sur le désir de sentir ses muscles chauffer, d’évacuer ce trop plein d’énergie qui grondait en lui. De quitter cette grotte de malheur et de ne plus jamais y retourner, aussi. Cassius ne savait pas ce qui rôdait là-dedans. Et au risque de le regretter plus tard, il ne voulait pas savoir s’il s’agissait réellement de son père, et non d’une illusion mesquine jetée là par son esprit en mal de sommeil. Il ne voulait même pas savoir comment Joaquín pouvait être là.
Il finit par s’arrêter, le souffle court, les pattes tremblantes. L’orage était désormais derrière lui et le soleil déclinait lentement dans le ciel : il n’avait pas l’impression que la température était plus basse que ce matin, mais étonnamment, il avait froid.
Lorsqu’il leva les yeux, Joaquín était là, dans l’ombre d’une falaise, et le regardait.

Mû par une vague d’effroi, Cassius prit ses jambes à son cou. Il galopa et galopa encore, malgré l’épuisement qui le gagnait, empruntant les sentiers qui grimpaient, dévalant les pentes raides qui leur succédaient. Le ciel virait à l’orange, les ombres s’étiraient. Et où qu’il regarde, là, lové parmi elles, comme attendant son heure, son père le fixait.
Il fuyait le soleil, réalisa-t-il soudain. Dommage que ce dernier ait été sur le point de disparaître derrière les montagnes. Cassius décida de grimper au plus haut, là où rien ne lui ferait de l’ombre. Il emprunta un chemin escarpé : les ténèbres le rattrapaient.
Et puis alors qu’il voyait le sommet à quelques centaines de mètres de lui, et la promesse d’un court répit qu’il lui apportait, l’astre disparut derrière un nuage. Il fit soudain sombre, et lorsque Cassius leva les yeux vers le ciel, quelque chose jaillit de la roche à sa gauche, et le poussa dans le vide.

***

Sa tête lui faisait affreusement mal, son corps tout entier, également. Sa gorge sèche réclamait de l’eau, mais ses paupières peinaient à s’ouvrir. Il se demanda si c’était ça, la gueule de bois dont avait parfois parlé son père, lorsque, plus loquace que d’ordinaire, les yeux perdus dans le feu de camp qu’il confectionnait lorsque tous deux dormaient sous les étoiles, il lui parlait du pays qui l’avait vu naître. Il ne se rappelait pourtant pas avoir bu quoi que ce soit. Il ne se rappelait même pas avoir jamais essayé l’alcool. Il ne se rappelait pas grand-chose, présentement, pour être honnête.
Cela lui demanda un effort mais il parvint à ouvrir les yeux. Il était étendu sur une grosse dalle de pierre, dans le Canyon, et il faisait nuit. Etrange. Que faisait-il ici ?
Cassius se releva non sans mal, commit l’erreur de s’ébrouer pour chasser la poussière qui encombrait son poil, tressaillit lorsque le geste s’avéra très douloureux, et regarda autour de lui. Il connaissait cet endroit. Il le connaissait très bien.
Un peu plus loin, il y avait un rocher, à demi effondré. Il était sur une plateforme rocheuse qui donnait dans le vide, vers ce dernier, on distinguait les traces d’un éboulement. Un frisson hérissa le poil le long de son dos, tandis que les images d’un combat sanglant contre un reptile géant lui revenaient par vagues.
C’était là qu’il avait vu Joaquín en vie pour la dernière fois.
Mais l’était-ce vraiment ? Car ce même Joaquín se tenait là, debout face à lui. Cassius eut le réflexe de sauter du haut de sa pierre, et manqua de chuter lorsqu’il toucha le sol et qu’une douleur vive lui enserra le flanc. Baissant les yeux, il vit que du sang s’écoulait de ce dernier, et que sa patte était enflée. Il devait y avoir un problème avec ses côtes. Il avait dû se fouler la jambe.
Au moins, même si c’était douloureux, il parvenait à respirer sans avoir l’impression de se noyer. Rien ne semblait avoir transpercé ses poumons.

Ce rapide état des lieux le conduisit à s’interroger sur ce qui avait pu le conduire à finir dans un tel état, et il se demanda distraitement s’ils étaient en train de s’entraîner. Leurs pratiques du combat, censées être éducatives, avaient parfois pu devenir assez violentes, notamment sur la fin. Peut-être avaient-ils franchi une étape de plus. Son souffle se coupa.
Non.
Ils ne s’étaient pas entraînés depuis très longtemps.
Joaquín paraissait étrange.
Joaquín était mort.
Pourtant, Joaquín était là.
Cassius se remémora la course, se remémora le cerf, se remémora la grotte, la course, sa chute, et sa gorge se noua.

Tu as enfin fini de fuir ? Sa gueule s’étira en un sourire goguenard. Cassius déglutit avec difficulté, ses sourcils se froncèrent.
Tu n’as rien à faire ici, répondit-il. Tu es mort.

Le sourire de Joaquín s’élargit. Il ne pensait pas que son père ait été capable d’avoir un sourire aussi grand. Il ne pensait pas que ce soit possible pour qui que ce soit : sa tête semblait prête à s’ouvrir en deux.

C’est vraiment ce que tu crois ? Le vieux mâle commença alors à bouger, décrivant un cercle autour de lui. Instinctivement, comme il l’avait fait mille fois durant leurs entraînements, Cassius en fit de même. Ou ce que tu espères ?

Avant qu’il ne puisse répondre, son père se jeta sur lui. Il voulut esquiver mais c’était sans compter sur sa cheville foulée : il était trop lent, Joaquín, trop rapide. La douleur lorsque ce dernier percuta ses côtes endolories était atroce, et Cassius, le souffle court, céda sous le poids de son aïeul, dont la respiration chaude lui couvrait désormais le visage.

Trop lent, hijo. Toujours trop lent.

Sa gueule s’ouvrit en un trou béant et noir, hérissé de rangées de dents bien trop nombreuses. Avant qu’elle n’ait le temps de s’approcher de sa gorge — comme si le collier hérissé de piques qui la protégeait ne le dérangeait aucunement –, Cassius, complètement horrifié, le repoussa. Les pattes de Joaquín effleurèrent à peine le sol et il repartit à la charge, ne laissant à son fils d’autre choix que de rouler sur le côté pour esquiver son attaque, et se remettre sur pieds en dépit de la douleur.

Trop lent à comprendre, trop lent à esquiver, trop lent à attaquer. La vitesse n’a jamais été ton fort, hein ? Il bondit de nouveau, et en un clin d’œil il lui arrivait dessus, se mouvant à une vitesse bien trop grande. C’était comme s’il lui suffisait d’un battement de cils pour se téléporter. Cassius se campa sur ses pattes, prêt à accuser le choc — il n’aurait pas eu le temps de l’éviter –, et les mâchoires de Joaquín le saisirent à la nuque. Il ne comprenait pas. Ca n’aurait pas dû être possible, avec son collier. Apparence savait être rapide, elle. Ses yeux s’écarquillèrent. Et en dépit de mes efforts, tu étais toujours à la traîne. Il sentit le sang qui commençait à couleur le long de son encolure. Quelle dommage que j’ai été coincé avec toi.

Il y eut de nouveau ce craquement, en lui. Un peu plus fort. Comme du bois qui peine à retenir une charge. Cassius s’aplatit au sol puis bondit, bascula vers l’avant : il amorça une roulade et lorsque son dos arriva au sol, il aurait dû écraser son père. Une roulade. Comme lorsqu’il avait rencontré Nyu pour la première fois, et qu’ils avaient fait ce concours, avec Apparence.
Il aurait dû. Mais son échine ne trouva que la pierre rugueuse et tranchante, et peut-être qu’au final ce craquement ce n’étaient que ces côtes qui ployaient un peu plus sous l’impact. Il se remit droit et roula de nouveau sur le côté avant que Joaquín ne le heurte à nouveau.
J’ai songé à échanger, tu sais. Au début. Les mâchoires s’ouvraient à nouveau, mais cette fois-ci Cassius n’esquiva pas, il asséna un nouveau coup d’épaule, son père recula. Quand vous étiez trop jeunes pour vous en souvenir. Je suis sûr que Justice n’aurait rien dit. Les crocs claquèrent près de son oreille. Cassius se tordit, repoussant de nouveau le mâle, qui semblait être partout et nulle part à la fois. Comme une ombre infinie et chaude qui aurait tenté de l’étouffer en l’avalant tout entier. Mais vous auriez fini par vous en rendre compte. Elle ne me ressemblait pas assez. Enfin, naïf comme tu es, et toujours prêt à croire les moindres conneries que j’aurais pu te raconter, tu aurais gobé l’histoire, c’est sûr. Mais elle, elle est maline. Elle aurait tout de suite compris. Je ne voulais pas lui infliger ça. De nouveau ce craquement. Plus sourd, plus résonnant. Les dents de Cassius, dont la gueule ne s’ouvrait jamais, se serrèrent un peu plus. Il avait maintenant du sang dans les yeux. A moins que le ciel ne soit devenu rouge ? Mais toi, par contre…

La voix résonna, rauque et rocailleuse. Comme si elle provenait de l’intérieur de lui.

Ca ne t’a posé aucun problème de la laisser derrière, quand tu as décidé de partir.

Le cri qui résonna dans la Passe, c’était le sien. Ses crocs trouvèrent la fourrure du dos de son père, se refermèrent dessus et il se cabra violemment pour l’envoyer plus loin.
Il heurta le sol avec fracas, roula sur quelques mètres. Il paraissait désormais bien faible. Chétif. Vieux. Il se redressa lentement.

Quand tu l’as abandonnée elle aussi.
TAIS-TOI !!!!


Joaquín se stoppa dans son geste.

Tu ne sais pas de quoi tu parles !!! s’écria-t-il avec colère. En lui, plus de craquement, mais un grondement sourd. Celui d’un barrage qui ne tenait plus sous la pression.
Tu dis ça comme si c’était toi qui l’avais vu pleurer pendant des jours et des jours après ton départ. La petite était inconsolable. Joaquín semblait hésiter. Il finit de se relever.
ARRETE !! L’écho de sa voix se perdit dans la gorge. Un mouvement presque imperceptible parut faire ployer Joaquín vers l’arrière. Son expression changea.
Ce n’est pas toi qui décides. Tu…

Joaquín ne put finit sa phrase, car dans un aboiement de colère, Cassius se jeta sur lui.
Il n’y avait pas de finesse dans son geste, c’était l’expression absolue d’une rancœur qui éclate.

Tu n’as plus le droit de choisir pour moi !!

Il le heurta de plein fouet, tel un bélier, avant de le repousser avec force d’un coup d’encolure. Cassius ne ressentait plus la douleur. Et à vrai dire, il ne ressentait plus la peur, non plus. Ce qu’il ressentait était bien plus sombre. Et surtout bien plus laid.

C’est comme ça que tu parles à ton père ? De nouveau Cassius lui fonça dedans à peine sa phrase terminée, lui assénant un coup d’épaule pour le faire reculer.
Mon père ?! Puis un autre. Joaquín se cabra pour bondir au-dessus de lui. Mais Cassius en fit de même et vint le percuter, le faisant chuter lourdement. Tu n’étais jamais là !!! Les crocs de Joaquín se refermèrent sur sa patte. Ceux de Cassius, eux, se refermèrent sur son museau. Il tira violemment, le sang emplissant sa gueule, et d’un coup de tête l’envoya plus loin. Joaquín le regarda avec rage et poussa un cri, qui n’était en rien celui d’un loup. Je n’étais jamais assez bien pour toi ! Des jours et des jours passés à t'attendre sans jamais savoir si tu allais revenir, à me demander si c'était à cause de moi, à chercher ce que j'avais pu rater, ce que j'aurais pu mieux faire, à me plier en quatre pour te faire plaisir, et tout ça pour quoi ? Pas une seule fois tu ne m'as félicité, ni même encouragé. Pas une seule fois tu ne m'as fais sentir que tu aurais pu être ne serait-ce qu'un tout petit peu fier de moi. Tu m'as fait me sentir comme un étranger chez moi et au final, c'était comme si tu n'attendais que ça, que je parte ! Comme si à chaque fois que tu revenais à la Tanière et me trouvais là à t'attendre, tu étais déçu de voir que j'étais toujours là !! Alors j'en ai eu marre, marre d'essayer en vain de me conformer à tes exigences sans jamais les atteindre, marre de ne jamais être à la hauteur, marre de passer ma vie dans ce trou poussiéreux ! Et j'ai découvert que la vie sans toi dépassait de très loin tout ce que j'aurais pu attendre de toi si tu avais eu le courage de te comporter comme un vrai père !! Parce que tu n'es pas le seul à avoir été déçu, tu étais un père minable !

Le corps de Joaquín convulsait, maintenant. Parfois, certains de ses membres se distordaient, noirs, comme animés d’une vie propre. Sa gueule s’ouvrit, mais il se ravisa. Et opta pour une feinte, faisant mine de l’attaquer frontalement, avant de dévier au dernier moment pour le prendre par le côté. Une technique qu’il affectionnait particulièrement et que tous deux avaient travaillé maintes et maintes fois.
Et c’était avec ça qu’il pensait le battre ? Le croyait-il si stupide ? Si incompétent ?!
Cassius n’esquiva pas. C’était ce que lui avait enseigné son père : se fondre au sol pour surprendre son adversaire, et l’attaquer par en dessous. Ce n’était pas ce qu’il avait envie de faire. Car même si son corps volumineux le rendait moins apte à esquiver que celui, plus svelte toutes proportions gardées, de son géniteur, il savait qu’en terme de force physique, il avait clairement l’avantage. Et il n’en avait tout simplement pas envie. Il voulait le contact. Il voulait…
Finalement, le barrage céda. Et il n’y eut plus rien pour protéger Cassius du flot torrentiel d’émotions qu’il avait refoulé toute sa vie. La rancœur, le regret, la culpabilité. Mais surtout la colère. La colère, et une rage incommensurable, qu’il acceptait et accueillait même à bras ouverts, pour la première fois. Quelque chose se brisa en lui.
Il voulait la douleur.

Cassius alla droit contre son père et le percuta avant qu’il ne finisse de sauter, les envoyant tous deux rouler un peu plus loin. Donnant un puissant coup de rein pour se redresser, il prit l’avantage et se retrouva sur ce dernier lorsque leur course s’arrêta.

J’aurais voulu ne jamais te connaître. J’aurais préféré naître Etelkru, ou mourir de froid dans la Grève, j’aurais voulu que jamais tu ne me ramènes, j’aurais préféré rester là-bas avec elle.

Sa gueule alla trouver la gorge de Joaquín. Ses crocs se refermèrent sur l’épais collier qui la protégeait et il serra quand même. Il sentit le cuir qui craquait sous ses dents et entendit le gargouillis qui provenait de sa proie.
A partir de là, ce fut difficile à comprendre. Il n’essaya pas vraiment. Il n’y eut plus qu’un monde sous filtre rouge, avec ses claquements secs, ses cris étouffés, ses bruits de poils qu’on arrache. Le bruit de la viande qui se défait. La douleur, parfois. Sans son dos, dans son ventre, le bout de sa queue, sur le coin de sa gueule. Jamais assez. Jamais.
Les chocs de corps qui entrent au contact, une respiration qu’on ne prend pas le temps de reprendre, la sensation d’un liquide chaud qui lui gicle au visage, dans les yeux. La chair qui cède. Les os qui rompent. Un hurlement guttural qui se perd dans le canyon. Une transe qui ne prit fin que plusieurs longues minutes après que le silence se soit abattu sur la Passe.

Impossible de dire quelle heure il pouvait être, mais la nuit était déjà bien avancée lorsque le monde perdit ses reflets pourpres. Le souffle haletant, le regard froid, le corps maculé de sang, Cassius se tenait là, silencieux. Sa mâchoire effectua ce geste qu’il avait décelé chez l’ombre, dans la grotte circulaire, et qui lui avait paru si familier, si déplacé sur le visage de son père. Il mordit lentement l’intérieur de sa joue, sentant perler le sang, mais cela n’évoqua rien chez lui. Ni satisfaction, ni dégoût. Il ne sentit même pas la douleur. Ses yeux jaunes observaient avec calme la scène de massacre à ses pattes. Les restes épars du fantôme de Joaquín, disséminés sur une surface bien trop grande.

Cassius fit demi-tour. Et s’éloigna en boîtant.
Il s’en alla sans un regard en arrière, laissant derrière lui le cadavre de l’ombre qui baignait dans son sang. A la merci des charognards qui voudraient bien de lui.
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