Un, deux, trois...

Sur trois pattes je m'avance. L'une avant bouge presque en même temps que l'autre, enfin l'arrière suit quand s'abaisse un peu l'avant. C'est une démarche encore maladroite, pourtant je me remet bien. Propre fut la blessure, soigné avec attention. La cicatrice est située à l'arrière de mon moignon, quand je pensais la voir au bout de celui-ci ; j'ai encore un peu mal mais en m'approchant de votre temple...il se dissipe les dernières douleurs. Votre regard sur nous fait encore effet. Même-

Un, deux, trois...

Fois deux jours après ce drame qui tous nous aura secoué.
D'un monstre sorti de la glace, qui s'empara d'abord d'un corps en le barrant de plaies et en assommant la tête, puis d'un œil, puis de deux pattes, puis d'un autre corps recouvert de blessures, et enfin... Du premier qui se fit prendre, ultime attaque avant la mort. Ma gorge est encore prise d'une angine, mais ça va un peu mieux, parce qu'on me soigne ; et qu'est-ce qu'une gorge douloureuse pour la vie épargnée d'une mère ? Je ne regretterais jamais d'avoir plongé ce jour là, même s'il m'en couta ensuite une patte.
Car je suis en vie, et c'est le plus important !
Tout va bien pour moi.

Un, deux trois...

Nakhus, Etelkrus et solitaires.
Trois clans, pouvaient-on dire, qui tant sur la glace que dans votre temple, Yurai, s'étaient fait un. Vous saviez que ça n'était un Nakhu, qui m'avait soigné ? Oui, bien sûr, que vous saviez, comment auriez-vous pu louper ça ! Que ce fut un Etelkru, qui lorsque ma patte fut arrachée sur la grève, vint calmer hémorragie en appuyant de sa patte sur la plaie trop grande. Que ce fut un Etelkru, un autre, qui fit de ma patte ce qu'elle était aujourd'hui, un moignon propre à la cicatrice impeccable, prenant le temps de bien faire même si je n'étais pas de sa meute. Une petite part de lui qu'il me transmit. Son application, sa dévotion à l'aide. C'est quelque chose de fort, je trouve, pas vous ? Avant l'Ambassade, voilà déjà les peuples qui ensemble forme coalition.

Un, deux, trois derniers pas.
Me voilà.

Il était temps, Yurai, de vous rencontrer enfin.
J'ai longtemps cru ne pas comprendre vos valeurs, vous savez ?
En voyant une de vos disciples se battre contre un loup méchant parce qu'il était perdu. En entendant ses mots durs, en sentant sa rage. En la voyant s'effondrer, devant moi... Je me suis demandé où était la justice, pour mon amie. Où était la sagesse, dans ce loup, et où était alors partie la tempérance d'Eva.
Jusqu'à ouvrir les yeux.
Comprendre, qu'on ne peut toujours rester sage et juste. Qu'être tempéré, c'est aussi savoir quand ne plus l'être. Accepter de parfois céder à ses émotions, parce que c'est trop ! Ça arrive. Beaucoup de cris, beaucoup de pleurs, sur la glace...
Un battement de paupière, je réajuste mes lunettes.

Devant votre fontaine, je sens votre regard qui m'étreint et fait partir les douleurs qui persistent dans la patte, malgré ses petites billes que me donna mon soigneur et que je croque parfois en journée.
Je m'assoie, pose le moignon. Relève la tête.

Je souris à votre statue. Et je vous parle d'une voix un peu éraillée, mais ce n'est pas grave tant elle reste pleine de bons sentiments. Tout est sincère, c'est évident.

« Je suis enfin prêt, Yurai. J'ai compris vos valeurs, je viens vous montrer que j'en suis digne.
Pour aider, moi aussi.
Et transmettre à chacun cette part de sérénité et d'optimiste qu'il mérite. »

Dans un signe de respect, je baisse un peu la tête.
Il était temps, je crois. J'espère que vous ne m'aviez pas attendu depuis mon arrivé dans votre meute ; veuillez-sinon m'excusez de mes doutes et de cette attente.
A vous, Yurai, voilà ma dévotion.

Oh ! Déjà, votre voix se fait entendre, et il brille les yeux de votre statue d'un somptueux violet. Je ne m'attendais pas, à tant de rapidité de votre part, Déesse Yurai. Quelque part... C'est chose qui me touche, vous savez. Vous êtes bonne, autant que peux l'être la brise bienvenue d'un chaud jour d'été.
Mon sourire s'étend, un peu plus.
Remonte mes lunettes sur mes pommettes rondes, me donne l'air un peu plus réjoui. Parce que je le suis, vraiment beaucoup !
Et alors que j'attends votre épreuve, celle que je pensais connaître... Oh ! Il me faut avouer que me voilà surpris, d'une façon bien agréable.

Vous voulûtes que je vous montre, la façon dont j'aiderais.
Vous demandâtes préparation.
Vous intimâtes cuisine et aromates.

La lumière dans mes yeux n'est pas seulement issue de votre fontaine, qui éclaire mon visage.
Je crois que vous n'auriez pu me faire épreuve plus adaptée.
A moi, maintenant, de ne pas vous décevoir.
Moi, j'ai confiance.
Je me redresse et vous fait face, j'aurais sans doute agité vivement ma queue si encore je la possédais. C'est mon postérieur qui a sa place prend mouvement, dans l'expressivité de mon corps en morceau dont je ne complexais pourtant point.

« Avec plaisir, madame Yurai ! Je me permets de vous quitter, pour mieux vous revenir...A tout à l'heure ! »

Je sais que de votre regard, vous suivrez mes déplacements, mes faits, mes geste. Que vous verrez la façon dont je me comporte, avec vos terres et avec les autres. C'est quelque chose dont je ne prêterais qu'une mince attention, car elles ne seront chez moi que naturelles.

Un, deux, trois...
Je m'en vais, et que là commence mon épreuve.

Dès lors que je trouve l'extérieur, le sourire est adressé à chaque loup que je croise. Il y a quelques Nakhus. Des solitaires. Des Etelkrus, aussi. Ces loups du camp que je côtoie, de prêt ou de loin. Mon expression se veut être une miette de bonheur, peut-être le seule éclat de lumière dans une journée un peu morose. Un sourire, adressé à eux. Une luciole. Que ce soir la pensée que, l'espace d'un instant, ils existèrent aux yeux de quelqu'un et les empêche...qui sait de faire une bêtise, leur donner l'espoir d'un lendemain meilleur.
Je ne connais pas leur vie, et je n'ai pas besoin de ça ; je ne veux pas qu'on me souvienne de moi.
Je veux juste qu'on se souvienne d'une bonne intention.

C'est comme ça, que j'occupe la première partie de mon trajet.

Mes pas m'amène d'abord au Petit Eden. Devant son portail, un petit mouvement de la tête, un signe de respect pour feu celle qui inaugura cet endroit. Hannah, mère de Kerguelen. La croiserais-je au cours de mon périple ? Je suis seul, quand je rentre dans cet endroit.
Mon regard parcourt les plantes, je m'approche de quelques unes d'entre elles. De la reine-des-près. Des pensées, aussi.
Avec précaution je cueille : assez pour me fournir en ingrédients nécessaires, en veillant à en laisser suffisamment pour ceux et celles qui viendraient après moi. Assez, aussi, pour que la plante soit capable de reprendre d'elle-même, voir mieux encore se développe par la place laissée entre les branches.
Je laisse là le jardin, celui qui pousse au rythme de la nature, connait la fraicheur de ce jour et se laissera bientôt aller au repos végétatif.
Vais désormais vers la ferme battit par Raison.
Je sème des graines et des restes de légumes, regarde courir les poules vers le repas. On aurait ainsi à s'en occuper, allégeant la journée du loup aux longs cheveux qui déjà s'occupait de biens des choses !
Je rentre dans l'enclos, récupère les œufs. Je ne prend que ce dont je n'ai besoin, là-aussi. Le reste est mis dans un panier à l'entrée, aujourd'hui serait fait le ramassage.
Nous devions nous entraider, ne pas seulement profiter.

Et maintenant ? A la bibliothèque !

Il y a là-bas Keemun et Lune, dont je m'approche et contre qui je frotte mon museau. J'ai tout mon temps, n'est-ce pas ? Vous ne m'en voudriez pas, je pense, de celui que je prends un peu envers eux. Je ne peux me presser, je ne suis de nature impatiente et stressée !
Ensuite... Ensuite, c'est une succession de préparation. La reine-des-prés que je cisaille finement, l'ajoute au lait pour mieux laisser infuser ce tout. Les œufs que je bas, avec force, dans un autre saladier. Le beurre qui fond, le sucre de canne que j'ajoute.
Tout est fait avec calme, toujours avec ce sourire.
Puis dans des moules conçus avec Fergus, je place ce tout dans une cheminée équipée d'une grille, celle qui éclairait et réchauffait mon chez-moi.

Sors le tout.
Laisse refroidir.
C'est quelque heures plus tard, que je vous reviens. Pose sur le bord de votre fontaine ce que je vous ai préparé.

« Pour vous... Des madeleines à la reine-des-prés. Bon appétit ! »

Une dernière attention. Cette pensée mauve que je pose au sommet de la pile montée. Violette.
J'achève là ma préparation, où tout avait été pensé pour vous.
Des madeleines, pour les souvenirs que l'on incombait à ce met. Pour son côté chaleureux et gourmand, la douceur de ses bouchées. Pour ce plat que l'on aurait pu considérer comme étant celui d'une grand-mère. Ce que vous étiez un peu, pour nous ! Protectrice et pleine d'amour.
La Reine-des-Prés. Parce que vous étiez reine sur ces terres fertiles.

Je ne savais pas me battre. Mais je ne savais créer que de l'art et de l'alimentaire.
Et, surtout...
Je savais aimer.

Et si vous vous demandiez où était ma façon d'aider...
Elle était dans mes attentions, adaptée à l'individu que je cherchais à comprendre. A mon envie de lui faire plaisir, pour dégager chez lui une émotion positive. A mon application pour autrui. Au fait que je n'attendais rien en retour.
A cet acte désintéressé. Me plier en quatre, sans m'oublier pour autant.
Ce tout, pour améliorer un quotidien.

Vous sentez bon, ma déesse.
Comme ces gâteaux que vous acceptèrent comme offrande, les faisant disparaitre en des fumets parfumés. L'odeur dilate mes narines, je ferme les yeux et respire profondément. Fait gonfler mes poumons, de votre divine odeur comme de cette satisfaction qui m'envahit, qu'est celle de vous avoir fait plaisir. Car c'est bien ça, n'est-ce pas ? J'espère que cela vous aura rendue ne serait-ce qu'un tout petit peu plus heureuse !
Je prend votre remerciement comme une affirmation de cet état de bonheur prodigué ; ne m'en voulait pas, si je fais mauvaise interprétation.

Et c'est sans doute maintenant à moi, de vous dire merci ? Pour cette lumière que vous m'offrez, m'ayant estimé méritant. Vos couleurs, déesse Yurai, soyez en certaines : c'est avec sagesse que je les porterais. Dans le pendentif qui me relie à Nocera, le mauve prend alors dans son cœur le pas sur le orange. Je sens sa force s'insinuer comme un souffle dans mon corps, redressant les poils de mon échine pour me donner l'air un peu plus fripon. Un grand sourire sur mes babines, je m'ébroue, ferme les yeux et me concentre.
Je ressens, à nouveau !
Ce pouvoir qui fut mien, il y a longtemps. Je crois déjà savoir ce dont je suis capable, et je sais aussi que je suis capable de le faire en mieux maintenant.

Les envies. Celles des autres, bien sûr.
Voilà que celles positives trouveront maintenant chance accrue d'exister... Pour qu'un quotidien, même un tout petit peu, puisse-t-être amélioré. Et un sourire de fleurir, quelques parts, pour une petite attention.
Je me sens serein.
Et comme la lumière qui est désormais mienne, vos mots trouvent clarté en mon esprit.

Ils sont beaux, vos mots... Vous le savez, n'est-ce pas ? Ils réchauffent mon cœur et-
Ah !
Je souris, encore, et murmure en même temps que votre forme devient tangible. Je sais que vous percevrez mes dernières brides de paroles, pourtant, c'est pour ça que je ne les retiens pas.
Aimer, c'est la leçon que je dispense...

« ..C'est la leçon que nous dispensons. »

Mes yeux se plissent et brillent de milles éclats. Vous. Moi.
Tous les Nakhus.
Je quitte votre temple dans un rire léger qui se pare d’aigüe, comme le chant d'un petit oiseau. Et je sors sur le parvis. Me découvre à ce monde, en loup nouveau.
Je suis Sobieski, mais appelez moi Bibi.
Je suis Sortcelier Nakhu, porteur du violet de Yurai.
Et même sur trois pattes, je suis prêt à vous aimer.