Mante à l'eau — Méluciole

Le trajet s’avérait plus amusant que prévu.

Ne sachant encore nager de par elle-même, Lewis avait supplié jusqu’à ce que cela devienne une véritable torture un pirate qui avait consenti à la déposer sur la terre ferme. Aussi, perchée sur sa tête, la petite profitait du paysage, n’hésitant pas à le motiver d’un « u dada » de temps en temps. Le passeur avait bien tenté de la faire taire, mais comme un idiot avait bu la tasse. Poe lâcha un croassement en voyant la terre au loin, ouais z’étaient bientôt arrivés ! Après un énième effort du pirate, ils arrivèrent sur le sable des Côtes de Nacres. Sautillant sur le sol, la petite pirate observa les alentours avant de poser son arrière-train sur le sol, serrant Poe entre ses pattes.

En marmonnant, son compagnon de voyage annonça qu’il devait régler deux trois trucs et disparu, laissant la fille d’Hypoxie seule. C’était loin de la déranger pour tout dire, on s’ennuyait vite quand tout le monde était plus grand que vous. Lewis aurait tant aimé que sa soeur soit encore avec elle, au moins cela lui aurait fait une compagnie, mais non, Trixie était partie vivre avec Papa et aucun d’eux n’était revenu. Pfff… trop nul…

« — Tu crois qu’on va tomber sur les méchants loups des continents Poe ? »

Utilisant sa capacité de ventriloque, Lewis répondit pour lui.

« —Qu’ils viennent ces moustiques, f’ront pas le poids de t’façon.

Délicatement, la fille d’Alys posa son compagnon vert et rouge sur le sol, l’observant faire quelques bonds avant de revenir vers lui. Faut dire que le bisous magique il avait trop bien marché pour garder la grenouille ! Les plumes emmêlées  à sa chevelure remuèrent tandis que Lewis hochait la tête, son p’tit concert de grenouilles d’il y a deux jours était trop cool, même si toutes les grenouilles avaient du repartir lorsque sa mère avait râlé à cause du bruit. N’importe quoi en plus, elles faisaient pas tant de bruit que ça…

Faisant quelques pas, la Raeder aperçut une silhouette d’environ sa taille. Trop bien ! Un moustique des continents ! Toute contente, la petite s’approcha de l’inconnue, Poe à ses côtés avant de pencher sa tête sur le côté en avisant les accessoires qui couvraient son corps.

« — … Trop creepy la bestiole… »
« — Chut Poe tiens ta langue ! Elle va croire qu’on est trop bizarre après… »

Pour sûr… Après tout, comment Lewis aurait-elle pu savoir que la petite face à elle n’était nulle autre que sa cousine ? Enfin cousine si Hypoxie révélait sa réelle identité…

L’inconnue se campa dans une position d’attaque, aussitôt imitée par Lewis qui ne se laisserait marcher sur les pattes. Ce n’était qu’un simple défi, prouver à l’autre que cela ne l’impressionnait pas ses tentatives d’intimidations. Un petit sourire vint étirer les babines de la Raeder qui ne pouvait détourner son attention de son interlocutrice. Alors, elle voulait jouer ? Un mot. Unique. Vomir. Qu’entendait-elle par là ? Étais-ce Lewis et Poe qui étaient à vomir ? Dans ce cas…

« — Alors tu ne sais pas ce que c’est de vomir.»

Petit moustique… La queue recourbée de la loupiote remua doucement, tandis que les pièces et petits os de ses atébas cliquetèrent doucement. Si la petite voulait vomir, Lewis l’aiderait volontiers, pour lui montrer ce que cela ferait. La pirate s’ennuyait tout particulièrement et cette inconnue lui procurait une raison de s’occuper. Après tout, ce n’était pas sur son père disparu que la loupiote pouvait compter. Elle se souvenait de sa voix grave, lui racontant des histoires, lui parlant de sa famille de l’autre côté de l’océan. Curieuse, Lewis l’avait écouté lui parlé de sa soeur qui grandirait chez les Etelkrus, puis de cette soeur qu’aucun d’eux ne connaitraient jamais car elle n’avait pas survécu. La petite l’écouta lui parler de ce frère qui semblait faire tant de peine au vieux mâle, son clan qui avait poussé sa destitution au trône. Les histoires d’Alys lui manquaient, leurs moments étant devenus un rituel, rituel qui n’avait guère duré, car un beau jour, le loup n’était pas revenu. Lewis l’avait attendu toute la matinée sur le sable, essayant de se convaincre qu’il avait un peu de retard, mais lorsque le soleil s’était couché, l’Etelkrus n’était toujours pas là.

Au fil des jours, la petite avait fini par abandonner ce rituel, comprenant que non, son père ne reviendrait pas, probablement parce qu’il l’avait abandonné ou que sa famille là-bas dans les territoires qui lui étaient interdits le retenaient. C’est ainsi, que Lewis entama les longues journées sans rien pour la distraire, hormis le chant des grenouilles, hormis ces petits voyages sur les terres des clans lorsqu’un passeur se proposait pour l’y emmener. La louve qui faisait face à la Raeder lui rappelait cette soeur qu’elle n’avait pas eu le temps de connaître et ne connaîtrait probablement jamais. Se redressant, la petite détourna la tête pour porter son attention sur l’océan.

« — Ce n’est pas intéressant. » Lewis finit par observer du coin de l’oeil cette louve au comportement pourtant si hostile. «  Que fais-tu ici ? Il n’y a rien… »

Poe émit un croassement, effectuant de petits bonds non loin des deux loupiotes.

La loupiote au pelage majoritairement verdâtre entreprit alors de sa faire vomir, sous l’oeil moqueur de Lewis qui trouvait quand même cela bien pathétique. Pauvre p’tite, parce qu’elle croyait que ça c’était dégueuler ses tripes ? Une simple mise en scène, aussi absurde que pitoyable. Espérait-elle impressionner quiconque avec ce geste ? Le Moustique était bien loin du compte, si loin de la vérité. Mais la pirate se retint de commenter, contentant d’étirer ses babines en un sourire. Ce n’était qu’une gamine des continents, comme disaient les Raeders, probablement que là-bas devaient faire leurs intéressants pour se sentir « vivant ». Trixie tournerait-elle de la sorte aussi ? Bah qu’importe, sa soeur était ailleurs maintenant, tenterait d’oublier sa famille en partie pirate qui vivait sur une île rejetée par les dieux eux-mêmes.

Finalement, le Moustique accepta de répondre à la question de la Pirate qui remua sa petite queue recourbée amusée, se contenant de l’observer toujours en coin, histoire de ne pas lui donner le sentiment d’être trop intéressante. Ainsi donc, sa mère était dans les parages ? Éventualité qui n’effraya nullement Lewis, les adultes ne l’inquiétaient pas, ce n’était que de grands louveteaux dans leur tête. L’enfant de l’île se contenta donc de porter son attention sur les flots, conservant le silence un moment avec de réagir.

« — Oh. Après tout le mal suit le méchant comme l’ombre le corps. »

Une phrase que la pirate avait entendu dans l’une de ces discussions d’adultes bien trop secrètes et pas de son âge. Pff ! Faisant brusquement volte-face, à une distance toutefois respectable de son interlocutrice, la loupiote commenta les derniers mots qui avaient été prononcés, une lueur étrange brillant dans ses yeux améthystes, ses réactions étaient parfois trop imprévisibles.

« — Ahah, je ne puis souiller davantage ce sable, alors qu’il est déjà souillé par le temps, empli de sang et poison. »

La loupiote prit une poignée de sable, posant son autre patte sur le dos de Poe sans l’écraser, avant de laisser le vent l’emporter doucement. Pourtant… Pourtant. Ce sable était vivant, empli d’histoires, empli de souvenirs. Peut-être qu’aujourd’hui encore, une nouvelle page de l’histoire allait s’écrire, peut-être que le Moustique aussi se montrerait imprévisible et agirait. Toutefois, Lewis n’espérait pas, cette rencontre l’amusait, lui procurait un bien fou comme elle n’avait connu depuis longtemps.

Peut-être s’était-elle montrée trop intéressante ?

Bien que cela ne l’enchantait pas des masses, Lewis ne fit pas un geste lorsque le Moustique — à défaut de savoir son nom — vint la rejoindre. Simple ombre qui glissait sur le sable, ne faisant qu’évoquer la mort et la désolation dans l’esprit de la pirate, mais étrangement… étrangement cela lui plaisait, se jeter dans cette discussion, s’accrochant aux propos qui n’auraient probablement pas de sens aux oreilles des autres et qui aux leurs en avait. Alors, la pirate hoche négativement la tête, tandis qu’elle installe Poe dans son capuchon, là où ne pourrait l’atteindre.

« — Toutes les grenouilles ne contiennent pas du poison, celle-ci est bien trop pure pour en contenir une goutte. »

Ô oui, viendrait un jour où Lewis appellerait des grenouilles de multiples couleurs à elle, pourquoi les présenterait à son étrange « camarade » ? Celles dont un contact pouvait tuer lui plairaient probablement, sûrement même. Poe… Poe était pour le moment trop banal. La proposition de la gamine des continents aurait pu paraître terrible, paniquante, pourtant la fille d’Hypoxie se contenta de sourire, qui avait prétendu qu’elle était parfaitement équilibrée ?

« — Et si c’était plutôt une de ces mouettes que l’on ouvrait, ou un mammifère échoué ? Tout serait nettement plus gros, nettement plus intéressant que Poe. »

Parce que Poe c’était sacré, parce que Poe on y touchait pas, sous peine de se faire mordre. Son attention se porta sur les mouettes qui se battent pour ce qui semble être une carcasse de poisson, peut-être qu’en avançant, l’une aurait l’aile brisée, ou mieux encore… trouveraient-elles une baleine échouée ou un dauphin en s’avançant un peu plus loin ? Au camp n’avaient-ils pas prétendues que d’étranges créatures voguaient parfois dans les flots ? Que leur aspect pouvait être si repoussant que les grands prédateurs eux-mêmes n’osaient les déranger ? Alors oui, c’était tentant en effet, de voir ce que pouvaient cacher ces grandes créatures de l’océan, de voir ce que contenait un volatile qui se nourrissait de tout ce que les flots étaient en mesure de lui offrir. Un instant, Lewis se demande bien quelle serait l’idée de son interlocutrice, quel serait son choix.

La deuxième proposition semblait nettement plus alléchante, un oiseau c’était petit après tout, y’avait pas grand chose à manger dessus, puis c’était vraiment pas bon, Lewis préférait de loin le poisson. Le poisson c’était bon. Plus goûteux. C’est donc à la recherche d’un cadavre plus imposant que ne l’aurait été celui de Poe, que les deux loupiotes recherchèrent. La pirate marchait lentement, regardant l’océan en espérant que pour le retour ne serait pas trop agité, auquel cas son passeur partirait probablement sans elle… Maintenant être seule, cela inquiété la Mousse, lui rappelait que plus personne ne vivait avec elle, que tout son entourage était parti ailleurs voir même parti tout simplement, sans laisser la moindre trace. N’étais-ce ce qu’avait fait Alys ? Trixie ? Et même maintenant Hypoxie ? Tout le monde semblait se détourner de la petite qui ne pouvait compter que sur Poe — son fidèle ami — et son imagination.

Dans le plus grand silence, le Moustique et la Pirate avançaient, la deuxième profitant du calme qui régnait. La marche s’avéra plus longues que prévue, avant qu’elles ne puissent apercevoir l’objet de leurs convoitises.

Ce n’était ni un requin, ni une baleine, mais un mammifère nettement plus innocent qui capta l’attention de Lewis Les mouettes enfonçaient sans pitié leur bec dans la chair tendre de l’animal, encore à moitié dans l’eau. Ne se souciant plus du Moustique à ses côtés, la pirate s’élança avant d’escalader en s’appuyant sur la nageoire et se servant des prises que les oiseaux avaient créé. Toute fière la pirate se redressa sur le grand dauphin, au corps plus long que haut.

« — J’étais sûre qu’on en trouverait un ! Ils ont tendance à se faire attaquer par les prédateurs. En tout cas, c’est beaucoup plus grand que Poe. »

Et comment ! La petite grenouille était silencieuse depuis que Lewis l’avait caché dans son capuchon, mais bougeait bien. La pirate descendit de son perchoir pour s’approcher du rostre du mammifère. Glissant une patte doucement, la loupiote entrouvrit doucement le museau du dauphin, serrant les crocs pour y mettre toutes force en espérant que cela ne se refermerait pas sur sa patte. Une fois sa tache effectuée, la pirate observa en reculant la petite mâchoire du dauphin pourvu lui aussi de dents.

Réellement fascinant.

Étudier l’anatomie du dauphin, une tâche des plus plaisante, que Lewis prenait plaisir à effectuer. L’une de ses pattes caressait la peau lisse du mammifère, effleurant parfois une lésion infligée par les mouettes ou autre prédateur. L’odeur qui se dégageait du cadavre, n’avait rien de très appétissant, encore moins lorsque le Moustique des continents entreprit de retirer les entrailles. Escaladant de nouveau le corps grisâtre, la pirate laissa tranquille son étrange accompagnatrice. Poe émit un croassement, faisant redresser la tête de Lewis. Une mouette les fixait bizarrement, probablement n’appréciait-elle pas que deux gamines viennent lui ravir son repas. Qu’importe. C’était la loi du plus fort, si le piaf voulait récupérer sa proie, qu’il vienne, la Raeder lui montrerait comment se défend une pirate face à l’envahisseur.

Laissant échapper un petit rire amusé, la loupiote descendit jusqu’à la tête du dauphin, là où l’oeil avait été arraché. Dommage. Lewis aurait bien voulu regarder au travers de la mort… Les mouettes avaient été trop rapides, laissant des marques de leurs becs tout autour. Pff, plus rien d’amusant à faire. La fille d’Hypoxie redescendit dans l’eau, s’approchant du trou formé par le Moustique dans la chair. L’odeur qui se dégageait de l’intérieur fit froncer le museau à la petite. Ça puait bien trop pour qu’elle rentre là-dedans…

« — Tu ne m’as pas révélé ton nom, Celle-qui-se-tient-tranquille-dans-la-mort. »

Car elle se tenait réellement dans le sein même de la mort, là où personne ne serait allé la chercher à moins de connaître sa cachette. Ce n’était que simple curiosité juvénile, savoir avec qui Lewis s’amusait, connaître le nom de celle en mesure de la distraire suffisamment pour qu’elle en oublie ses propres tourments. Poe pose sa petite tête sur l’épaule de la loupiote, bien au chaud dans le capuchon, là où nul n’irait le déranger.

Faiseuse-de-grenouille.

Un nom, qui en imposait. Lewis sourit en réponse, alors que son interlocutrice ressortait de cette plaie béante que ses crocs avaient causé. Sans bruit, la pirate suivit le mouvement, posant son arrière-train à une distance raisonnable, ni trop loin, ni trop proche. Alors que le Moustique entreprit de nettoyer ce qui faisait parti d’elle, la Raeder apprit le nom de cette horde qui tenait constamment compagnie à cette enfant des continents. Ces crânes. Ces fourrures. Rien n’avait été choisi au hasard, c’était plus que sa meute, c’était sa famille. Du moins une partie. Les yeux mauves de l’enfant des mers brillèrent de fascination. Mes Lucioles. Méluciole ?

« — Voici donc toute ta meute. »

Ainsi, Celle-qui-se-tient-tranquille-dans-la-mort était bien plus, beaucoup plus, que les apparences ne le laissaient croire. Sa place n’était en rien aux côtés de ces loups continentaux, loin des dieux qui régnaient sur ces terres. Viendrait le moment où les autres la craindraient. Pensive, la fille d’Hypoxie se demandait si se présenter n’était pas dangereux, après tout son père avait été un paria, du moins c’est ce qu’il lui avait dit. Que la simple existence de Lewis et Trixie constituait en une faute que les siens jugeraient impardonnables. Est-ce pour cela qu’il avait cherché à se faire pardonner d’avance en lui offrant une fiole de son sang ? Histoire de pouvoir la sauver sans qu’il n’ait besoin d’être présent ? Finalement, la loupiote plongeuses yeux mauves dans ceux de Méluciole.

« — Parce que mon père s’appelait Alys, l’on m’a nommé comme celui qui écrirait son histoire, Lewis. »

Alys lui-même lui avait raconté ce conte, d’où sa fille tirerait son nom.

« — Et lorsque qu’on entendit le Chapelier demander « Pourquoi un corbeau ressemble à un bureau ? », Lewis finit par répondre que c’est parce que « Poe écrivit sur l’un et l’autre ». »

Poe croassa à l’entente de son nom du fond du capuchon. Référence à un auteur bien plus sombre. La pirate sourit, plutôt satisfaite de la manière dont-elle avait tourné les présentations avant de laisser le silence s’installer… Du moins jusqu’à ce que la silhouette de son passeur soit visible au loin. Ah ! Au moins n’aurait-il pas à sa plaindre, ce n’était pas elle qui s’était rendu dans le ventre même de la bête. Tout en se levant, Lewis accorda un dernier regard à l’enfant de ces terres.

« — Alors que Tamort ne survienne qu’après Tavie, que ta chair Rose ne se change en Brun pas avant plusieurs années, que Mes lucioles soient toujours de bonne Augure. Au revoir, Celle-qui-se-tient-tranquille-dans-la-mort.»

Faisant volte-face, l’enfant rejoint le pirate qui lui permettrait de traverser, afin de retourner sur leurs terres. Ce fut une rencontre si riche. Laissant la brise soulever ses mèches mauves, Lewis ne put retenir un rire léger. Le destin d’un démon n’était pas si cruel finalement.