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 A Dustland Fairytale.

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Cassius
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MessageSujet: A Dustland Fairytale.   A Dustland Fairytale. EmptyDim 13 Aoû 2017, 18:05



    A Dustland Fairytale

    Spoiler:


    ***




    Les premières lueurs de l’aube s’annonçaient à peine lorsque les silhouettes sombres s’extirpèrent hors du Terrier. Il n’y avait bien que le crissement de leurs pas dans le sable pour venir troubler la quiétude matinale : les quelques oiseaux assez téméraires pour loger aux abords de l’Oasis s’éveillaient à peine, et il faudrait bien quelques minutes encore pour que leurs voix se fassent entendre.
    Eux ne pipaient mot. L’atmosphère était tendue, solennelle ; et pour une fois, probablement la première et la dernière dans sa vie, Daniel lui-même s’abstenait de toute remarque, sentant que tout propos qu’il soit cynique ou non n’avait tout simplement pas sa place dans le tableau. Les gestes d’Arabella, d’ordinaire si douce et élégante, semblaient confus, brouillons, et il devinait sans mal que derrière une apparence qui se voulait désinvolte elle cachait non sans mal une indicible tristesse. On n’avait pas appris à la petite à s’affranchir de sa sensibilité. Sa mère avait voulu la préserver dès l’enfance, et l’avait même envoyée ici à sa recherche lorsque la brutale réalité qui était la leur s’était violemment rappelée à elle sous les traits menaçants de Miguel. Si elle était restée au pays, elle n’aurait probablement pas vécu longtemps. Morte sous les coups des mâles, sacrifiée sur l’autel d’un patriarcat décomplexé et profondément ancré dans les mœurs, ou noyée sous les torrents du Grand Fleuve lorsque n’y tenant plus, elle n’aurait plus eu d’autre choix que de trouver refuge dans la mort. Il n’y avait pas grande différence. Le Mexique aurait eu sa peau.
    Et voilà qu’il la ramenait là-bas. Et qu’il embarquait Suète avec eux.
    Faisant preuve d’une patience qu’on ne lui connaissait guère, il attendit en silence aux côtés de la louve rouge tandis que sa protégée faisait une dernière fois le tour de leur petit territoire, offrant ses derniers adieux à ce monde qui l’avait accueillie des années plus tôt. Il ne la pressa jamais.
    Lorsqu’ils quittèrent tous trois l’Oasis, le ciel s’embrasait déjà.
    La journée s’annonçait chaude. Il ne regarda jamais en arrière.


    ***


    Ce n’est que des mois plus tard qu’ils touchèrent au but. La route avait été longue, semée d’embuches et de détours périlleux, soumise aux aléas du destin. La fatigue ankylosait les corps meurtris par le voyage mais lorsque par-delà les étendues de poussière se dessinèrent finalement les hauts canyons, toute animosité s’envola.
    Ne resta plus chez Daniel qu’un indéfectible sentiment d’angoisse qui semblait croître à chaque pas et pesait sur ses épaules comme un poids bien trop lourd pour lui. Il hâta peu à peu le pas, ignorant le tiraillement de ses pattes et les appels d’Arabella. Et à mesure qu’il s’enfonçait dans cette patrie perdue à laquelle il revenait après une décennie d’absence, les souvenirs affluaient à son esprit et bousculaient ses pensées, comprimaient ses émotions : il se sentait comme bouillir. Au milieu de tout ce chaos qui s’emparait de lui, une unique question revenait sans cesse :
    En était-il capable ?
    Pas foutu de répondre et trop terrorisé à l’idée de le faire pour se focaliser sur quoi que ce soit, il accéléra encore. Désormais, il courrait.

    L’odeur autrefois familière de la crasse ambiante ne tarda pas non plus à ressurgir. Mélange entêtant de sang, d’alcool et de terre brûlée, elle s’engouffra vite dans ses narines et eut le mérite de l’apaiser. Lorsqu’il atteignit un bar miteux en bord de route, il sut qu’il était définitivement de retour chez lui et se sentit un peu mieux. Peut-être en pouvait-il le faire, finalement.
    Daniel se rua dans la baraque branlante tandis que ses comparses le rattrapaient, s’installa au comptoir sans le moindre regard pour ce qui l’entourait. Quelques instants plus tard l’alcool coulait à flots et le monde semblait peu à peu regagner ses couleurs.
    Bien entendu il n’avait pas d’argent pour régler la note. L’escalade fut rapide et on en vint bientôt aux mains.
    Tandis qu’il assénait les coups et plongeait ses crocs dans la chair de ses opposants, il se sentit revivre. Enfin.

    La trace de Miguel n’était pas difficile à suivre, et le mâle semblait avoir prospéré dans le crime. Ayant évincé ou annexé toute concurrence au fil des ans, il était désormais l’infâme monarque qui terrorisait les familles, saccageait les demeures et brisait les existences. Ce Roi Fou[i], songeait Daniel, [i]ça aurait pu être lui. Ca aurait du être lui. Un mois s’était écoulé depuis qu’il était revenu au Mexique lorsqu’il le retrouva enfin. Cela faisait huit mois qu’il avait quitté Punk Wolf, et près de onze ans qu’il avait disparu brusquement, emporté par le torrent du Fleuve, et perdant par la même occasion toute promesse d’une vie prospère, bien que menée aux dépens des autres. Tout ce qu’il avait jamais connu.
    Il confia Arabella à Suète, la sommant de rester dans un pueblo voisin avec la jeune louve et de ne surtout pas en bouger, encore moins d’intervenir dans ce qui allait se produire, s’abstint de tout au-revoir qui aurait pu se muer en adieux et prit la route, songeant que c’était peut-être la dernière fois.

    C’est en bordure de canyon, dans le petit village d’El Paso — ou plutôt ce qu’il en restait – que Daniel se rendit. Ce mois passé à écumer le Mexique de long en large lui avait valu de se faire une petite réputation et contre toute attente, en dépit du foutoir qu’il tendait à semer derrière lui, les populations voyaient venir en lui un messie plutôt qu’un élément destructeur supplémentaire à ajouter à leurs nombreux problèmes. On l’accueillit avec espoir. Il eut droit à des consos gratuites. On le nourrit volontiers. Et on lui fournit surtout toutes les informations dont il avait besoin.
    Miguel n’avait pas chômé ces dernières années, et sa furie destructrice avait redoublé après que ses tentatives pour retrouver Arabella se soient avérées infructueuses. Peu de meutes de malfrats subsistaient hormis la sienne, mais cette dernière avait pris des dimensions colossales. Plusieurs sous-groupes parcouraient le pays, remplaçant désormais les anciennes bandes de desperados. Le problème était que s’il était jadis possible de se débarrasser des petits groupes de bandits, non sans efforts, toute attaque contre l’une des factions de Miguel s’ensuivait immédiatement de représailles de la part des autres. Ne restaient alors que des cendres.
    On ne pouvait rien faire alors on subissait en courbant l’échine.
    A cela s’ajoutaient la famine et les épidémies. Le pays était mal en point. Le fragile équilibre entre les justes et les mauvais n’était plus. Fait positif, la maladie finissait également par éclaircir les rangs de Miguel, puisqu’à force de piller encore et encore les ressources des villages, il ne trouvait plus grand-chose à voler lui-même. A vrai dire le mâle semblait récemment s’être désintéressé des exactions de ses troupes et les laissait faire ce que bon leur semblait depuis quelques mois. Aux dernières nouvelles il était à El Paso en compagnie de quelques uns de ses lieutenants.
    On n’avait jamais mentionné la Rouquine.
    Les entrailles nouées par l’appréhension et la colère, Daniel franchit la frontière d’El Paso sans le moindre désir de se cacher. Il n’avait jamais su faire dans la dentelle et n’allait pas commencer le jour de son hypothétique mort. Petit désagrément non négligeable : à peine avait-il quitté les terres de Punk Wolf que son glowstick s’était éteint. Cette breloque ne lui était d’aucune utilité ici et même s’il était trop orgueilleux pour se l’avouer, il était un peu déçu. Elle augmentait de manière non négligeable ses chances de triompher et surtout de tirer Carmen de là, si elle n’avait pas déjà succombé. Il trouva Miguel ainsi que plusieurs autres loups allongés paresseusement au bord du gouffre, et la vision des falaises prêtes à tout moment à l’avaler tout entier fit remonter d’amers souvenirs. Il n’y eut aucun effet de surprise. C’est comme si le loup l’avait attendu.
    - Te voilà donc, déclara sobrement le vieux noir lorsque Daniel se campa à quelques mètres de lui.
    - Où est Carmen, Miguel ?! aboya le desperado, ne prêtant guère attention aux grognements des sbires qui prenaient peu à peu place autour de lui.
    Miguel eut une petite moue contrite. Ses yeux, eux, ne cillèrent pas.
    - Carmen, Carmen… il n’y a donc qu’elle qui t’intéresse ? Je croyais que tu étais revenu pour moi.
    - J’en ai jamais rien eu à foutre de toi.
    - Tu m’en vois attristé.
    Lentement, Miguel se releva, puis s’étira, ne le quittant jamais des yeux. Autour de Daniel, le cercle se resserrait peu à peu.
    - Le décor te plait ? Je l’ai choisi avec soin. J’apprécie le petit côté théâtral. La grande chute dans le ravin, tu sais.
    Daniel fronça le nez, réfrénant difficilement la rage qui montait en lui. Si son adversaire demeurait affûté, l’âge ne l’avait pas épargné non plus. Il devinait derrière son apparence ostensiblement détendue la raideur d’un corps qui s’assèche. La lassitude était flagrante. A l’évidence Miguel l’avait attendu toutes ces années, et si l’intérêt demeurait, dans le fond le cœur n’y était plus. Le brun avait passé sa vie à courir après quelque chose qu’il ne parvenait pas même à définir. Frustré par son incapacité à trouver l’équilibre, il avait trouvé en Daniel, qui contrairement à lui semblait alors s’épanouir gaiement dans l’existence qu’ils menaient, un point de repère. Un but à atteindre.
    Daniel, lui, n’avait pas vraiment eu le choix. Il n’avait fait que subir les démons de l’esprit malade de Miguel. Il avait commis la bêtise de le laisser devenir son lieutenant, trop aveuglé par l’autosatisfaction dans laquelle il baignait alors et par son appréciation très limitée de la vie et des vivants, et en avait payé le prix fort. On en arrivait finalement au dénouement et tous deux en avaient marre d’attendre. Ils étaient au moins semblables en ça. Ils savaient tous deux ce que signifiait cette confrontation.
    - J’aurais dû t’égorger dès le début.
    - Oh, s’il te plait. Ne tombons pas là-dedans. Pas besoin de discuter. Je sais très bien ce que tu as à dire, et inversement. J’espère.
    - Qu’as-tu fait de Carmen ?!!
    Un profond soupir gonfla la poitrine usée de Miguel et il sembla un instant attristé. Après un vague temps d’attente à observer l’horizon sous l’œil agacé de Daniel qui n’en pouvait plus de ne rien faire, il finit par revenir vers lui, son poil se hérissant peu à peu, mais son regard demeurant imperturbablement calme.
    - Je t’en prie. Ne sois pas la déception de trop.
    Un instant plus tard ils étaient tous sur lui.


    ***




    Spoiler:


    Il était évident que Miguel n’aurait su se contenter d’un simple duel. L’homme était intelligent et savait qu’en dépit d’un entraînement intensif et d’habiles stratégies et outre sa stature très imposante, la nature avait toujours été particulièrement conciliante vis-à-vis de Daniel lorsqu’il s’agissait de la bataille. Pas besoin de rejouer David contre Goliath. Il avait ses atouts et savait s’en servir.
    Contrairement à lui, Miguel n’avait jamais été particulièrement orgueilleux, et savait que ce qui comptait, c’était la fin, non les moyens.
    Dani s’y était préparé.
    Ce à quoi il n’était pas totalement préparé en revanche, c’était le contraste entre la vigueur des plus-ou-moins-jeunes-mais-toujours-moins-vieux-que-lui acolytes de Miguel et celle désormais réduite à l’état de simple spectre qui avait pu être sienne auparavant. Il se sentit lent et pataud, là où ils étaient véloces et précis.
    Mais il avait l’expérience et surtout il avait la haine.
    Combien étaient-ils, au juste ? Six ou sept, peut-être. Il n’eut pas vraiment le loisir de compter tant il était occupé à rendre coup pour coup et à claquer des mâchoires à tout va, balayant les opposants de ses larges pattes tout en luttant pour ne pas céder sous le poids des autres alors qu’ils se jetaient sur lui. Oh, bien sûr, il aurait pu demander à Suète de se joindre à lui et les choses auraient été très différentes. Mais cette histoire ne regardait que lui et il tenait à ce qu’Arabella se tienne à l’écart. Il n’excluait pas que cela se passe mal. Et si tel avait été le cas, il ne fallait pas que la petite le voie se faire mettre en pièces, et il ne fallait pas non plus que Miguel la voie elle. Il fallait quelqu’un pour la protéger.
    C’est lorsqu’il parvint à occire un premier assaillant que les choses gagnèrent en forme. Les rookies, qui pour la plupart n’avaient aucune idée de qui il était, comprirent qu’ils risquaient quelque chose et Miguel lui-même choisit de s’impliquer dans la bataille, là où il s’était contenté d’observer la scène de loin, comme pour jauger son ancien partenaire. Les choses s’enchainèrent vite. Il réussit à en faire basculer deux de plus dans le vide, profitant d’un moment d’égarement à la vue de leur camarade la nuque brisée, et sentit l’excitation de la bataille qui le gagnait rapidement. Il défonça la mâchoire d’un autre d’un violent revers de patte et ce dernier dut battre en retraite. Ne restaient au final plus que deux adversaires, et Miguel lui-même.
    Contre toute attente, ce dernier attaqua le premier. Le voyant fondre sur lui de manière frontale, Daniel eut le réflexe de reculer d’un pas pour mieux se préparer à la réception. Il perdit l’équilibre lorsque sa patte ne trouva que du vide, et comprit qu’il était acculé au bord du gouffre. N’ayant que faire de mourir ce jour, Miguel n’hésiterait pas à tomber avec lui si cela avait pu lui assurer la victoire. Constatant qu’il se déconcentrait, les deux autres fondirent sur ses pattes. Il bondit en avant, percutant le noir de plein fouet et évitant de peu que les mâchoires des autres ne se referment sur ses membres. L’un des deux loups atterrit trop près du bord. Tandis que la gueule de Miguel se refermait sur son encolure, il lui asséna un coup de patte qui le fit à son tour basculer dans le vide. L’autre revenait déjà vers lui et le saisit à la gorge.
    Daniel était mal en point et c’était comme si son cœur avait brusquement décidé de quitter sa poitrine pour se mettre à battre la chamade dans sa tête. Ca lui martelait le crâne de l’intérieur, et il se laissa tomber sur le côté pour rouler au sol, espérant que croulant sons son poids Miguel lâcherait prise. Le souffle lui manquait et le sang coulait. Ses poumons étaient ravagés par un brasier invisible. Miguel ne lâcha pas mais il put repousser l’autre avec ses pattes tandis qu’il était sur le dos. Allant s’écraser contre un rocher non loin, il fut sonné un instant de trop. Miguel toujours accroché à sa nuque, fouillant son dos avec ses pattes dans l’espoir d’une meilleure prise, Daniel se jeta sur le dernier sbire et l’éventra sans le moindre remords, jouant de ces larges griffes d’ours dont il était si fier.
    - Où est Carmen ?!!! fulmina-t-il alors qu’il ruait dans l’espoir de se débarrasser de son cavalier importun.
    Il n’obtint qu’un grognement pour toute réponse. Furieux, Daniel se cabra et se laissa lourdement retomber sur le rocher à côté duquel gisait le jeune loup dont il venait d’abréger la vie. Ecrasé, cette fois-ci, Miguel le lâcha. Il roula de nouveau sur le côté et ne lui laissa pas le temps de se relever.
    Daniel avait espéré que ce moment le délivrerait. Espéré atteindre une sorte d’état supérieur capable de transcender les limites de la chair, espéré toucher du bout des griffes une vérité inenvisageable, espéré que quelque chose se produise. Espéré s’accomplir.
    Le sang de Miguel avait le même goût que les autres. Pas de grâce divine, de tonnerre pour venir faire trembler le ciel, pas d’éclairs, de trompettes ou de halo céleste, rien. Seulement le goût de la ferraille qui emplissait sa gorge à mesure qu’elle s’échappait de celle du brun, et un calme brutal. Rien.
    Les os craquèrent sous la force de ses mâchoires et il sentait le pouls qui s’affaiblissait, là, sur le bout de sa langue. Il lâcha prise et vit que Miguel le regardait fixement, peinant à trouver son souffle, comme résigné. Déçu. Lui aussi en aurait attendu plus.
    S’écoula un moment qui lui parut interminable au cours duquel les deux loups se dévisagèrent.
    - Où… est… Carmen ? finit-t-il par articuler, le souffle rauque.
    Miguel le regarda sans sourciller, et Daniel comprit qu’il ne pouvait obtenir réponse. La gorge de Miguel était détruite. Il l’avait démolie lui-même. Dégoûté, constatant avec effarement que le dernier souffle de vie était sur le point de s’échapper de la gueule de son vieil ennemi, il tendit la patte vers lui, appuyant sur son poitrail. Le brun le quitta alors des yeux et son regard sembla se perdre sur un point indistinct, quelque part derrière lui. Daniel le poussa et il bascula de la falaise pour tomber dans le vide. Plusieurs dizaines de mètres plus bas son corps fut dévoré par le fleuve.
    Il se sentit terriblement vide.

    Impossible de dire combien de temps s’écoula entre le moment où il avait mis fin à cette vieille histoire et celui où il quitta finalement le rebord du canyon. Le désert n’était ni plus chaud, ni plus froid, et rien n’avait changé, si ce n’est qu’il se sentait totalement désemparé. La perspective d’avoir attendu tout ce temps pour si peu lui donna envie de se jeter dans le ravin à son tour. De larges estafilades couvraient son corps et une plaie béante s’ouvrait non loin de sa propre gorge. Faisant finalement volte-face, il leva les yeux sans trop savoir pourquoi, lorsque son attention se posa sur une vieille bâtisse délabrée à une trentaine de mètres. Pourquoi celle-ci attira plus son attention que les autres, c’était bien difficile à dire. Peut-être parce qu’elle se trouvait là où Miguel avait laissé son regard divaguer juste avant de sombrer dans l’abîme. Peut-être parce qu’elle lui rappelait vaguement quelque chose.
    Mû par un sentiment indéfinissable, il la rejoignit en claudiquant. Il s’en dégageait une forte odeur de charogne, mais surtout de tristesse. La porte gémit lorsqu’il la poussa du bout du museau, et il pénétra dans une petite salle obscure, où gisaient quelques restes de proies à demi enfouies dans du vieux foin. Ses yeux mirent un moment à s’habituer à l’obscurité. Et même après ça, c’est à peine s’il s’aperçut de la présence, dans un recoin de la salle, d’une masse inerte.
    Sentant ses tripes se tordre, il s’approcha prudemment. Là, prostré contre le mur sale, son poil désormais terne peinant à cacher ses os saillants, quelqu’un. Quelqu’un qui ne bougeait pas. Il termina de franchir la distance qui les séparait et reconnut avec amertume l’épaisse tignasse qui continuait de flamboyer malgré les assauts du temps, comme le signe d’une ultime rébellion. Il huma le corps tiède, terrifié à l’idée de le toucher, mais incapable de tenir la distance. Il finit par se résoudre à donner un vague coup de museau sans grand espoir.
    Rien.
    Encore.
    Rien.
    Rien.
    Rien.

    Rien.
    Un souffle.
    - … Dani ?
    Son cœur rata un battement.
    Là, sous une masse emmêlée de poussiéreuse de cheveux, apparut un visage. Malgré la fatigue on pouvait sans peine lire la surprise dans ses yeux qui n’avaient rien perdu de leur bleu.
    Stupéfait, soudain maladroit et balbutiant, il piétina sur place, se demandant quoi faire, puis finit par acquiescer.
    - Je suis morte ?
    - Qué ? Non !!! Y a pas intérêt !! s’offusqua-t-il avant de venir se placer à ses côtés.
    La vue de ses tempes émaciées qui pointaient sous sa chevelure rousse lui fit mal au cœur, mais il n’en montra rien. En tout cas il en eut l’impression.
    - C’est moi. Je suis revenu. Tout va aller bien maintenant, nena.
    Elle parut troublée, se tut quelques secondes, puis sourit faiblement.
    - T’as une sale gueule.
    - Parle pour toi !! maugréa-t-il avant de céder et sourire à son tour.
    Et il était sur le point de lui asséner un discret coup de langue sur le sommet crâne quand un bruit de cavalcade retentit tout à coup. Un instant plus tard, Arabella déboulait en trombe dans la pièce, le souffle court, visiblement mécontente, et elle s’apprêtait de toute évidence à lui hurler quelque chose dessus lorsque ses yeux se posèrent sur sa mère. Elle se stoppa net.
    Carmen, interloquée, dévisagea sa fille comme un nouveau fantôme tout droit surgi du passé. Elle tourna alors la tête vers Daniel, et, alors qu’elle le fusillait du regard, il reconnut en elle celle qu’il avait quitté des années plus tôt, mais n’était jamais totalement partie pour autant.
    - Mais QU’EST-CE QU’ELLE FOUT LA ?!!! aboya-t-elle en tentant vainement de se mettre debout. TU L’AS AMENEE ?!!! MAIS T’ES CON ?! ET S’IL LUI ETAIT ARRIVE QUELQUE CHOSE ?!!! QUI EST-CE QUI M’A REFOURGUE UN INCAPABLE PAREIL ?! BON SANG DANIEL, TU REFLECHIS DES FOIS OU T’AS DEFINITIVEMENT ARRETE PARCE QUE CA TE FATIGUAIT TROP ?!!!!
    Daniel, abruti par les cris, rentra la tête dans les épaules. Les femmes étaient décidément toutes des ingrates, en plus d’être d’infinies chieuses.

    - Me cago en la puta… grommela-t-il dans sa barbe, les gratifiant de cette moue renfrognée qu’on ne lui connaissait que trop bien.

    Spoiler:


    ***




    Spoiler:


    A quelques dizaines de mètres d’une ancienne ferme, encadré par deux cactus, se trouvait un bar.
    Bâtisse miteuse mais fermement ancrée dans le sol, ni trop grande ni trop petite, elle se fondait à merveille dans le paysage. Un peu trop peut-être : la couche de poussière qui recouvrait ses vieilles planches était si épaisse qu’on aurait pu prendre l’édifice pour un simple amas de détritus, posé là un peu comme par magie. Pour peu qu’on ait eu des oreilles et un nez fonctionnel, par contre, il était impossible de le rater. L’endroit empestait la téquila et résonnait des rires gras des habitués. Il arrivait que les portes à battants s’effacent pour laisser passer quelque vieux loubard éméché, dans un sens comme dans l’autre. Du reste, on ne voyait pas grand monde aux alentours : la population était concentrée à l’intérieur.
    L’endroit était bien connu des locaux et pouvait compter sur une clientèle assidue : il ne désemplissait généralement qu’au petit matin, lorsque, las, le patron — un vieil ours peu aimable qui avait la qualité de savoir tenir ses clients d’une patte de maître – se décidait à mettre les derniers ivrognes à la porte et s’en allait dormir un peu avant de remettre ça quelques heures plus tard. L’ambiance y était conviviale, à défaut d’être raffinée. On appréciait les sourires de la serveuse, parfois aidée par sa fille – toujours enviée par les jeunes mâles, jamais courtisée directement : le barman, selon les dires, n’appréciait guère que les rustres tournent autour de la jeune femme –, comme on aimait son caractère bien trempé et la manière qu’elle avait de tenir tête à l’effrayant vieux bonhomme lorsque la situation l’exigeait. Les jours de forte affluence, toutes deux se faufilaient avec aisance entre les clients, tournoyant sur elles-mêmes, esquivant les mains baladeuses et les regards mal placés, leurs longues boucles, qu’elles soient d’un roux flamboyant ou d’un noir d’ébène, virevoltant gracieusement derrière elles.
    Les gosses trainaient généralement dans la cour, lorsqu’ils n’étaient pas à la ferme. On ne les voyait pas beaucoup à l’intérieur, sauf lorsque leur mère, croulant sous les commandes, les appelait à l’aide. Leur père n’appréciait pas de voir ses gamins trainer parmi les soûlards. Sous ses airs de vieux râleur, il était exagérément protecteur.
    Ca faisait rire tout le monde. Lui, ça le foutait en rogne.
    On aimait aussi l’endroit parce qu’aucun malfrat n’avait jamais osé s’y aventurer, si ce n’est pour boire un verre comme tout le monde. Ici, on ne pillait pas. On ne l’aurait même pas envisagé.
    Le cadre avait tout pour plaire, pour peu qu’on ait apprécié la vie simple. Pas de château rutilant ni d’argenterie, pas de conquêtes.
    Juste le désert.
    Le temps qui passe.
    Le plaisir d’être ensemble.

    Et la certitude que cette fois-ci, c’était pour de bon.
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