Pérégrinations \ Libre (une personne)

Il était de ces jours où Abel oubliait qu'il existait.
Il fallait dire qu'il n'y avait plus personne sur cette terre pour qui son existence comptait, plus depuis des années. Il avait été rayé, balayé de la vie des autres en même temps qu'il avait chu de ce rocher, enfant, et n'avait jamais maintenu de liens avec quiconque suffisamment longtemps - comprendre, plus de quelques minutes - pour que sa disparition aie réellement de l'importance. Le gris avait cru comprendre, un jour, que les individus ne mourraient que lorsque leur souvenir était complètement effacé, que lorsque les dernières personnes susceptibles de se souvenir de soi passaient elles-mêmes l'arme à gauche.

Lui avait réussi à mourir alors qu'il était encore vivant.

Le cynisme de cette réflexion lui tira un sourire.
Quelques temps plus tôt dans son existence, il en avait souffert. Euphémisme, même : cette perte totale d'importance aux yeux du monde avait totalement façonné cet être - s'il pouvait être assimilé à quelque chose de tel - qu'il incarnait désormais. Un fantôme, une relique, un figurant sans valeur et sans intérêt dans le chaos de l'univers. Et à ce spectre-ci, la perspective de mourir à peu près debout, marchant, respirant, polluant sans vergogne aucune l'air si pur de ses compatriotes - puisque c'était bien la pire crasse qu'il pouvait leur faire, inoffensif et claudicant solitaire de son état - paraissait, sinon indifférente, presque comique.

C'était ainsi qu'il errait, rappelé à sa triste condition de mortel de temps à autres, à l'occasion d'une quinte de toux au goût métallique ou à un de ces éclairs de douleurs qui se réveillaient arbitrairement le long de sa colonne, sans aucune raison, l'éveillant parfois au milieu de la nuit, suffoquant et gémissant, jurant quelques glaires entre deux quintes de toux, incapable de se rendormir. Généralement, il se levait avec peine et filait droit dans l'obscurité, sans direction ni autre objectif que d'accumuler suffisamment de fatigue pour pouvoir s'affaler de nouveau, s'il ne trouvait pas une carcasse ou un cadavre quelconque à se boulotter en chemin.

C'était dans cette situation qu'il se trouvait à présent, errant de sa démarche inégale entre les troncs, les yeux aciers fixés dans le vague de son existence, qui n'en était même pas une, cf. les considérations philosophiques du début de ce RP. Il faisait nuit noire, quelques étoiles perçaient la cime des arbres et il y faisait noir comme dans un four. La douleur s'estompait un peu, manquant presque de faire tomber l'animal dans un état de torpeur consciente, n'avançant que par réflexe ancestral de vagabond parasite.

Torpeur consciente qu'il ne connaissait que trop bien.

La texture de l'air changea.
Ce n'était pas une perception ou un réflexe de chasseur - il avait maintes fois prouvé qu'il était mauvais à cet exercice - qui lui donnait cette impression. Abel avait beau avoir de vielles capacités qui, utilisées à bon escient, auraient pu faire de lui un bon guerrier - il était meilleur que Caïn, à l'époque - cette sensation de légère transformation dans la trame de l'univers semblait davantage émaner d'une éternité d'errance à regarder la vie des autres prendre forme que de capacités quelconques. Comme si sa propre non-existence lui permettait de détecter dans le noir la lueur flamboyante et réelle d'un vivant, d'un de ces premiers rôles qui crevaient l'écran alors que lui-même se cantonnait à marcher sur la passage piéton en arrière plan, flou, bien loin du focus de la caméra.

En résumé, il n'était plus seul.

Cette considération, d'abord simple perception, fis chemin à travers son esprit sans pour autant susciter en lui un quelconque émoi. Si cet individu avait décidé d'exister, grand bien lui en fasse. S'il avait décidé de le suivre, eh bien, il le pouvait, ça avait plutôt l'air de l'amuser. Dans le pire des cas, si l'espion - pour ce qu'il y avait à espionner sur un infirme évoluant péniblement dans les fourrés - s'obstinait, le gris n'aurait qu'à se retourner et lui aboyer à la gueule, et peut-être qu'avec un peu de chance, il finirait par partir. Ou alors cet inconnu - qui se croyait discret visiblement, alors qu'il brillait comme un gyrophare à des kilomètres à la ronde avec son néon orange fluo - se déciderait à lui sauter à la gorge, achevant enfin le travail si bien commencé de nombreuses années plus tôt.

— Je ne m'attendais pas à rencontrer quelqu'un à cette heure-ci.

C'était un des gros problèmes avec les gens qui existaient.
Ils parlaient.
Ce qui était très con, puisque aucune loi de bienséance - bon d'accord, les bonnes manières chez l'anachorète qu'il était, ça remontait à loin - ne stipulait que l'on devait obligatoirement adresser la parole à un handicapé que l'on suit depuis un quart d'heure, qui a par son mépris très clairement fait sentir que non, j'ai pas vraiment envie de discuter le bout de gras avec toi, je te connais pas, et même si je te connaissais, surtout si je te connaissais, j'en aurais pas envie. Le solitaire se retourna, plus histoire de voir de plus près à qui il avait affaire plutôt que pour manifester un quelconque intérêt à l'animal. C'était jeune, c'était coloré, c'était probablement de clan de ce qu'il en sentait. Un tout jeune môme, qui croit probablement qu'on peut changer le monde où qu'il a un rôle à jouer dedans, un môme qui n'a peur de rien, pas même d'irriter un vieil ours mal léché tel que lui.

Bah, il était mignon, avec son bandeau jaune et ce qui ressemblait à une aile en tissu. Ce qui aurait pu paraître étrange ou intrigant aux yeux d'Abel, si cela lui avait importé d'une quelconque manière. Cependant, plus par manque d'habitude de croiser un de ses congénères que par curiosité, Abel le toisa de bas en haut, sans aucune crainte de paraître impoli - aux yeux de qui ? - ou mal aimable - il ÉTAIT mal aimable, c'était la seule stratégie qui avait toujours porté ses fruits pour qu'on lui fiche la paix. Le solitaire se contenta de rester silencieux de longues secondes, se repaissant sans honte aucune de ce silence qui se faisait de plus en plus pesant à mesure qu'il s'éternisait. Il termina son petit manège - oui, ça le faisait marrer - en plongeant ses iris glacés dans ceux, turquoises, de celui - celle, en fait - qui deviendrait plus tard son interlocutrice.

— Eh bien fais comme si tu n'avais croisé personne.

Là, Abel se tourna de nouveau, continuant sa route. Peut-être qu'elle s'obstinerait, après tout.

HRP:

[Aucun souci ^^ De toute façon je vais pas pouvoir RP les trois prochaines semaines :/]



En quelques souples mouvements, la jeune louve descendit de son arbre, couvrit la distance qui la séparait du solitaire et se plaça devant lui, de façon à lui barrer la route. Visiblement vexée par sa réponse, comme c'était souvent le cas des petits jeunes.

— Et pourquoi je ferais ça ?

Le plus drôle dans l'histoire, c'était qu'Abel avait parfaitement conscience de passer pour un vieux con, peut-être parce qu'il en était un, au final. Ce devait être de famille, après tout. Parenthèse à part, elle était choupinette, cette gamine : pleine d'énergie et de fiel, persuadée que le monde n'attendait que sa petite personne pour commencer à exister, qu'elle avait certainement un grand destin et des choses à accomplir ; gamine à qui il avait terriblement manqué de respect puisqu'il n'avait visiblement rien à foutre de son insignifiante petite personne. Elle lui faisait penser à lui, la gamine, à lui jeune, à lui galopant, courant, volant, soumettant le monde d'un regard, gagnant les combats contre ses pairs, tentant de prouver au reste du monde qu'il avait certainement un rôle à jouer.

Avant de se faire éradiquer de la surface de l'univers par un revers de patte du destin.

En réalité, un revers de patte de son frère. Abel ne croyait pas plus au destin qu'aux dieux fluos, qu'aux clans, qu'aux valeurs morales et qu'en ses pairs. Dès qu'il s'était réveillé, vivant par miracle - hasard complet pour lui, de là où il était tombé, la chance qu'il avait de survivre devait avoisiner le zéro absolu - il avait perdu foi en tout ce qui avait des chances de le maintenir en vie. En somme, il était devenu très tôt un vieux con rétrograde et aigri, alors même que, techniquement, il n'était pas vieux. Mais quand même, il restait certaines personnes - surtout des gamins frustrés qu'un gros méchant montrent que, malgré qu'ils soient les futurs maîtres du monde, ils n'avaient aucune importance à leurs yeux perclus de cataracte.

— Je peux te faire une liste de raisons qui te pousseraient à jarter ton cul de mon chemin en moins de deux. Ta coopération m'éviterai cet effort.

Une version moderne du fameux 'Ôte-toi de mon soleil' pour le Diogène canin qu'il était, incarnant ce rôle à la perfection. Parce que là, la position de la Séide posait un léger problème technique. Les fourrés alentours ne laissaient guère de possibilité de contournement de l'obstacle, faire demi-tour le forcerait à traverser en sens inverse des passages particulièrement compliqués, surtout pour l'infirme qu'il était, entre les ronces et les fougères. Et les côtés semblaient eux-aussi assez peu prometteurs.

HRP:

S'il lui restait un semblant de sentiments, peut-être qu'Abel aurait trouvé la scène mignonne. La môme s'obstinait, comme un jappant bichon qui battait joyeusement de la queue qui sautille dans les pattes de son maître pour en attirer l'attention. Pour l'heure, il fallait au moins reconnaître que les efforts de la pathétique poussière - quoi que grosse poussière - qui lui faisait face, même si ces efforts ne constituaient, pour l'instant, qu'à occuper son champ de vision et le passage. Elle était apparemment persuadée qu'elle pouvait obtenir quoi que ce soit de lui, en tapant même dans ce qui lui avait été le plus intime, à l'époque où il en avait eu honte. Là, il jouait juste de son air pitoyable pour creuser le contraste entre son irascibilité les rares fois où on lui adressait la parole et la pitié qu'il attirait au premier regard. Et c'était presque amusant.

— Tu veux vraiment savoir ?

Oui, apparemment, avec son air un peu con de gamine reine du monde - ouiiii comme je suis importaaaante tu vas m'écouter - qui allait bientôt déchanter sous le poids de son insignifiance, avant de se résigner et de se ranger, comme ils l'avaient tous fait. Elle aurait toujours cette petite impression d'importance avant d'être oubliée dans les affres de l'histoire, s'effaçant un peu plus à chacun de ses proches qui mourrait. Puis elle ne serait plus rien, plus même un souvenir, comme elle n'aurait jamais rien été pour personne, au final. C'était ça qui faisait qu'Abel différait du commun des mortels : lui avait depuis bien longtemps compris qu'il n'était rien, et qu'il n'avait jamais été rien d'autre et ne serait jamais rien de plus.

— Un vieux souvenir du temps où j'ai participé au viol collectif de ta mère.

Il en était arrivé à un point où même ses propres vannes ne parvenaient pas à le dérider. Il se trouvait donc là, à toiser son interlocutrice sans rien pouvoir faire de plus, assumant pleinement son impuissance. Il ne pouvait rien lui faire, au delà de ces maigres provocations, rien qu'attendre que, dans son immense mansuétude, la jeune louve daigne s'écarter pour le laisser passer, malgré cette pseudo-suffisance et ces provocations qu'il enchaînaient, faisant mine de poursuivre la chimère que constituait la victoire dans cette ridicule joute oratoire qu'il menait présentement avec une gamine qui devait avoir le tiers de son âge. C'était lui qui était en position de faiblesse, pauvre vieux solitaire aigri, frustré et nihiliste qu'il était, dans cette histoire. La môme avait le pouvoir.

Le pire, c'est qu'il en avait complètement conscience.
Il était si pathétique.
Il n'en avait tellement rien à secouer.

HRP:

— Ça ne m'étonnerai même pas que ce soit vrai...

Quelque part, sous une épaisse couche d'indifférence, Abel eut un vague sursaut de ressenti. C'était comme une décharge d'électricité statique, léger et fugace comme un frisson, tellement rapide qu'il aurait presque pu croire l'avoir imaginé. Sauf que cette émotion fébrile et tremblotante, cette étincelle jaillie des cendres d'un feu éteint, l'animal sombre l'avait saisie au vol. C'était assez facile à se se représenter : comme une tâche de lumière sur un fond uniformément gris, ce sentiment détonnait. Et comme un chasseur noyé dans la grisaille et assoiffé de lumière qu'il était, Abel l'avait gobée au vol, cette lueur dans la nuit.

Parce que, dans le désert aride que constituait la zone du cerveau responsable des émotions, zone désertique et désertée depuis des années par les sentiments, avait brûlé, une frêle seconde, d'une lueur de frustration. Parce que oui, avec ses grosses pattes pleine de mauvaise volonté, avec ses mots violents et crus, avec son intonation acerbe et profonde, Abel espérait la remuer, la choquer, la faire réagir. Il aurait aimé toucher la corde sensible, qu'elle s'énerve, qu'elle se jette sur lui. Il aurait aimé trouver dans ces yeux cette étincelle de colère, cette volonté de tout détruire et surtout de le détruire lui, il aurait aimé ressentir à travers elle cette haine envers lui même, il aurait aimé catharciser toute la rancœur contre ce corps de bois qu'il assumait depuis trop longtemps, ce corps qu'il traînait, dans lequel il était enfermé. Peut-être qu'elle aurait, elle, daigné finir le boulot, peut-être qu'il aurait en fin ressenti avec un délice quasi-masochique ses crocs déchirer sa chair, et il serait mort là, comme une merde, massacré par une môme inconnue et dont tout le monde se battait les couilles.

Et ç'aurait été tellement parfait.
Peut-être qu'un jour, il cesserait d'espérer que chaque inconnu qui croisait sa route le pourfende parce que lui n'avait pas le courage de le faire seul.

Et maintenant que l'étincelle de frustration s'était éteinte, il se retrouvait comme un con en face de cette môme, désespérément vide, désespérément éteint, désespérément vieux et abîmé. Si, un peu las peut-être, mais la lassitude s'était immiscée si profondément en lui qu'elle avait pris racine et recouvert tout le reste comme une épaisse couche de mousse. Et même s'il restait, en apparence, aussi dédaigneux et suffisant qu'il l'avait été depuis le début de la conversation, il n'empêchait qu'il était revenu au point de départ. Et que, comme d'habitude, il ne maîtrisait rien du tout.

Pas même sa propre vie.

— Ce qui ferait de toi un enfant de catin.

C'était petit.
Terriblement petit.

Mais il n'avait pas d'autre arme.

Et comme son orgueil était un phénomène particulier, Abel renonça. Poursuivre sa course dans cette direction ou revenir sur ses pas à travers des fourrés épineux, ça ne faisait pas tellement de différence. Il tourna le dos à la Séide, claudiquant dans l'autre direction.

Un fruit pourri, un fruit immangeable.
C'était amusant. Si Abel avait pu lire dans les pensées de son interlocutrice, il aurait certainement aimé la comparaison. Il se voyait bien fruit déformé, pomme bosselée au milieu de beaux fruits luisants et calibrés. Fruit qui commençait à s'user, à s'abîmer prématurément, contaminant les autres végétaux de la corbeille avec la gangrène qui le gagnait, comme s'il avait voulu les entraîner dans sa chute sans rien faire pour se rattraper au bord du ravin. C'était plus que pertinent, le concernant, puisqu'il ne faisait absolument rien pour améliorer sa condition tout en s'obstinant à vivre, s'agrippant à ce morceau d'existence sans rien vraiment en attendre, mi-vivant mi-suicidé, trop orgueilleux pour s'abaisser à demander qu'on le soigne, trop orgueilleux pour se laisser crever.

Et la gamine le suivait.
Il avait tout essayé, pourtant, tout tenté. Il avait été successivement indifférent, méprisant, insultant en bon dernier des connards qu'il était, et pourtant, elle s'accrochait à lui. Abel n'était rien, inintéressant au possible, boiteux et désagréable, rendu aigri par la douleur physique et la souffrance psychologique consécutive à son abandon, et essayait au maximum de paraître le plus détestable possible pour s'éviter de potentielles et désagréables interactions sociales ; interactions sociales que cette môme, terriblement vivante alors qu'il était presque mort, lui forçait à assumer. Il la descendait parce qu'il l'enviait, la petite : elle luisait dans l'obscurité alors qu'il se confondait avec les ombres ; il la descendait parce qu'elle rayonnait de cette vie qu'il n'avait plus, cette rage de vaincre, cette fureur d'exister qui lui faisaient irrésistiblement défaut.

Il aurait pu tellement lui ressembler.

— Hey attends ! C'est quoi ton nom ?

Abel se retourna, fixant sur elle ses prunelles éternellement glacées et méprisantes, ses prunelles qui étaient comme un parapet, une barrière au monde, des prunelles emplies d'une vieille aigreur un peu morne, comme s'il tentait de se souvenir de ce que ça faisait, de ressentir. La gamine lui rappelait inévitablement son frère, cette fameuse nuit où il avait débarqué au clan pour y foutre le bordel, pour le réveiller, l'attirer, le faire venir. Comme il avait joui de cette incompréhension qui se muait en compréhension subite dans les yeux de Caïn au moment où il lui avait avoué son nom ! Comme il s'était repu de cet afflux brusque et violent de souvenirs qui avait inondé ses yeux !

La jeune Séide n'avait rien à voir avec son frère et pourtant, il la voyait en elle ; elle ne lui devait rien, il n'avait rien à lui dire, ne restait qu'à l'un d'oublier l'autre pour que la vie reprenne son cours. Elle n'aurait pas de surprise en découvrant son nom, il n'aurait pas la possibilité de se nourrir de sa mine décomposée puisqu'elle ne le connaissait pas. Mais il avait comme un sentiment, comme une envie, comme une pulsion d'existence, une volonté de s'ancrer un peu plus dans la vie en s'identifiant comme un être digne d'intérêt aux yeux de quelqu'un d'autre, si insignifiant soit-il. S'il lui donnait son nom, il gagnerait un petit pan d'existence dans son cerveau, et elle la maigre satisfaction de le voir abdiquer un peu.
Le marché semblait honnête.
Elle s'était obstinée, après tout.
Après un long silence, il déserra les mâchoires.

— Abel.

Sans un regard de plus, et avec sa lenteur boitillante, le solitaire s'enfonça dans la nuit.

[j'pense qu'on a fait le tour, le RP est fini pour ma part, à toi de voir si tu veux conclure c:]

HRP: