Mascarades, ruines et cendres [Eva & Nakhus]

Lorsque les premiers cris s'étaient élevés, cette nuit là, Eva s'était réveillée en sursaut. Avait grimacé - son corps la faisait encore souffrir de partout. Elle grommela, grincheuse, et allait se retourner, pensant simplement être réveillée à cause de ses blessures.

Puis les cris avaient repris. Et elle les reconnut instantanément.

Octavia.

Se faisaient-ils attaquer ? La pie se dressa d'un bon, encourageant son corps gourd à répondre, se fit violence pour se trainer cahin-caha vers la source du bruit. Elle faillit s'écrouler, les pattes tremblantes, quand elle vit que ce n'était que la louve multicolore en train de mettre bas. Bon, D'ACCORD c'était loin d'être anodin, mais Eva s'attendait à tout instant à voir une Chose débarquer à l'entrée du Dédale, et cet évènement heureux la rassura et lui tira un soupir de soulagement. Elle se donna le temps de récupérer un peu des quelques mètres brusques qu'elle avait parcouru, avant de marcher ou ramper vers son amie.

Elle s'assit à côté d'elle et lui lécha la joue, plaçant une patte près de son cou.

Courage, Via ! C'est moi, Eva ! Ca va aller ! T'en fais pas ! Allez !

Elle racontait des trucs, n'importe quoi, juste de quoi l'aider à supporter la douleur.

Et puis, Eva était extrêmement curieuse, aussi. Parce que, enfin, elle allait savoir de qui étaient les petits.

Etaient-ils, comme elle le craignait malheureusement, comme les dates coïncidaient, le fruit d'un viol des Etelkrus pendant qu'elle était en prison chez eux ? De tout coeur, elle ne l'espérait pas. Elle ne l'espérait vraiment pas. Pour Octavia. Pour les gamins. Mais aussi pour les Etelkrus, qui auraient des comptes à rendre. Etaient-ils, au contraire, le fruit d'une nuit trop arrosée d'Octavia avec un loup de passage - ou avec un autre Nakhu ? Elle se souvenait encore du jus de baie qui n'était pas, elle en était sûre, si innocent que ça. Si c'était ça, ce serait drôle. Enfin, ça ferait bien rire Eva.

Ce qui ne la fit pas rire du tout, ce fut la tronche du premier gosse à sortir.

Il lui ressemblait beaucoup.

Vraiment.

Beaucoup.

Beaucoup trop, en fait, avec ses minuscules petites ailes.

Brusquement, Eva se tut. Parce que plus les gamins sortaient, plus son poil se hérissait.

Elle était incapable de ne rien dire.

Parce que ces gosses, ils étaient

Ceux d'Octavia, ça ne faisait aucun doute

Mais aussi les

Les siens ?

Et pas que...

Ce loup, aussi, dont elle ne connaissait le nom.

Eva se releva à demi, recula d'un pas, et, en silence, commença à paniquer, son esprit tournant à vide. Elle ne pouvait détacher son regard de ces petits lardons qui s'étaient mis à brailler, au fur et à mesure que les cris d'Octavia refluaient.

??????????????????????

Ils... ils étaient...

Quand Nocera était arrivée, la mère avait déjà mis au monde les enfants. Elle avait vue Eva d'abord filer vers la source de cris qui lui avaient fait, un tout petit peu, regretter sa surdité. Le temps de finir ce qu'elle avait entamé, activité dont elle avait oublié la nature entre-temps, et elle l'avait suivie. Parce qu'elle savait que la louve accueillie était une autre amie de la pie, donc son amie par extension, non ? Et aussi un peu parce que c'était une naissance, un moment qu'il ne leur était pas souvent donné de voir par ici, tout compte fait. Ils en adoptaient plus qu'ils n'en faisaient biologiquement.

Mais elle avait vue son amie avec une drôle de tête, pédalant d'un pas en arrière, le regard vissé vers la mère. Elle était jolie, cette louve, avec ses racines rousses teintes en plusieurs couleurs sur leur bout. Mais elle s'était inquiétée d'Eva, et approché d'elle pour la toucher de façon rassurante. Ce n'était qu'une naissance. Et c'était là, qu'elle avait accompagné son regard pour voir les enfants.

Ils ressemblaient à leur mère.
Mais ils avaient aussi, enfin pour l'une, des petites ailes. Ces petits ronds sur les pattes avant relativement uniques. Des teintes bleutées et ces paillettes dans les cheveux qui brillaient comme des petites étoiles. Toutes ces choses elle ne les avaient vu que sur deux loups en particulier. Sur l'une, à laquelle elle se tenait actuellement, et l'autre... Oh mon dieu.

Son regard se perdit sur la jeune mère, puis sur Eva. Pas possible, il y avait un enfant qui devait venir de son ventre car ils mêlaient elle et le mâle et... Elle se décolla de son amie ailée.
Et repassa depuis elle à la rousse.

"Vous connaissez Yersine ?"

Eva avait pu le voir ici, certes. Elle ne savait pas d'où l'autre avait pu, et quand ils s'étaient retrouvés. Cela n'importait pas beaucoup peut-être, elle se demandait si la blanche et noir à côté d'elle était son amie... Mais elle n'avait jamais exprimé à voix haute à quiconque donc...
Ça n'ôta pas l'épaisse vague boueuse de jalousie qui la submergea.
Elle s'en mordit à sang, la bouche.

Elle vit Nocera arriver du coin de l'oeil, s'approcher et même se coller à elle. Elle accueillit son arrivée avec soulagement, profitant de sa présence. Ca la réconfortait, qu'elle soit là. Il y avait Via, bien sûr, mais ça n'était pas pareil et surtout, elle était directement concernée.

Nocera, au moins, garderait la tête froide. Elle aurait un oeil neuf sur la situation. Elle serait là pour elle, comme elle l'avait toujours été, pour l'aider à retomber sur ses pattes.

N'est-ce pas ?

Lorsque Nocera s'éloigna de quelques pas et leur jeta un regard d'incompréhension - non, de trahison, Eva frémit. Son coeur se serra. Que se passait-il ?

... Yersine ?

Ce nom ne lui disait rien. Rien du tout. Ses oreilles se plaquèrent contre son crâne, et elle se recroquevilla sur elle-même, son regard, ne pouvait pas se raccrocher à Nocera, buta sur la pierre du Dédale.

Que se passait-il ?

Alors qu'il rentrait de chasse, une proie entre les crocs, parcourant les chemins familiers du Dédale en rallongeant un petit peu le trajet - des fois que quelqu'un se soit amusé à le suivre - l'attention d'Ajani fut attirée par des cris qu'il percevait étouffés, mais qui provenaient sans nul doute du coeur du Dédale. Les oreilles rabattues, il se hâta et finit par faire irruption dans le Sanctuaire, pour tomber sur une scène à la fois surprenante et attendue. Cela faisait quelques temps déjà qu'Octavia était parmi eux, et le moment de sa mise bas devait inévitablement finir par arriver. Il déposa son butin sur le tas de gibier, et s'approcha à pas prudents de la scène qui se déroulait non loin. Il ne savait pas trop si sa présence était nécessaire, ou de trop. Ou quelque-part entre les deux. Il ne connaissait pas suffisamment la louve rousse pour lui être d'une bonne compagnie, cependant il y avait Eva à son chevet,e t elle était une amie d'Eva. Peut-être était-ce un peu son rôle d'Oracle d'accueillir ces enfants, presque nés Nakhus, et d'assurer par sa simple présence à leur mère que sa famille serait en sécurité aussi longtemps qu'elle le désirait ici.

Il finit par s'avancer à pas lents, doublé par Nocera qui rejoignit le duo sans plus hésiter. Les cris avaient cessés, remplacés par les halètements de la mère et les gémissements de petits. L'odeur du sang flottait dans l'air, mais Octavia paraissait aller plutôt bien. Le grand loup resta un peu en retrait, sans prêter particulièrement attention à ce que les trois louves se disaient et attendant le moment propice pour intervenir - c'est à dire une sorte d'invitation à entrer dans ce cercle exclusivement féminin, et l'autorisation de la mère à venir contempler sa progéniture. Et soudain, alors que Nocera se décollait d'Eva, qu'elle avait étreinte, les petits loups entrèrent dans son champ de vision. Et toutes ses autres pensées s'effacèrent au profit d'une seule, qui le laissa abasourdi.
Ils ressemblaient à Eva.
Ils ressemblaient beaucoup à Eva.

Il n'entendit pas ce qui se disait à côté de lui, et mit quelques instants avant de reprendre pied dans la réalité. Son regard était figé sur ces petits êtres au poil foncé, aux petites ailes et aux doigts clairs. S'il lui manquait sans nul doute des bases sérieuses en ce qui concernait les relations amicales et amoureuses, il n'était plus assez innocent pour ignorer la manière dont on concevait les petits. Et imaginer... Non, non, il ne voulait pas imaginer ça maintenant. Ni maintenant ni jamais d'ailleurs. Sa bouche s'assécha, alors qu'il ne savait pas exactement ce que lui inspirait cette vision. Etait-ce pour cela qu'Eva avait voulu accueillir Octavia parmi eux ? Pourquoi ne lui en avait-elle pas parlé ? Il se sentit bête soudain, il se sentit profondément triste à l'idée d'avoir cru... D'avoir cru et de croire encore qu'il comptait assez pour la louve bicolore pour qu'elle lui parle de choses aussi importantes. Il secoua al tête. Il faudrait qu'il en discute avec elle avant de tirer des conclusions hâtives. Mais l'ombre demeura dans son regard, même quand il s'efforça d'afficher un sourire - parce qu'après tout, c'était supposé être un moment de joie, durant lequel on accueillait des enfants et on félicitait la jeune mère. Il ne devait pas faire mauvaise figure.

Ecraser Eva... Rien de sexuel... Coup de foudre.
Que quoi, comment ? Nocera lâcha sa pauvre muqueuse, goûtant le métal dans sa bouche en plus de l'air. Elle baignait toujours dans la chaude jalousie qui brûlait même son corps, et n'arrivait pas ou peu à donner du sens aux paroles de la femelle au nom inconnu. Eva elle n'avait pas retenu le nom de Yersine visiblement pour l'avoir répété en question. Elle, cligna des yeux et s'échoua assise, laissant tomber ses fesses sur le sol pour se frotter les yeux d'une patte. Logique, la logique derrière les sentiments et les résultats, concentre-toi Nocera.

"Rien de sexuel... Les enfants n'apparaissent pas comme ça."

On cherchait toujours un cheval avant le zèbre en entendant des sabots.
La conclusion la plus logique était le mensonge de la part des deux. Une grande confusion due à une énorme dose d'alcool venait ensuite... et la dernière était la vérité. Ça aurait au moins le mérite d'expliquer la réaction d'Eva et l'incohérence des propos de la mère. Mais les petits ne venaient pas de nul part !
Les seules choses qui étaient venues de nul part avaient été Famine !
... Et la surdité, et l'alopécie, et le pelage sombre.

Tilt.

Ses yeux s'ouvrirent en grand et elle chassa sa patte.
Cela pouvait-il être un coup de MonaLisa alors, l'esprit du Manoir ? Elle lui avait bel et bien attribué sa surdité, elle en avait récupéré la moitié en allant la voir. Les yeux fous, elle passa de la rousse à Eva, avant que son regard ne vire sur une autre silhouette. Ajani. Son propre regard de glace était sur son amie pie et elle voyait... elle voyait. Douleur, jalousie.

Elle se rappela à la sienne, qui la saisit à nouveau à la gorge. Pourquoi ? Elle avait une hypothèse qui tenait la route ! Qui expliquait beaucoup de choses ! Elle secoua la tête pour essayer de réorganiser tout ce chaos interne, pour chercher pourquoi elle continuait d'avoir cette chaleur mauvaise dans le corps. Ces enfants, maudits ou non, resteraient les enfants d'Eva, cette dame, et Yersine. Elle se sentait malgré tout dérobé de quelque chose... D'une opportunité. D'un privilège ? Ah. Le privilège d'avoir ces enfants, de former une famille sans doutes, avec... Avec lui. Elle aurait voulu une famille avec Yersine, et ces enfants étaient venus avant. Elle avait peur qu'il parte avec elles du coup former une famille plutôt.
Elle se mordit la babine, pour retenir des larmes.
Au moins elle comprenait mieux.

Elle partagea malgré tout ses conclusions, en espérant que cela apaise le pauvre Ajani qui se tenait plus loin en silence. Sa voix resta étranglée.

"À moins que, comme les malédictions qui m'ont frappé, ou Sobieski... Ce ne soit un tour de l'esprit du Manoir. MonaLisa."

Elle baissa les oreilles et termina dans un murmure.

"Même si je ne vois pas son intérêt à faire ça."

Elle se détourna pour partir, car elle savait.
La jalousie qui restait la consumerait si elle ne tentait pas de reprendre du recul, même devant l'épiphanie qu'il n'y avait eu aucun désir des parents. C'était une chose toute personnelle qu'elle devait gérer. Seule.
Elle passa à côté d'Ajani en le bousculant d'un coup d'épaule volontaire. Elle lui accorda un regard compatissant et finit par s'éloigner.

Loin de tout ça.

Peu à peu, Eva reprenait conscience de la réalité. Peu à peu, son cerveau finissait par recoller les morceaux qu'il pouvait, recoller les mots et les phrases, alors que ses souvenirs de cette fraîche matinée d'hiver lui revenaient. C'était peu après qu'elle se soit battue avec le cerf, ce Roi de la Forêt à qui elle avait arraché ses bois. Elle se souvenait, maintenant, alors qu'Octavia racontait cette déplorable rencontre. Il s'était passé... Des choses. Etranges. Hors du commun. Mais elle n'avait pas été droguée, n'est-ce pas ? Elle se souvenait de tout... Sauf quand l'orage l'avait frappé, peut-être ?

Mais les bébés, ça ne se fait pas comme ça, n'est-ce pas ? Et... Sûrement pas sans consentement avec les gens qu'on apprécie ?

Le ventre d'Eva se serra. Fort. Tellement fort qu'elle eut envie de vomir. La gueule à demi-ouverte, le souffle court, elle fixait les deux femelles sans savoir quoi dire. Plus Via parlait, plus...

Via ARRÊTE !

Elle avait un peu crié.

Ca ne lui ressemblait pas, n'est-ce pas ? Ce ton paniqué. Son regard cherchant désespérément quelque chose à quoi s'accrocher.

Qui croise Ajani. Comment, après tout, louper les hurlements de douleur de la femelle mettant bas ? Evidemment, qu'il était ici. Tout le monde serait bientôt ici. Tout le monde verrait bientôt... Ceci. Les petits. Ses, petits. Ses enfants.

Ses enfants.

Elle n'était pas prête. Elle n'était pas prête ! Quelle ironie ! Elle, qui avait accompagné Via de sa présence chaleureuse mais détachée, rassurante et adulte dans son pèlerinage vers la maternité. Elle, qui avait adouci ses maux de ses paroles.

Elle qui, mise devant le fait accompli, perdait pied.

Pire.

Une de ses meilleures amies l'observait, la trahison au fond des yeux. Yersine. Il avait fallu... Il avait fallu, entre tous, que ce soit lui ? Mais qui était celui, celle, qui se jouait de leurs vies sans vergogne, jetant malédiction sur malédiction sur les pattes de ces loups si fragiles ? Eva déglutit, et fit un pas en arrière encore. Elle écoute avec attention les paroles de Nocera, Nono, mais rien qui ne la rassura. Parce qu'après tout.

Après tout.

Amour ou pas. Partenaires ou pas.

Ces enfants, ils étaient là. Contre le ventre de leur mère porteuse. Dans l'attente d'amour, pleins de vie. Il faudrait bien s'en occuper. Ils ne pouvaient pas les occulter là, comme ça, sans un regard en arrière.

Le regard d'Eva de nouveau croisa celui d'Ajani. Et celui de Nocera. Les deux brûlaient du même feu, dirigés contre elles.

Contre elle.

Eva avait envie de fuir, de partir d'ici. Elle avait besoin... Elle avait besoin de solitude. Elle avait besoin de s'isoler, de réfléchir, de poser à plat, tout poser à plat, chasser cette boule qui s'accrochait au fond de son coeur, cette bille de métal au gout désagréable qui roulait sur sa langue. Elle n'était pas capable d'afficher son masque de douceur, de gentillesse et de joie en ces conditions - c'était impossible. C'était trop. Elle pouvait supporter la douleur, elle pouvait supporter des moeurs différents, même des injustices, tout elle pouvait justifier, comprendre, accepter.

Mais non. Le temps, pour elle, s'arrêtait. Sa vie, ici, changeait.

Et elle avait besoin de temps pour l'accepter.

Partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir partir.

Mais tel un cerf tétanisé, elle restait immobile, choquée, les yeux rivés devant elle.