Autonomie - Tiamat

Je sens son odeur.
Si l’on m’avait dit, quelques mois plus tôt, que la simple fragrance d’un lapin encore vivant me mettrait en appétit, je ne l’aurais pas cru. Ils sont loins, les mets délicats du chateau de Père et pouvoir manger de la viande est une fête.
Je salive et me réjouis à l’idée de ramener un repas digne de lui à Sajda.

Il est cependant difficile d’anticiper les branches mortes, lorsque l’on est aveugle. Les oreilles de la louve se plaquent sur l’arrière de son crâne, lorsqu’elle se fait surprendre par le son de sa patte qui brise le bois sec.
Evidemment, le déjeuner s’enfuit.

C’est trop.
Nour n’en peut plus de cette vie si difficile dans laquelle elle a été basculée précipitamment. Elle essaye de s’adapter à cette situation, mais n’arrive toujours pas à avancer sans aide des autres.
C’est sa plus grande frustration.
Celle qui fait couler les larmes sur ses joues.

Elle n'a pas le temps de se lamenter : Deux âmes viennent vers elle, bien trop rapidement et il s'avère que l'une d'entre elles est particulièrement menaçante, au point qu'elle en oublierait presque le choc brutal qu'elle subit.
Est-ce une entité venue la chercher ?
Les crocs de Nour claquent entre eux, quand elle tremble, mais elle ne reste pas immobile plus longtemps. Elle, ne se laissera pas gentiment emmener.

Je veux vivre.

- Silence.

Difficile de trouver un endroit où se cacher efficacement lorsque l'on ne voit pas. Cependant, Nour sait qu'elles risquent d'attirer davantage la créature, si elles restent discuter ici.
De ses pattes, elle cherche la mousse, avance avec précautions pour ne pas faire craquer les branches. Elle veut un buisson, derrière lequel elle pourra se glisser.

Là.
Elle attrape l'autre femelle pour la tirer contre elle et pose une patte contre sa gueule, le temps que la créature passe.

La réaction de l’autre femelle la décontenance un peu.
Elle l’a, honnêtement, ramenée contre elle pour assurer sa propre survie et ne s’était clairement pas attendu à de la gratitude. Soit : Ce n’est pas désagréable non plus.

- De rien.

Elle redresse la tête et flaire. Effectivement, l’odeur de la créature, ainsi que le son de ses pas, semble s’éloigner d’elles. Nour attend un peu, afin d’être sûre qu’ils ne reviendra pas, pour reprendre la parole.
Par ce que quelque chose d’autre lui parvient. Une odeur…

- Tu sens la mer…

Son coeur se serre : Elle a le mal du pays, ou plutot de la région puisqu’il lui semble encore être sur Punk Wolf. Cette forêt morte, elle ne l’aime pas.
Son océan, le bruit de ses vagues, l’air salin, le contact si doux du sable entre ses coussinets…
Tout cela lui manque tellement.

C’est au point que la sensation des branches mortes sous ses pattes lui parait soudainement insupportable. Elle chasse pourtant d’un battement de cils ses états d’âme.

- Mes excuses, je manque à toute politesse : Je suis Nour.

Cette Tiamat a l’air gentille.
La conversation vient naturellement et Nour ressent pour elle quelque chose qui s’apparente à de la sympathie. Du moins, autant qu’il est possible pour une louve que l’on connait pas et que l’on porte soi même son lot de traumatismes et une méfiance exacerbée vis à vis de l’autre.
Ca fait longtemps, qu’elle n’a pas sentie les deux morceaux de son âme fragmentée partir en conflit : Dernièrement, l’un d’eux s’est éteint, ou alors il s’est passé tant de choses que pour une fois, Nour est tombée d’accord avec elle même.
Qu’importe.
Elle cille comme pour faire taire cette part d’elle qui veut entretenir un secret, qui se méfie et vit très bien l’isolement, mais elle lutte, la vilaine. Elle lutte tant qu’un instant, Nour est comme déconnectée de sa propre enveloppe.

- Je…

Elle fronce les sourcils.

- C’est un secret.

Non.
Tais toi ! Ne gâche pas tout, pour une fois que nous nous amusons !
Parle pour toi, ah !

- Nous vivions à l’Atoll, avec ma famille…
Navrée, comme c’est embarrassant.

A cause de toi, nous ne nous ferons jamais d’amis !

Elle se bat intérieurement et reprend le contrôle. Son âme aimante se rapproche de l’autre morceau, méfiant et fuyant, et l’enrobe. Ce n’est qu’une question de temps, elle le sait, par ce qu’elle vit toujours dans cet équilibre précaire entre confiance, curiosité et méfiance.
Une part d’elle veut s’entourer quand l’autre veut absolument se protéger des autres, convaincue qu’ils puissent représenter un danger.
Mais pas cette louve, n’est ce pas ?
Pas si elle n’en dévoile pas trop sur le sang noir, sur les démons, tout ça…

Ses babines s’étirent doucement.

- Oh, j’ai perdu la vue fort jeune. Je n’ai que quelques souvenirs visuels de cet endroit, mais je n’ai jamais bien vu. Ce que j’en retiens, c’est un certain isolement du reste du monde puisqu’on ne peut y accéder que par la mer, et les sons, et les odeurs. J’aimais m’éveiller et inspirer l’air salin, la saveur de la chair fine des crabes sur ma langue, le cri des mouettes, les craquements des branches de la jungle sous la brise…
Mon Atoll m’appelle tous les jours. C’est ma maison.