Froids sont les os, les mains et les cœurs, froids sont les voyageurs loin de leurs demeures [LIBRE]

La température était agréable. Le froid s'en était allé, se retirant sur des terres plus septentrionales, et le redoux s'affirmait de jour en jour. Les bourgeons s'étaient changés en fleurs, les ruisseaux gelés en mélodies liquides. La plupart des terres en étaient d'autant plus agréables à vivre, sans cette froide humidité de l'hiver.

Mais Jo n'en avait vraisemblablement pas eu assez durant les presque cinq années qu'avait duré cet hiver. C'est ainsi qu'il se promenait dans les marécages. L'humidité de l'air l'empêchait presque autant de respirer que l'odeur pestilentielle de la vase en putréfaction. Mais finalement, ce lieu était bien adapté à son humeur. La végétation était pauvre et sèche, risible et épineuse. Terne. L'air stagnait, lourd. Les insectes, les moustiques les premiers, envahissaient l'espace sonore laissé inoccupé par toute cette désolation.

La fange s'enfonçait sous les pas du solitaire, pourtant léger, avec un bruit spongieux et une désagréable sensation; celle de glisser, de perdre pied. Aussi, Jo ne s'attardait-il pas : son allure était aussi légère que possible, vive de peur de s'embourber.

La soirée était déjà bien avancée, mais la tombée de la nuit avait reculé avec l'hiver : il avait encore quelques heures devant lui avant de se retrouver dans l'obscurité. Pour l'heure, l'horizon était gris.

Il faisait gris.
Le temps parfait pour une promenade dans un lieu aussi inhospitalier, donc.

Il fallait dire que Lucien était quelqu'un de douillet. Il se ressourçait seul, au calme, tranquillement installé entre deux bouquins de sa bibliothèque vénérée, lisant des mots d'auteurs soit anonymes soit morts qui avaient la décence de ne pas venir l'importuner, ou pire, de l'obliger à se confronter à cet acte si détestable qu'était la sociabilisation. Pour ne pas changer, il faisait preuve d'une mauvaise foi assez monumentale : il aimait bien les gens, il avait même quelques bons souvenirs d'interactions sociales vaguement positives. Simplement, rien n'égalait dans sa conception du monde le calme plat et le confort de la bibliothèque, qui possédait l'avantage non négligeable d'être un puits de connaissances sans fond.

Rien à voir donc, avec ces marais putrides, froids, dont la brume lui donnait l'impression qu'il était en réalité complètement liquide. Cela faisait plusieurs heures qu'il errait sans aucune raison valable - il avait cherché au fond de son crâne tout ce qui pouvait correspondre à une motivation acceptable pour venir se geler les miches dans le coin, sans succès aucun - dans cet univers puant et beaucoup trop humide. Naturellement de faible constitution, l'animal supportait mal le froid, presque aussi mal qu'il ne supportait la chaleur, d'ailleurs.

Il aurait beaucoup, beaucoup mieux fait de rester à la bibliothèque, au lieu de jouer les aventuriers.
En fait, le seul endroit où il avait jamais dû ressentir quelque chose qui s'apparentait à du confort devait être l'utérus maternel.
Et comme l'utérus comme la mère avaient cessé d'être accueillants, il se prenait souvent à se dire qu'il aurait beaucoup mieux fait que de ne jamais venir au monde.

Mais ce qui était était, et il n'y pouvait rien.
Et même s'il avait pu faire quelque chose, il admettait sans problème qu'il serait rester à se lamenter dans son coin.

Mais tel un rayon de soleil égayant autant sa journée que son humeur - malgré son caractère solitaire, il ne pouvait lutter contre sa nature d'animal grégaire, et après de longues heures de marche dans la boue, le fait de tomber sur un canis lupus avait tout d'un cadeau d'anniversaire - une forme blanche émergea de la brume. C'était plutôt petit - comme d'hab, il s'était fait à l'idée d'être une grande perche - avec des cheveux clairs, des yeux assortis et un sourire colgate version requin.

Et pas agressif, pour l'instant.

— Yo, ça baigne ? Fin là techniquement ça se noie plus dans une forme de brume tellement épaisse que je serais même pas surpris de croiser une raie manta qui lévite dans le ciel, mais bon, ça me semble de circonstance.

Ça faisait du bien de parler à quelqu'un, tout de même. Il finissait par s'emmerder de ses propres vannes, tout seul dans son crâne.

Le vend froid gelait sa truffe et pénétrait insidieusement sous sa fourrure. Entre le redoux des derniers mois et l'impression terrible et déprimante que les terres replongeaient en hiver, son corps ne savait plus trop où il en était, et Jo continuait se perdre ses poils par centaines alors que les températures baissaient à nouveau. Donc, concrètement, venir dans un endroit aussi pourri n'était pas la meilleure idée du monde. Mais après tout, il n'était pas connu pour ses bonnes idées. Plutôt pour son babillage incessant et sans queue ni tête. Et pour le mal de crâne potentiel qu'il pouvait filer aux pauvres victimes qui le croisaient quand il avait envie de parler. Fort heureusement, ça n'était pas spécialement le cas aujourd'hui, même s'il ne se sentait pas spécialement lupanthrope -néologisme utile mais laid.

Pour cette fois, ce fut lui qui fut abruti sous une flopée de paroles sans queue ni tête. À vrai dire, il lui semblait qu'il venait d'assister à un monologue interne qui par accident aurait été prononcé à voix haute.

─ Pour le moment, je n'ai jamais croisé aucun poisson volant, mais enfin, on n'est à l'abri de rien.

Il examina plus en détail l'animal qui lui faisait face. Sa première réflexion fut de se dire que, décidément, il devait avoir un truc avec cette famille -ironie puisqu'il s'agissait sans qu'il le sache de sa famille, ou du moins partageait-il un grand-père avec le père de ces deux petits loups. Enfin, petit était juste une façon de parler. Entre Ska qui commençait sérieusement à rivaliser avec la carrure d'un petit ours et ce venu qui le dépassait de plusieurs centimètres alors qu'il était lui-même relativement haut sur pattes, ça n'était définitivement pas une famille de nains. Son interlocuteur était de toute évidence le frère de Ska : il avait a priori le même âge, sa fourrure avait la même couleur, ses cheveux aussi -malgré les mèches bordeaux du grand dadais, que n'arborait pas le dread-eux ci-présent. La couleur des yeux changeait, mais leur forme était trop semblable pour qu'ils n'aient pas un lien de sang. On pouvait dire la même chose à propos de la forme du museau, des oreilles...
Non, ce qui était le plus surprenant, c'était la carrure de l'énergumène : aussi développée que la sienne, c'est-à dire, soit en sous alimentation flagrante -ce qui était un peu son cas, soit en manque total d'exercice. À moins qu'il ne s'agisse en fait d'une femelle qui ressemblait beaucoup trop à un mâle, mais Jo pensait légitimement être l'un des seuls loups de cette terre à être dans ce cas-là. D'autant plus qu'attribuer la faible carrure au sexe féminin était assez comique lorsque l'on se souvenait de Suète. Non, ce petit -pas si petit que ça, encore une fois- devait juste avoir une morphologie qui le prédestinait à être mince, et une pratique de la chasse ou du combat proche du néant, ce qui n'avait pas aidé à l'étoffer. Jo ne voyait rien de mal à cela : lui-même était oisif cent pour cent du temps, même s'il bougeait beaucoup.

─ Désolée de te fixer de cette façon un peu étrange, mais ne t'inquiète pas, rien de malsain -on ne sait jamais, vu le décor. C'est simplement que tu me fais penser à un loup que je connais.

Il se sentit un peu idiot en se disant qu'il ne connaissait même pas le vrai nom de Ska -que j'appelle ainsi par commodité d'écriture, donc. Pour lui, le petit ours blanc aux tatouages rouges -comme le grand oiseau blanc qu'il avait en face de lui- s'appelait Icare. Il ne se souvenait même plus exactement de pourquoi il en était arrivé à donner ce nom au louveteau qu'il avait croisé ce jour-là, et qui était depuis devenu un fier adulte, mais cette appellation était restée dans sa tête.

[PS : je veux un RP avec Suète dès que t'as le temps, pour l'event u_u Ou encore mieux avec Aendil & Suète :aa: -non promis je ne veux pas te noyer sous le nombre de rps mwahaha]

[Ok pour le Suedil-Jo, j'pense pas que Lait sera contre ]

─ Pour le moment, je n'ai jamais croisé aucun poisson volant, mais enfin, on n'est à l'abri de rien.

OKAY MEC T'ES COOL.
Bon c'était arbitraire - pour changer - mais clairement, les mecs qui répondaient à son humour avec un minimum d'effort pour comprendre quel message il avait tenté de faire passer dans son débit digne de l'Amazone en crue en période de mousson et par ses associations d'idées farfelues étaient aussi rares que cette phrase était longue. Et il appréciait donc cette rencontre qui avait pour l'instant toute la saveur d'une bière fraîche un midi de canicule. Bon après c'était assez sommaire comme à-priori et ça se basait sur environ dix secondes de dialogue, mais Lucien avait au moins hérité de sa mère un flair qui, faute de détecter en douze secondes les bons combattants, lui permettait au moins de piger en quelques mots à quel genre de penseur il avait affaire. Bon là, même si le clair avait l'air sympatoche, il était un peu flippant avec son expression de squale qui dévorait sa proie des yeux. Avec un sourire, Lucien se remémora que les raies et les requins squattaient la même branche de l'arbre phylogénétique - je vis très bien le fait de ne me servir de mon bac S que pour me la péter en société.

Il l'avait trouvé, son poisson volant.

─ Désolée de te fixer de cette façon un peu étrange, mais ne t'inquiète pas, rien de malsain -on ne sait jamais, vu le décor. C'est simplement que tu me fais penser à un loup que je connais.

Lucien se détendit un peu. C'était ridicule parce que cette phrase ne prouvait rien, mais c'était psychologique : quand c'était assumé, c'était moins étrange, parce que l'interlocuteur avait au moins la décence de paraître sain d'esprit. Après, les spéculations du tatoué étaient avortées, un peu parce que c'était assez fatigant de douter et de remettre en cause, d'autre part parce que le blond n'aimait pas trop trop réfléchir. Les choses étaient souvent bien plus drôles quand on les prenait comme elles venaient, et on pouvait toujours se barrer derrière, si ça commençait à chauffer.

Ainsi donc, Les Dents de la Mer - il était décidément aussi original dans ses trouvailles de surnom que moi dans mes comparaisons/métaphores, ceci en étant la preuve - trouvait qu'il ressemblait à quelqu'un. Si c'était physique, aucun doute qu'il avait dû tomber sur Ska - ou plutôt, connaissant l'adresse de son frangin, que Ska lui était tombé dessus. Si c'était plus d'ordre psychologique, bah putain, fallait qu'il lui donne une adresse.

─ T'inquiètes, à part ton sourire de veau de mer, t'es presque pas flippant. Sinon, t'as croisé bon bro, Ska ? Un bail que je l'ai pas vu, lui. Ou un membre de ma famille ? Faudra que tu me la présente, alors.

Parce qu'il restait irrémédiablement cynique.

[On s'arrangera ça ! :v
Je m'excuse à l'avance de la nullité de ce rp d'ailleurs, j'ai un peu de mal avec Jo en ce moment xD
Et tu battras jamais la phrase de Proust qui fait une putain de page entière, c'est l'enfer absolu ce type]

Il était d'une bonne humeur et d'un dynamisme épuisants. Jo avait été comme ça dans ses jeunes années -Caïn pouvait en témoigner- mais il s'était vite calmé, retournant à la tranquillité teintée de morosité cynique qui était la norme en ces terres -et un peu partout d'ailleurs. Si lui était une bière, Lucien était un putain de glaçon.

Ska. Oui, ce devait sûrement être ça, puisqu'il le désignait comme son frère, et qu'au vu de leurs trombines respectives, ils ne pouvaient pas être autre chose. Même pas cousins.

─ Oui, ça doit être ça. Haut sur pattes, fourrure blanches, tatouages couleur sang, tignasse blonde -ça correspond tellement que ça pourrait aussi bien te décrire toi-même.

Puis il repensa au veau de mer, et son sourire s'agrandit encore, en une version grotesque du chat de Cheshire, qui l'était déjà pas mal lui-même.

─ Et ça la foutrait mal qu'un veau de mer sache qui sont tes parents quand tu l'ignores toi-même ─ ce qui ne veut pas dire que je le sais, d'ailleurs.

Après tout, il n'avait que des suppositions, et quelques évidences, aussi. Bon, sur le paternel non, il devait l'admettre -du moins ça n'était pas discernable physiquement. Car aussi paradoxal que cela puisse paraître compte tenu de son désintérêt total pour toute autre personne que lui-même, Jo était physionomiste -ou quelque chose comme ça.

─ Oui, ça doit être ça. Haut sur pattes, fourrure blanches, tatouages couleur sang, tignasse blonde -ça correspond tellement que ça pourrait aussi bien te décrire toi-même.

Ça avait l'air de correspondre, à ceci-près que les tatouages de Ska étaient plus bordeau/carmin que rouge sang, ce qui était important dans la mesure où Ska lui ressemblait beaucoup, et que les tatouages rouges ça faisait déjà chaman mystique que l'on fuit parce qu'il fait flipper alors si en plus il a l'air de s'être plongé dans de l'hémoglobine pour s'en faire des signes cabalistiques partout sur le corps... C'était important, la nuance.

─ Et ça la foutrait mal qu'un veau de mer sache qui sont tes parents quand tu l'ignores toi-même ─ ce qui ne veut pas dire que je le sais, d'ailleurs.

Lucien s'assit, poussant un profond soupir.
Il les aurait cherché, plus tôt dans sa vie. Il aurait retourné ciel et terre pour savoir qui ils étaient, pourquoi ils avaient été, avec son frère largués comme deux containers dans la mer un jours de tempête chez les séides. Désormais, il pensait s'en foutre. Après tout, si ces lâches préféraient rester où ils étaient, s'ils n'étaient pas encore morts, qu'ils y restent, il n'avait pas besoin d'eux. Bien qu'il se serait tout de même volontiers confronté à ses géniteurs tiens, rien que pour voir ce qu'ils avaient dans le bide.

En fait non.
Et un veau de mer pouvait bien savoir qui ils étaient, pour ce que ça lui foutait

─ Ce qui est fort possible. Toi t'es plus vieux, t'as potentiellement plus de chances de les avoir croisés.

Il marqua une pause, et conscient d'en avoir trop dit, ajouta d'un air de défi :

─ Ce qui ne signifie pas que j'en aie quoi que ce soit à foutre.

Vilain petit moucheron... pourquoi es-tu grognon ?

Une lueur amusée traversa le regard de Jo, sans que son expression ne trahisse quoi que ce soit par ailleurs ; il aurait été -était- un bon acteur. Pour son plus grand bon(mal)heur.

─ J'ai croisé beaucoup de loups dans ma vie. Je ne connais pas le nom de la moitié. Je ne connais pas même le nom de mon père, ni même de ma propre mère, qui m'a pourtant mis au monde et appris à chasser.

C'était d'ailleurs tout ce qu'elle avait fait. Un lecteur attentif aura à ce stade compris que Jo avait refoulé un gros problème -un freudien aurait dit un oedipe- avec sa mère. Sans doute une relation d'amour-haine, malsaine au possible, le dégoût d'avoir été rejeté mêlé à la reconnaissance envers cette louve qui n'avait pas voulu pourrir plus longtemps son existence. Mais surtout, surtout, la volonté de lui montrer -volonté absurde, puisqu'elle ne le verrait jamais, de toute manière- qu'il s'en était très bien tiré tout de même. Et le plus beau, mon dieu, c'est que Jo lui même ignorait totalement ce phénomène qui, pour sa défense, prenait place au plus profond de son coeur et de sa mémoire. Pas très accessible, en somme. Sa mémoire était très chargée, embrouillée, et son coeur glacé, trop bien verrouillé.

─ Tiens regarde, pas plus tard qu'aujourd'hui, j'ai rencontré un loup qui m'a confondu avec un veau de mer.

Comprenez-le ou non, acceptez-le ou non, mais c'était là toute la conception que Jo avait de l'humour. Conception qui n'allait pas bien loin, donc, et effleurait à peine la surface du monde merveilleux du rire, du sourire, du rictus.

─ J'ai croisé beaucoup de loups dans ma vie. Je ne connais pas le nom de la moitié. Je ne connais pas même le nom de mon père, ni même de ma propre mère, qui m'a pourtant mis au monde et appris à chasser.

Ce qui était tout de même triste.
Mais après, le nom était, à la réflexion, une caractéristique assez optionnelle quand on s'intéressait à la description des individus. Surtout quand il était question de ses parents : ne suffisait-il pas de les appeler 'papa' ou 'maman' ou tout autre patronyme de substitution ? Ou simplement de savoir qu'ils étaient là, simples figures parentales rassurantes par leur présence, ou à défaut, par leur existence ? Lucien aurait bien aimé n serait-ce que savoir si ses parents étaient vivants ou morts, comprendre simplement pourquoi ils s'étaient donnés la peine de les mettre au monde, avec son frère, si c'était pour les larguer dans la campagne quelques heures seulement après qu'ils fussent tombés du nid. Et il avait parfaitement conscience de sa complète mauvaise foi quand il affirmait ne rien en avoir à carrer.

─ Tiens regarde, pas plus tard qu'aujourd'hui, j'ai rencontré un loup qui m'a confondu avec un veau de mer.

A son grand soulagement, la conversation se développait désormais en territoire connu. Volontairement, il ne releva pas les problèmes œdipiens de son interlocuteur, laissant cette discussion sombrer dans les méandres de l'oubli, pour se concentrer sur la légèreté des dents de requins de la bestiole. C'était un peu son armure à lui, cette cuirasse rien-à-fout'iste : le second degré lui avait donné une certaine prestance et une capacité à communiquer avec autrui. Cuirasse dont il n'était clairement pas près de se/prêt à se départir.

— Je me demande bien pourquoi.

Il marqua une pause.

— Où est-ce que t'as rencontré Ska d'ailleurs, il m'a jamais parlé d'un loup-requin qui parle par énigmes e_e

Ainsi, Lucien se prenait de nouveau au jeu de cette opposition pacifique, de cette gué-guerre fratricide de "qui sera le meilleur". Meilleur à la course, meilleur à choper des souris, meilleur aventurier. Et pour l'heure, c'était Ska qui gagnait sur à peu près tous les tableaux.

Pour répondre à cette dernière question, Jo dut faire appel à sa mémoire. Il rencontrait beaucoup de monde. Il se souvenait de chacun, mais il lui arrivait de confondre les histoires, les circonstances. Il savait bien sûr qui était Ska -ou, de façon moins présomptueuse, la façon dont il se comportait face à un autre loup et les croyances et valeurs qu'il exprimait sans gêne, mais ne savait pas précisément quand il avait eu l'occasion de l'entendre parler de cela, de croiser son chemin. Était-ce dans la brousse, vers le lac, dans les monts...? Il n'en avait aucune idée, et il dut faire un effort pour s'en souvenir afin de satisfaire la curiosité de ce loup, qui était, il en était sûr à présent, le frère de Ska.

Et puis, après quelques secondes d'hésitation, tout lui revint. Il fut étonné lui-même de ce qu'il avait trouvé : il ne pensait pas connaître Ska depuis si longtemps.

─ Un bambin blanc et blond qui se promène hors du camp Séide, sans l'accord des loups et louves qui veillent sur lui depuis qu'il a été trouvé, avec son frère, dans le camp, vraisemblablement abandonné. Un petit loup perdu, mais très intelligent, et très vif. Je l'ai ensuite croisé à plusieurs reprises, mais je te prie de m'excuser si mon esprit est trop oisif pour chercher quand et comment. Enfin, comment, si. Par hasard, si une telle chose existe.

Et avec Jo, le hasard avait plus de chances de se produire, puisqu'il était tout le temps en mouvement, écumant les terres comme un fantôme. Y compris les terrains de chasses des clans, y compris les lieux solitaires, y compris les aires de combat, les forêts où poussaient les plantes médicinales... En bref, les endroits où se rendaient les loups. Car Jo aimait bien rencontrer d'autres personnes, parfois. Cela lui permettait de parler, et de découvrir ce que lui n'était pas, à l'intérieur de quelqu'un d'autre. Mais il devait bien avouer que, pour le coup, il n'aurait pas pensé rencontrer âme qui vive dans ces marais.

─ Un bambin blanc et blond qui se promène hors du camp Séide, sans l'accord des loups et louves qui veillent sur lui depuis qu'il a été trouvé, avec son frère, dans le camp, vraisemblablement abandonné. Un petit loup perdu, mais très intelligent, et très vif. Je l'ai ensuite croisé à plusieurs reprises, mais je te prie de m'excuser si mon esprit est trop oisif pour chercher quand et comment. Enfin, comment, si. Par hasard, si une telle chose existe.

Ce qui correspondait assez à une description que l'on pouvait faire de son frère, même si par acquit de conscience - et non, je n'ai pas fait de faute, ce n'est pas 'acquis' dans ce cas-ci, même si tu dois déjà le savoir, Faso - Lucien aurait retiré 'très intelligent' et 'très vif' de la description. Il fallait dire que son fraternel était plus un crétin - affectueusement, te vexe pas, crétin - impulsif qu'un être réfléchi. Mais c'était rigolo : sur tous les solitaires que comptait ce vaste monde, il fallait qu'eux-deux tombent sur le même. Sympa.

Par hasard, par contre ? C'était un peu gros, mais le requin n'avait pas l'air d'être ce type de personne assez fou pour chercher à tout prix à tomber sur une personne. Admettons.

Le tatoué-rouge fut interrompu dans ses réflexions métaphysiques par un rappel brutal à sa condition de mortel, se caractérisant par un grondement sonore et prolongé de son estomac. Ce qui résumait assez bien ses pensées de l'instant, impliquant requins et autres poissons consommables nageant dans la brume presque physique qui les entourait. Puis l'autre, il était solitaire, il savait certainement mieux chasser que lui, qui était parfaitement capable de se laisser crever de faim devant une famille de lapins. Et peut-être que demander poliment lui permettrait de meilleurs résultats que des menaces sur un manchot vert fluo un peu crédule ?

— Hum, tu sais chasser ? Parce que moi pas trop, et que... Ben... J'ai faim ?

C'était bien la première fois qu'il essayait l'honnêteté. Et il se sentait comme tout nu, départi de son masque de dérision.
C'était assez inconfortable.

Mais sa diète encore plus.

[Non je ne le savais pas, mécréante Il faut dire que je ne l'écris jamais ]

Jo haussa un sourcil en entendant la réponse du loup. Il ne l'avait pas catalogué "frère de Ska", puisque pour lui cela ne voulait pas dire grand chose. Ils étaient deux personnes -deux entités, tout du moins- bien distinctes, et les comparer n'avait finalement pas grand sens. On aurait pu se dire que Jo se fatiguait lui-même parfois. Mais non : il vivait bien avec lui même, ou du moins c'est ce qu'il pensait, trop imbu de sa personne pour accepter la vérité.

─ J'ai l'air d'un bon chasseur ?

C'était, pour lui aussi, un changement de ton assez radical. Jo aimait l'ironie, le sarcasme, mais cette fois, sa remarque n'avait pas de but spirituel. Simplement, une observation. Hé, Lulu, je suis maigre comme un clou, je suis sûr que tu t'es déjà amusé à compter mes côtes, et j'ai l'air d'un bon chasseur ?
En bref : non, Jo n'était pas un bon chasseur. Assisté par nature, il peinait à trouver de quoi survivre. Ce n'était pas que le gibier manquait : l'accalmie dans l'hiver avait vu naître de nouvelles portées de lapins, mulots, écureuils, truc petits à quatre pattes qui courent trop vite pour se faire attraper mais qui constituaient néanmoins son principal régime alimentaire. Non, pas un manque; simplement de la fainéantise. Pas envie de courir après quelque chose d'aussi matériel que de la nourriture; habitude prise de mépriser la sensation de faim; indifférence quant à l'obligation de devoir faire le charognard pour survivre. C'était bien simple : Jo se nourrissait pour moitié de petits rongeurs malades ou trop lents. L'autre moitié : les restes des autres. Jo grattait les os, mangeait les morceaux dont personne ne voulait. Un esprit sain dans un corps sain; non.

─ Mais j'imagine que si on s'y met à deux on devrait pouvoir trouver de quoi rassasier ta faim d'éléphant de mer.

Poésie marine de bas étage, quand tu nous tiens.

─ J'ai l'air d'un bon chasseur ? Mais j'imagine que si on s'y met à deux on devrait pouvoir trouver de quoi rassasier ta faim d'éléphant de mer.

A dire vrai, Lucien ne s'était pas vraiment posé la question jusque là. La raison était simple : partant du postulat que lui-même ne savait absolument pas chasser, tout individu de son espèce était potentiellement plus doué que lui pour cet exercice. Lui,par contre, accordait à sa faim une très grande importance, chapardant sans scrupules sur le tas de gibier les meilleures pièces de viande sans réellement se soucier des autres, ne pensant - comme d'habitude - qu'au bien-être corporel de sa petite personne. Et là il avait faim, et sans déconsidérer d'aucune façon le solitaire, ce dernier représentait un bon moyen de remédier à ce problème. Parce que la dernière fois qu'il avait tenté de se faire servir, il s'était attiré le courroux d'un manchot vert fluo.

— Ta mère t'a appris, tu disais ça y'a trois secondes, alors j'ai supposé... Non parce que moi je suis vraiment une bouse, en fait.

L'animal marqua une pause, simplement parce que je ne me vois pas mettre les deux parties de sa réplique à la suite, fin ça rend pas terrible quoi. Bref. C'était amusant que Jo compare son appétit à celui d'un phoque, quand on savait que ce dernier avait partagé un animal de la sorte avec sa propre mère, bien des années plus tôt. Mais ça Lucien ne le savait pas, et ne le saurait probablement jamais, d'ailleurs.

— On s'y met ?

Histoire de faire preuve, pour une fois, d'un minimum de bonne foi. Ce disant, le tatoué tenta de se mettre sur une piste convenable, fouillant dans sa cervelle des réminiscences de cours de chasse dispensés par les maternelles, souvenirs bien enfouis quand on savait que cela faisait bien des années que la grande bringue rachitique qu'il était se servait sans scrupules. Lucien était clairement le genre de type qui serait mort de faim dans une clairière remplie de gibier.

─ Ta mère t'a appris, tu disais ça y'a trois secondes, alors j'ai supposé... Non parce que moi je suis vraiment une bouse, en fait. ...On s'y met ?

Jo haussa les épaules. La plupart du temps, il ne prenait même pas la peine de signaler son indifférence par un signal corporel; il était au dessus de ce genre de choses. Mais cette fois, il en avait envie -alors il le fit.

─ C'était il y a sept ans.

Autant dire que ça faisait un bail. D'ailleurs, sept ans plus tôt, alors qu'il n'était qu'un louveteau de quelques mois, il n'avait même pas été attentif : chasser était bien la dernière chose dont il se souciait, tant que sa mère était là pour déposer du gibier à ses pieds. Jo était un gros assisté. Et puis, Jo s'était retrouvé seul. Et il avait aimé ça : c'était suffisant pour renoncer au confort de laisser les autres faire le travail. Mais cela ne rendait pas la tâche de la chasse plus plaisante, ni plus facile.
Le solitaire suivit bêtement -pour peu qu'un tel adverbe puisse jamais conduire à ce loup qui réfléchit beaucoup trop- Lucien. Il ne sentait rien, pour sa part. Peu de vent, dans ces marais. Une bonne odeur de boue, de mort -le grésillement d'un moustique perdu dans son oreille. Le bonheur, en somme.

[Je clos celui-ci, si tu veux qu'on fasse un Suète/Hilde ]

─ C'était il y a sept ans.

C'était tellement cynique, comme remarque.
Lucien ne put s'empêcher de sourire. Ils étaient donc deux lymphatiques personnages, aussi pathétiques l'un que l'autre, qui se renvoyait mollement la balle, plus par attrait pour la joute orale que par réelle motivation. D'extérieur, c'était presque comique à interpréter. Sauf qu'il se trouvait, une fois de plus, à l'intérieur de cet inconfortable merdier à devoir gérer cette situation. A croire qu'il avait un don pour ça.

Lui non plus ne sentait rien, et rien que l'idée de se concentrer sur quelque chose d'aussi futile que la chasse, en étant en plus surveillé par un de ses pairs, l'insupportait au plus au point. Sans y réfléchir, le jeune loup entretenait ce paradoxe entre la nécessité de se nourrir, son incapacité de le faire seul et l'indépendance présupposée qu'il pensait posséder. Ça ne lui posait pas plus de problèmes que ça.

— A bien y réfléchir, je pense pas que deux bras cassés fassent un bras valide, juste beaucoup plus de bruit. J'pense qu'on ferait mieux de se séparer. A la prochaine, gros.

Parce que la situation, et plus que tout son propre comportement, commençait à le soûler. Il en avait marre d'être universellement l'épicentre de toute situation embarrassante et avait très envie de couper court à la rencontre, bien que le loup blanc se fut avéré un agréable même si plus que temporaire compagnon de route.
Sans plus attendre, il s'enfonça dans les fourrés.