La plage qui murmurait | Momon

[Se passe avant la bataille]

Le jour touchait doucement à sa fin, et alors qu'un soleil un peu timide mélangeait dans le ciel ses couleurs chaudes au gris bleuté des nuages, la silhouette massive d'Ajani se détachait sur la plage Est de l'Île Chuchotante. Les pattes dans l'eau, la tête baissée, il était venu un peu en avance au rendez-vous fixé avec son apprenti nouvellement nommé Momon afin de se désaltérer, mais aussi de réfléchir à ce en quoi allait consister leur entraînement. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas réellement eu un enfant sous sa tutelle, et cela amenait tout autant de tristes souvenirs que d'excitation curieuse dans son esprit. Ce serait forcément très différent de ce qu'il avait vécu en voyant grandir Gloria, ou encore en entraînant Eva au combat. Momon était l'un des enfants d'Eva, ce qui le rendait encore plus précieux aux yeux du lion blanc. Et il savait que la louve bicolore avait toute confiance en lui pour cet apprentissage, aussi ne pouvait-il se permettre d'échouer.

Il redressa finalement la tête, passa sa langue sur ses babines pour en retirer les gouttelettes salées qui s'y étaient accrochées, puis fit demi-tour pour retourner sur la plage à proprement parler. Il avait donné rendez-vous au jeune loup au crépuscule, et son regard clair ne pouvait s'empêcher de chercher dans les alentours la petite silhouette colorée. Il était probable qu'il arrive du continent, cependant rien ne l'empêchait d'être passé par le Cimetière, ou le coeur de l'Île sur laquelle ils se trouvaient. Ajani finit par s'asseoir, face à la mer, et inspirer profondément.

L'air était frais ce soir-là, annonçant une nuit froide. Les récents événements qui secouaient le nord du continent faisaient entre autre mention d'une température qui avait drastiquement baissé à la Grève Gelée, rendant difficile son exploration sans vêtement adapté et surtout avec le pelage d'été qu'arboraient actuellement tous les canidés. Etait-ce possible que cette froide morsure, détonnante alors que toutes les terres vivaientleur période estivale, vienne jusqu'à toucher leurs terres ? Une ombre passa dans son regard à cette pensée. Les autres meutes n'ignoraient pas que les Nakhus avaient toujours leur porte ouverte en cas de besoin. Ils pouvaient héberger, donner un coup de patte, chasser pour d'autres en cas de famine, apporter des remèdes... Mais s'il devait leur arriver quelque-chose, seraient-elles aussi prêtes à les accueillir ? L'annonce du grand froid avait fait surgir cette crainte dans l'esprit de l'Oracle, et même s'il s'efforçait d'être optimiste, il ne pouvait l'empêcher de ressurgir de temps en temps.

Un bruissement aux notes familières fit frémir l'oreille droite du grand loup, et il tourna la tête pour apercevoir la silhouette de Momon se détacher sur le ciel coloré. Tout comme sa mère, il avait finalement hérité de deux ailes qu'il apprenait visiblement encore à maîtriser, car l'atterrissage fut artistique. Un sourire amusé étira les babines d'Ajani, sans méchanceté, alors que le jeune loup se remettait sur pattes pour venir le rejoindre, le pelage à demi-couvert du sable fin de la grève Il lui rendit son salut en inclinant la tête, et sa voix grave s'éleva :

"Bonjour Momon."

Lui aussi remarqua, d'un point de vue bien différent, que le jeune loup grandissait. Il s'éloignait, comme son frère et sa soeur, un peu plus chaque jour de la petite silhouette pataude pour prendre une silhouette plus adolescente, plus grande, moins poupine. Le temps filait à une vitesse folle, il semblait à l'Oracle que c'était hier qu'avait lieu leur naissance chaotique, qui avait créé tant d'interrogations et de tensions dans la meute.

"J'avais beaucoup à réfléchir, je ne m'en suis même pas aperçu." Répondit-il en espérant balayer l'espèce d'angoisse qui paraissait déjà naître dans l'attitude du jeune loup.

Il le gratifia d'un regard qui se voulait engageant, puis se redressa et l'invita d'un signe de la tête à marcher à ses côtés, pour délier leurs pattes et leurs langues. Durant un instant, le silence régna, sans déranger le massif loup blanc. Puis il finit par le rompre, se doutant bien que c'était à lui de prendre cette initiative, dans ce genre de situation.

"Je peux t'apprendre de nombreuses choses, que les années m'ont apprises. T'apprendre à te battre. T'apprendre l'histoire et les moeurs des loups de ce continent. T'apprendre à utiliser ton esprit pour raisonner, pour être la voix à suivre lors des situations critiques. Mais plus que tout, je souhaiterai t'apprendre ce que tu désires apprendre."

Il posa sur lui son regard clair, légèrement interrogatif.

"Quel loup veux-tu devenir, Momon ?"

C'était sans doute une drôle de question, un peu incongrue, qui arrivait tout de go. Ajani était loin d'être le loup le plus habile pour manier les mots, et n'ignorait pas le faire avec parfois une sorte de maladresse. Il n'était pas comme Eva, capable de parler de tout et de rien avec tous les mots du monde, et toujours un phrasé parfait. Mais il espérait tout de même parvenir à quelque-chose avec Momon, car il percevait grâce au don de Yurai beaucoup de doutes, d'incertitudes, de préoccupations dans son esprit - sans que cela ne lui permette d'en connaître la nature.