Brumes au matin l Alth

Il était très tôt, et la brume recouvrait le sol du Castel. En d'autres occasions, Alexandrine se serait amusée à sautiller dedans et à faire claquer ses mâchoires dans les remous semi-opaques. Mais ce matin, elle se contentait de les observer la mine sombre, fermée. Derrière elle, sa queue ne remuait même pas. Elle avait entendu parler de... Tout ça. Le viol. La fuite. La mise à mort.

Tout ça lui laissait un petit gout amer dans la gueule. Quelqu'un de la meute s'en était rendu coupable ? Et, sans sommation, avait été mis à mort. L'acte était ignoble. Mais la réaction lui semblait aussi disproportionnée. Elle ne connaissait pas beaucoup le mâle responsable, Shinkaku, et ne l'appréciait pas particulièrement. Mais de là à le laisser mourir sous les crocs de ses congénères...

D'un autre côté, comment accepter l'infamie commise ? Si chacun se laissait aller à ses pulsions, comme ça, on ne s'en sortirait plus. Alexandrine soupira, s'étala un peu plus sur la pierre. Se redressa. Elle avait vu que sa mère était là, aujourd'hui, elle qui passait la majeure partie de son temps à la Moere. Elle ne voulait même pas savoir pourquoi. Mais...

Elle louvoya dans la brume jusqu'à apercevoir sa délicate silhouette pourpre. Elle se rapprocha, prenant garde qu'elle ne soit pas occupée avec quelqu'un, et effleura son épaule :

Maman... Je peux te parler ?

Elle n'allait pas mal. Elle était simplement... Soucieuse.

Sheina

Elles avaient fui un monstre, pour en trouver un nouveau.

Ici au sein même des Etelkrus. Peu présente au sein du Grand Castel, bien que l’arrivée des enfants l’avait contraint à s’y rendre plus souvent, un viol n’était guère chose plaisante à entendre. Le dernier remontait à Cassandre. Avant son départ du rang d’alpha.

Le coupable avait été mis à mort.

Par son propre fils.

Un soupir s’échappa de la gueule de Sheina. Depuis son apprentissage aux côtés de Pepper, Narcy avait de moins en moins de considération pour autrui… Prenant même part aux assassinats. Qu’aurait-elle pu y faire ? Il n’écouterait pas. Pourquoi les mâles de cette portée étaient-ils tous si compliqués ?

La prêtresse était particulièrement distraite, n’écoutant qu’à moitié ce que lui disait Cookie sur les risques du froid. Elle souhaitait retourner à la grève gelée, mais avec les derniers évènements au sein du clan, il fallait qu’elle se montre présente pour ses enfants. Tout cela lui donnait la migraine. Pas suffisamment concentrée, elle prit congé du Panseur, cherchant un endroit calme.

Plus le temps passait.

Plus les migraines étaient douloureuses.

Alex parvint toutefois à la tirer de ses pensées.

« — Oui trésor. Qu’est-ce qui ne va pas ? »

Trésor. Le voix de sa mère, pleine de sollicitude, semblait soucieuse. Est-ce qu'elle allait mal, elle aussi ? Décidément, en ce moment... Rien n'allait. Elle observa un instant MaSheina. Devait-elle lui parler de ses soucis ? Elle plissa le museau. Oui. Si elle ne lui en parlait pas, à elle, à qui en parlerait-elle ? Elle ressentait cependant, presque comme s'il était le sien, le mal de crâne qui embrumait ses pensées. Peu habituée, Alex passa une patte sur sa tête avant de la secouer, cherchant à chasser cette sensation, mais rien n'y fit. Mettant ça sur le compte d'une fatigue passagère, elle détourna le regard, cherchant ses mots.

Comment s'exprimer.

Par rapport à...

Elle n'avait jamais été douée avec les mots, Alexandrine. C'est à peine si elle savait parler.

A... Tout ça.

Elle fit un geste vague de la patte avant de relever le regard pour croiser celui de sa mère.

Un blanc passa, alors qu'une fois encore elle cherchait ses mots. Vivant toujours dans l'instant présent, Alex s'était hâtée vers sa mère lorsque son trouble n'avait voulu partir, et pas un instant elle s'était posé la question de ce qu'elle allait lui demander.

Avec... Tawana et... Shinkaku.

Entre autre.

Est-ce que.

C'était si difficile.

Est-ce que c'est vraiment comme ça, que ça devait se passer ?

Avec le viol. Les recherches. La traque. La mise à mort. A laquelle Narcisse et Holly avaient pris part. Avec Désastre, aux premières loges. Sous l'oeil de fer de Pepper.

Qui était-elle, pour remettre ses décisions en doute ?

Mais d'un autre côté, comment pouvait-elle accepter tout ça sans se poser de questions ?

Et surtout, comment en était-on arrivé là ?

Sheina

Hum… Comment une enfant n’aurait pu être perturbée de ce qui s’était passé ? Sheina hésita un bref instant, à faire part de son point de vue, car elle n’avait pas le même dévouement que les autres à l’égard de Pepper, son âme entière au service de Kiro. Mais Alex était assez grande maintenant pour faire ses propres choix.

« — Le bien et le mal, dépendent de la perception de chacun. Shinkaku avait un point de vue différent des autres sur ce qui était mal. »

Un loup auquel elle n’avait jamais accordé d’importance car nullement un disciple de l’Anaconda ou un individu avec lequel elle avait traité.

« — Cela ne veut pas dire pour autant que lui ôter la vie était le seul châtiment possible. La mort représente parfois une délivrance, un échappatoire aux responsabilités qu’impose la vie. Cela peut paraître lâche, mais par moment la mort est préférable. »

Parce qu’une fois mort, nous n’étions plus un monstre, du moins que dans les souvenirs.

« — Mourir n’est pas chose difficile Alexandrine, la vie, elle, est compliquée. Car il faut assumer ses choix, accepter ses blessures, mais plus encore, savoir vivre avec l’idée que nous n’avons pas toujours fait le bien. »

Car nul n’était parfait…

Elle avait anticipé beaucoup de réponses, beaucoup de justifications de la part de sa mère. Mais comme souvent lorsqu'elle essayait de les anticiper, elle était tombée complètement à côté. Mille kilomètres à gauche, mille kilomètres à droite. Ainsi... Shinkaku voyait les choses différemment ? Est-ce que c'était possible, de ne pas savoir que c'était mal, de... De... Elle grimaça. Ca lui semblait tellement... Tellement incroyable. Elle, qui se pensait plutôt compréhensive, découvrait là un pan entier de la psychée lupine. Qu'on puisse... Trouver ça... Normal ?

Et... Lui ôter la vie avait été faire preuve de clémence ?

Alexandrine resta songeuse, un long moment. Ainsi, en l'exécutant, Pepper avait... Fait preuve de clémence ? L'avait délivré ?

La louvette jeta un regard perdu à sa mère.

Donc... Il devait mourir ? Et...

Elle se souvint des histoires de Piclou. Petit pincement au coeur, petit sentiment de chute, qu'elle endigue de toutes ses forces.

Et sans... Jugement ?

Là, elle met le doigt dessus. Ce qui la chiffonne depuis le début, dans cette histoire. Peut-être qu'il devait mourir. Peut-être pas. Elle ne saurait le dire. Mais pourquoi était-il mort ?

Sheina

À la question d’Alex, la réponse de Sheina est automatique.

« — Non. »

Parce que tuer, c’était la facilité. C’était tout ce que la prêtresse méprisait. C’était tout ce que les Etelkrus ne devaient pas faire. Le regard de Sheina se fit plus sévère, pas à cause d’Alex, simplement à cause du fait que le Heaume n’avait pas été convoqué pour prendre part à une telle décision.

« — Le Heaume aurait dû être réuni, pour décider de son sort. Afin de choisir la punition qui aurait convenu. Si nous ne jugeons pas, nous devenons des barbares et laissons place uniquement à la vengeance. »

Et la vengeance, ne menait qu’à la vengeance… C’était un cercle vicieux.

« — En le mettant à mort sans procès, il est devenu un martyr… Un jugement aurait légitimé l’acte. »

Mais maintenant, qui ne craindrait pas de se faire assassiner dans un coin sombre ?

Elle ne savait pas quoi répondre. Ca n'était pas bien, d'accord. Bon. Ca la... Confortait un peu. Mais... Elle n'était pas plus calme pour autant. Ni ne comprenait. Maman Sheina avait peut-être les bonnes réponses aux questions, mais souvent c'était des réponses sans réponses. Des réponses qui étaient aussi dix nouvelles questions.

En désespoir de cause, Alexandrine soupira et baissa le regard.

Elle n'a pas vraiment de questions. Mais elle n'a pas non plus de réponses. Elle soupire et se rapproche de sa mère pour venir se blottir contre elle. Une seule pensée la hante encore : pourquoi ? Pourquoi tout. Pourquoi le viol. Pourquoi la mise à mort.

Elle n'arrivait tellement pas à s'identifier à de telles idées.

Sheina

Le silence n’est guère chose habituelle chez Alex, elle qui, est peut-être la plus bavarde de sa fratrie. Les sourcils de la prêtresse se froncent. Parce que sa fille était perturbée par tout cela. L’acte en lui-même, mais également la mise à mort. Pouvait-on réellement parler de mise à mort en l’absence de procès ? Les Etelkrus pouvaient-ils réellement prétendre défendre la justice alors qu’il n’en usait guère ? La disciple de Kiro se contenta de serrer les crocs, sa patte se refermant sur son petit dragon, dans un geste protecteur.

« — Ne crains rien. »

Parce que tu n’as pas à avoir peur des ombres, mon ange, je chasserais tes craintes, poursuivrais tes cauchemars, afin que plus rien ne t’atteigne.

« — Je ne laisserais personne te faire du mal, Alexandrine. »

Pas tant qu’on ait arraché son dernier souffle à l’hybride.

Ne crains rien.

Comment y croire, alors que sombre est l'horizon et que tout semble partir en miette autour d'elle ? Comment y croire, quand chaque branche à laquelle elle essaye de se raccrocher se brise sous ses pattes, avant de la jeter une fois encore vers le sol, comme lorsqu'elle apprenait à voler à la Moere ? Chutant, encore et encore, l'intimant de se relever, de se redresser, de continuer. Lui apprenant aussi qu'une chute peut faire mal. Qu'elle doit être évitée.

A quel prix, apprend-on à vivre ?

Alexandrine se contente de se lover un peu plus contre le corps de sa mère, enfouissant son museau dans son col et cachant son visage, fermant les yeux pour que plus rien ne persiste. Elle se contente d'un souffle, chatouillant les épaules de son bouclier :

Je t'aime, maman.

Sheina

Les mots ne suffiraient à calmer les tourments.

Alors l’hybride se contente de poser son museau sur la tête de sa fille, tentant de l’apaiser au travers de cette étreinte. C’était la seule promesse qu’elle pouvait lui offrir, ce contact permanent, jusqu’à la fin, jusqu’à ce qu’elle ne cesse de le demander.

« — Je t’aime plus encore. »

Et pour elle, l’hiver tu braverais Sheina.
La mort tu affronterais.
Les dangers tu écarterais.

Parce qu’il n’y avait rien de plus important que tes enfants. Eux qui étaient tout ton univers.

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