Addicted - Cassius

Les errances de Cassius l'avaient aujourd'hui conduit dans les plaines qui joignaient les territoires Etelkru et Nakhu. Il s'agissait de vastes étendues qu'il avait jusque là traversées de manière assez distraite, généralement trop perdu dans ses pensées pour réellement prêter attention au terrain autour de lui au-delà de l'habituelle méfiance vis-à-vis d'attaquants potentiels. Et c'était au cours de l'une de ces traversées que ce matin-là, le solitaire, peut-être un peu plus attentif à son environnement direct que d'ordinaire, avait réalisé que ces plaines jusque-là supposées si monotones présentaient vers l'ouest une aspérité du terrain qui lui avait échappé. Un creux remarquablement circulaire, qui donnait sur un lac en forme de demi-lune.
Au bord duquel il se tenait à présent, penché vers l'avant, lapant ses eaux cristallines et appréciant leur fraîcheur. Jusqu'à ce qu'une petite voix ne se fasse entendre, juste derrière lui.
Les oreilles du mâle pointèrent vers l'avant et il fit volte-face. Inutile de scruter les alentours bien longtemps : une minuscule forme à-demi noyée sous une épaisse masse de cheveux noirs se dirigeait vers lui avec détermination. Une petite Etelkru.
Ah.

— Bonjour, répondit-il, cherchant du regard la trace de ses parents. Ne trouvant que de l'herbe. Tu es toute seule ?

Ses yeux jaunes quittèrent les herbes environnantes pour aller trouver les yeux bleus de la gamine. Qui n'avait pas l'air méfiante pour deux sous.

Ouais. La petite remua fièrement la queue, de toute évidence enthousiaste. Cassius pinça les lèvres avant de lever de nouveau les yeux, cherchant frénétiquement un signe de vie quelconque. Un ou une gardienne pour venir la récupérer, à qui il pourrait signifier qu'il n'était pas hostile et que cette rencontre n'était que fortuite. Un frère ou une soeur, un oncle, une tante, un ami. Un autre gosse, peut-être. De son âge, ou plus vieux.
Mais rien. Il était seul à seul avec elle. Une situation assez inattendue mais qui n'était peut-être pas si inconfortable qu'on aurait pu l'attendre pour un grand mâle solitaire flirtant dangereusement avec le emocore comme lui. En effet, si ses social skills n'étaient clairement pas les plus développés, il avait un atout.
Il avait une presque-soeur.
Ou en avait eu une, à l'époque.
Et jouissait en prime d'une éducation très stricte quand il s'agissait de prendre soin des petits, qui plus est lorsqu'ils étaient des petites. Son attention revint à la gamine, qui semblait cette fois-ci ravie de constater des similitudes entre leurs apparences. Un petit sourire apparut au coin de ses lèvres, et il se baissa pour se mettre à sa hauteur.

— C'est vrai. On a peut-être des ancêtres en commun. Impossible, certes. Je me promène. Et toi ? Pourquoi es-tu si loin de chez toi ?

Il inclina respectueusement la tête lorsqu'elle se présenta.

— Je suis Cassius. Enchanté, Roxane.

Du flot de paroles et de gesticulations surexcitées qui s'en suivirent, Cassius retint plusieurs éléments :
1. Elle était clairement moins timide que lui n'avait pu l'être à son âge, ce qui en soi n'était pas si difficile, et n'était carrément pas surprenant vu l'aplomb avec lequel elle était venue vers lui sans le connaître.
2. Ce n'était pas très clair, mais il n'était pas impossible que sa présence si loin — proportionnellement – des terres de sa meute soit dû à une parentalité défectueuse. Ses sourcils se froncèrent et il serra un peu les dents.
3. Elle aimait les plumes. Elle ne manqua d'ailleurs pas de lui montrer le fin duvet qui garnissait son postérieur, et qui, contrairement à lui, était naturel.
Cassius veilla à détendre son visage — dont il savait bien qu'il s'était crispé lorsqu'il avait réalisé que Roxane était potentiellement négligée – et hocha la tête.

— Tes plumes sont très jolies. Je veux bien être ton ami. Peut-être était-il bon d'essayer d'en apprendre un peu plus. Si Maps veut bien que tu sois amie avec un solitaire ?

Il supposait que c'était sa mère, ou ce qui s'en approchait le plus. Peut-être que c'était d'elle que venaient les plumes de la petite. Comme celles de Cassius lui venaient de son père. Et des oiseaux qui peuplaient le pays.

L'euphorie de la petite cessa soudainement. Le flot de paroles à demi-articulées laissant place à des sons hésitants. Cassius était partagé entre l'envie de rire — cet ascenseur émotionnel brutal suite à son coming out de solitaire était assez comique et il n'avait jamais vu qui que ce soit enchaîner si vite des émotions si contradictoires, pas même Apparence, qui avait su faire parfois preuve de revirements de caractère assez déroutants pour le louveteau qu'il était à l'époque – et ce qui était sans doute une forme de déception. A croire que solitaire était une insulte et synonyme de paria.
Il était en soi normal de mettre son enfant en garde contre les inconnus. On ne savait jamais ce qui pouvait rôder dans les parages, et peut-être que la réputation particulière des Etelkrus justifiait une méfiance accrue vis-à-vis des sans-meute. Cette Maps avait au moins dit à la petite d'éviter les gens comme lui, supposait-il pour la protéger. C'était tout à fait raisonnable, et il le savait. Et pourtant, il y avait une part de son égo qui s'en sentait meurtrie.
Il veilla néanmoins à ne rien trahir, et haussa délibérément les épaules.

— C'est pas grave. Ne lui parle pas de moi.

Ses yeux se levèrent brièvement vers les arbres arbres tortueux dont la silhouette dessinaient la frontière du marais au loin avant de revenir sur la petite.

— Tu veux faire une balade ?

Mieux valait la ramener vers chez elle rapidement, pour qu'elle puisse y rentrer en cas de pépin. Par exemple, si sa mère s'apercevait de son absence et décidait de se mettre à sa recherche.

Cassius prit tranquillement la direction du marais tout en réfléchissant à la question de Roxane.

— Un peu partout. Je voyage beaucoup depuis quelques années.

Je n'ai ni attache ni famille pour me retenir quelque part, songea-t-il avec une forme d'amertume. Et un peu de honte, aussi. Il supposait qu'Apparence était toujours là, quelque part. Non. Il le savait. Mais où, ça, par contre, il n'en avait pas la moindre idée. Et ne pouvait s'empêcher de se dire que c'était totalement de sa faute. Il espérait juste qu'elle allait bien et était en sécurité.

— Tu as des amis dans ton clan ? demanda-t-il en veillant à ne pas marcher trop vite.

Il pencha la tête sur le côté, songeur, avant de répondre :

— Ma maison change souvent. Je m'installe quelques jours quelque part, puis je change quand j'ai fini de visiter.

Ce n'était certes pas très joyeux. Lui-même n'aurait d'ordinaire pas qualifié cela de maison : il s'agissait plutôt d'abris temporaires aménagés à la hâte voire pas du tout, de couchages d'à-point destinés à lui offrir une nuit à l'abri des regards extérieurs et des intempéries. Ca n'avait absolument rien d'un foyer. Et ça ne lui convenait pas du tout, mais c'était tout ce qu'il avait pour le moment.
La mention d'un dénommé Takkar, le Super Grand et la tentative de la petite pour illustrer sa taille le fit sourire.

— Plus grand que moi ou pas ? fit-il en arquant un sourcil interrogateur.

Ce n'était pas courant mais pas impossible non plus. Il se rappelait notamment ce loup absolument immense qu'il avait croisé aux côtés de cette vieille louve sur les terres Etelkru, quelques mois plus tôt. Celui-là était d'une taille absolument prodigieuse : Cassius n'aurait jamais soupçonné cela possible avant de le voir de ses propres yeux. Comment tous deux pouvaient semblait-il appartenir à la même espèce ( spoiler : ce n'était pas le cas ), il n'en avait pas la moindre idée.
La suite des histoires de Roxane l'arracha à ses pensées. Cette Maps avait l'air... particulière. Et même si ça ne le regardait pas...

— Mamaps ne veut pas que tu aies d'amis, même dans ta meute ?

Ca ne sonnait pas très esprit de meute, dit comme ça.

Le sourire qu'il adressa à Roxane était un peu forcé, un peu désolé.

— C'est très gentil de ta part de proposer, mais je ne suis pas sûr que tous les Etelkrus soient ravis, si un solitaire décide de s'installer au milieu de leur camp.

Même avec une invitation.
Il pondéra sa réponse suivante en silence. Les enfants pouvaient avoir un sens des proportions assez hasardeux, mais il avait déjà vu de ses propres yeux un loup d'une taille similaire au sein de la meute. Ce qu'elle disait n'était donc pas forcément exagéré. Combien de loups géants existaient au sein de ce clan, exactement ? Est-ce que cela avait un rapport avec leurs divinités ? Comment était-ce possible, tout simplement ?

Il n'eut pas le temps de s'interroger plus sur la question car avec les paroles suivantes que prononça Roxane son expression se fit plus dure. Ce que la petite racontait n'était pas sans lui rappeler ses premiers mois d'existence. A la différence près qu'il avait alors eu Apparence à ses côtés.

— Et tu n'as pas de frère ou de soeur à la maison ? Ou d'autres louveteaux de ton âge avec qui jouer ?

Il se sentait peut-être un peu trop investi dans l'histoire de la petite, mais cela faisait longtemps qu'il n'avait pas eu une discussion aussi longue et dépourvue d'animosité avec qui que ce soit. Et puis, il l'aimait bien.

C'était une excellente question que se posait Roxanne, mais il se voyait mal tenter d'y répondre. Il était vrai que la méfiance excessive de la meute vis-à-vis des étrangers pouvait être frustrante, surtout quand on était soi-même un étranger et qu'on aurait bien été intéressé à l'idée de les rejoindre, mais fait était qu'il pouvait y avoir des gens mal intentionnés dehors. Supposait-il. Il avait jusque là eu la chance de n'en croiser aucun. A se demander, parfois, s'ils existaient vraiment. Ces méchants étrangers qui parcouraient nos villes et nos campagnes...

— C'est... sa voix s'éteignit quelques secondes, et son regard se perdit vers l'horizon, à la recherche d'une bonne réponse bien générique comme on s'en était tous pris quand on était gosses, et DIEU que c'était énervant : C'est des histoires d'adultes. Tu peux demander à ta mère. Ou à ton alpha, si tu préfères.

Ce n'était vraiment pas une discussion qu'il souhaitait avoir avec une enfant, et encore moins une enfant qui n'était pas la sienne, et carrément pas une petite Etelkru qu'il venait de croiser au détour d'un point d'eau, loin de chez elle.
La direction pointée par Roxanne pour indiquer la provenance de son ami était assez vague, quelque part vers le Nord.

— Ce n'est pas un Etelkru non plus ?

Quand à sa dernière question...

— J'ai une... soeur. Je ne l'ai pas vue depuis longtemps.

Nope, pas Etelkru. De toute évidence, la petite Roxanne avait le don pour s'acoquiner avec les étrangers à sa meute. Et pour se retrouver dans des situations qui la rendaient susceptible de les côtoyer aussi.
Elle était bien plus jeune qu'il ne l'avait été lorsqu'il s'était pour la première fois risqué à quitter la tanière de son père pour explorer un peu ses environs. Braver un tel interdit ne lui serait jamais venu à l'esprit lorsqu'il était aussi jeune que Roxane : la parole de Joaquín était alors religion. S'il lui fallait attendre, il attendrait. Mais si absent lui avait-il paru à l'époque, le vieux solitaire avait quand même veillé à l'entraîner quotidiennement et à subvenir à ses besoins. Une éducation spartiate, et pourtant, il en venait à se demander si la petite louvette à ses côtés n'était pas au final plus seule qu'il ne l'avait été à son âge. Même si elle était membre d'une meute.
Ca expliquait peut-être qu'elle cherche ainsi la compagnie des autres en dépit des dangers que cela pouvait amener.

Et puis, Cassius avait alors eu Apparence à ses côtés. Ce qui constituait une différence négligeable. Il avait passé de nombreuses journées seul à s'ennuyer dans sa grotte route, à répéter inlassablement les mouvements indiqués par son père pour passer le temps et dans l'espoir de le rendre fier. Mais la plupart du temps, il était confiné à la tanière avec elle, et dans ces moments-là, l'ennui n'existait plus.

— Elle est... on ne se ressemble pas physiquement, à part qu'elle a aussi des poils blancs sur son pelage, comme moi. Elle est beaucoup plus petite et son poil est beaucoup plus court, aussi. Elle aime bien collectionner des squelettes de petits animaux qu'elle trouve pour les mettre dans ses cheveux.

Elle avait de jolis cheveux. Longs et lisses et soigneusement coiffés vers l'arrière. Là où lui était doté d'une crinière chaotique aussi épaisse que le reste de sa fourrure.
Il resta un petit moment songeur. Hésitant. Puis ajouta :

— Mais tu n'es pas obligée d'avoir les mêmes parents que quelqu'un pour que ça soit ton frère ou ta soeur. Apparence et moi n'avons pas de sang en commun mais avons grandi ensemble comme si nous étions de la même portée. Je suis sûr que tu pourrais te trouver un presque-frère ou une presque-soeur comme ça parmi les autres louveteaux de ta meute.

C'était quelque chose qu'il souhaitait à tout le monde, d'avoir quelqu'un d'aussi proche aux côtés de qui grandir. Il n'en doutait pas un seul instant : son enfance aurait été bien plus triste si Apparence n'avait pas été là. Et il serait sans doute bien différent aujourd'hui s'il n'avait pas grandi avec elle.

Cassius hocha la tête à sa question.

— Bien sûr. L'âge n'est pas important.

Encore quelques mètres, et ils rallièrent la frontière. Roxanne n'avait clairement pas envie de rentrer maintenant — et c'était visiblement un peu plus compliqué que pour un simple louveteau qui aurait souhaité continuer à jouer avec ses amis au-delà du couvre-feu parental –, et la voir ainsi résignée lui faisait de la peine. Mais mieux valait la laisser rentrer chez elle à l'insu de tous plutôt qu'être pris sur le vif avec elle. Il n'avait pas vraiment envie de savoir quelle pourrait être la réaction d'un Etelkru face à un solitaire en compagnie d'un louveteau de sa meute. Surtout si l'Etelkru en question était sa mère, qui semblait... particulière.

Il fut pris de court lorsque Roxanne bondit soudain sur lui avant de lui enlacer une patte — à défaut d'être assez grande pour atteindre son poitrail. Cassius se figea un instant, par réflexe, avant de baisser le nez vers elle et de poser doucement sa grosse patte sur le dos de la petite. Elle lui paraissait soudain encore plus minuscule.

— Je ferai mon possible.

Phrase en demi-teinte qu'il agrémenta d'un petit sourire se voulant rassurant. Il ne pouvait lui promettre de revenir à coup sûr — il pourrait essayer de traîner dans les parages de temps à autre. Peut-être la recroiserait-il.
Elle aurait probablement bien grandi d'ici-là, et serait alors sans doute une membre à part entière de sa meute. Qui n'en aurait sans doute plus grand chose à faire d'un solitaire égaré comme lui.