Errance [Anita]

Samaël

Les nuits étaient redevenus froides et terriblement solitaire. Il n'y avait plus qu'un seul cauchemars pour agiter le sommeil et perturber la nuit. Aux premiers encens brûlés, l'odeur étrangère s'était vite estompée et les quelques poils et cheveux blancs avaient été balayés, comme s'il y avait toujours eu qu'un seul occupant. Ces nuits, il les regretterait un peu. Il avait, durant quelques temps cesser un peu de les craindre.

Lorsque Samaël apprit la disparition plus officielle de Nirvana, il n'exprima rien de de visible, gardant son éternel air droit et noble, son expression froide et sévère. Il n'eut aucune tressaillement d'oreille, aucun mouvement de queue, aucun spasme lui parcourant la peau. Il avait simplement hocher la tête et mit fin à la conversation.
Peut-être que la décoloration des cheveux de la petite louve avait été ce signe avant coureur de ses maux d'errance. Samaël savait que sur ces terres, ils étaient différents de ceux du Désert Blanc, moins systématiques, moins visibles mais la maladie frappait ici aussi. Nirvana en avait les symptômes, depuis longtemps tout comme lui et tout comme le mâle brun le faisait pour lui même, cela avait été ignoré. Aujourd'hui avait été le moment où il avait été nécessaire de partir, si proche sans doute de l'apogée du fléau qui sévit au cœur de l'âme. Ici les errants ne demeurent pas. C'est ce qu'il croit remarquer, c'était sans doute la raison de pourquoi ils n'étaient pas chassés.
Pourtant Samaël range, efface. Sa tanière d'abord, se rend au temple ensuite. Il n'avait rien exprimé à l'annonce, aucune émotion, n'avait dit aucun mot mis à part peut-être un merci à celui qui l'avait informé. Il lui était cependant nécessaire de faire ça, de ranger, de faire disparaître les souvenirs de l'errant disparu comme s'il pouvait revenir pour hanter les lieux, entraîner les vivants avec lui. Il n'y avait pourtant pas de cité ici, pas de grandes civilisations ancestrales à faire tomber, simplement une poignée de loups qui n'auraient jamais cru à ce genre de superstition. Mais comme s'il s'agissait d'un rituel, c'était important pour lui de le faire, il devait le faire.

Il prend le temps tout d'abord de rassembler tout les coquillages qui avaient été offerts, ceux qui servaient de décoration, ceux qui représentaient des cadeaux éternels, tout ceux qui demeuraient. Le mâle brun les décrochent les uns après les autres, les rassemble dans plusieurs boîtes à défaut de tous les contenir dans une seule jusqu'à ce qu'il n'en reste plus aucun. Ici, les souvenirs peuvent demeurer, ça le dérange, mais Samaël ne sait pas à quel point cela peut-être mal accepté, déplacé, alors il conserve les boîtes, les ranges à un endroit du temple, dans une alcôves naturelle et y fait brûler un encens à côté, y dépose une fleur également.
Il s'exécute ensuite, à faire comme dans sa tanière nettoyer le sol. Cela paraît futile dans cet endroit où les vents ramènent le sable du littoral, ce n'était pas grand chose pourtant face au Désert Blanc. Il chasse la présence passée, le souvenir de l'errance pour qu'au lendemain, le soleil se lève sur un cycle neuf. Samaël n'était pas certain d'être le plus légitime à cela, lui qui portait également les traces du fléau par les tâches grises et blanches sur son pelage brun, lui qui avait déjà été condamné, lui qui contrairement à Nirvana, demeurerait comme la forme physique du fléau. Ce n'était pourtant ni Maps, ni Reo qui se seraient occupés du temple ainsi, ils n'avaient pas ce même besoin de réaliser ces gestes.

Cela lui avait prit la journée et il faisait déjà nuit lorsqu'il fit brûler dans des petits récipients au pied de la fontaine, des écorces d'oranges dont la déesse Renarde semblait apprécier l'odeur. Il allume également quelques bougies qu'il laissera se consumer la nuit durant, avant de s'asseoir toujours aussi droit et solennel face à la statue, posant son regard doré sur elle. Il reste ainsi plusieurs minutes, silencieux avant de faire tomber ses oreilles à l'horizontale, lâchant un soupir également, se permettant un instant de perde un peu de sa prestance, acceptant l'épuisement.

« Normalement, on ne doit pas parler d'un errant, afin de na pas risquer de le faire revenir. »

Il s'arrêta. Avait-il réellement envie de parler de Nirvana en réalité ? Le mâle brun s'était attaché à elle, il ne pouvait pas le nier, elle lui avait servi de tremplin pour l'encourager à embrasser une plus grande foi envers Dairo, le pousser à lui redemander un glowstick. Sans doute avaient-ils été une occupation d'un temps l'un pour l'autre, quelque chose pour oublier un instant les cauchemars de la nuit. Une parenthèse avant de revenir à la condition initiale, de quoi supporter l'errance de chacun. Un jour, son temps viendra aussi, l'âge et le fléau le rattraperont, son corps se desséchera, continuera cependant à marcher alors que son âme pourrissante sur ce monde le poussera à infliger le supplices de ses maux d'antan.

« J'avais affirmé que mon service auprès de votre prêtresse n'était pas l'unique raison de ma seconde venue pour vous redemander le droit de porter vos couleurs. Cela demeure, j'entretiendrais au mieux votre temple le temps durant que me permettra les années, jusqu'à ce que vous trouviez remplaçant. »

Sa foi demeure, dernière accroche en ce monde. Il n'avait pourtant jamais été loup très pieu de là où il venait mais il avait peut-être besoin de ça pour finir son temps.
Avant que l'errance ne le rattrape comme elle rattrapait tout le monde.

Tu n'as pas voulu croire que tu t'approchais du bord de la falaise.
... Je n'y croyais pas non plus, à vrai dire. Pas de cette manière, puisque tu avais dit vouloir rester forte et debout pour les autres.
Mais j'avais un pressentiment. J'ai essayé de te mettre en garde de cette folie qui semble toucher l'orange comme ta famille.

... Désolée de ne pas avoir fait mieux, Crevette.

Quand le visage de Nirvana se dessinait dans les pensées d'Anita, il venait toujours se mêler à des sensations multiples et à d'autres images.
À celle de la mère de la petite louve, en premier lieu.

As-tu vraiment choisi le même destin ? Est-ce que toi aussi, tu as cédé à l'appel du vide de ton propre canyon ?

À celle d'Iberis également, mort si peu de temps auparavant. Pour des raisons différentes - mais un résultat identique.
Elle pensa aussi à Iris, déjà si abîmé par tout ce qui avait eu lieu avant.

Est-ce que toi aussi...

La gorge d'Anita se serra et elle arrêta là son raisonnement.

Puisqu'elle ne parvenait pas à fermer l'œil, autant aller faire un tour et aérer son esprit. La Prêtresse prit une profonde inspiration et se leva, quittant en silence sa tanière au Castel. Son corps avait maintenant changé de manière bien plus perceptible, et plus grand monde ne pouvait ignorer sa condition - elle n'en était pas pour autant au point d'être ralentie ou vite fatiguée, aussi n'eut-elle aucun mal à gagner les airs pour s'éloigner de la forteresse de pierre.
Dans les cieux elle ne resta pas longtemps, rejoignant vite le sol pour une marche plus lente. Elle ne réfléchit pas vraiment à où elle allait. Alors ce fut naturel, presque comme une évidence, qu'elle se dirigea vers les falaises.
L'Alpha prit son temps pour les atteindre, laissant défiler les heures. Et quand elle fut arrivée et que son regard dériva de lui-même vers les plages en contrebas, puis remonta sur les crêtes, elle fut de nouveau envahie de souvenirs.
Des moments partagés près de l'eau, de la dernière longue discussion qu'elles avaient pu tenir.
De sa silhouette esseulée sur les dernières semaines, aussi, quand après avoir été destituée la petite louve s'était isolée.

Anita avait quelque fois tenté le contact, n'avait pas insisté face à la distance et au silence qui s'érigeaient en réponse.
Elle s'était dit que Nirvana avait simplement besoin de temps pour tout digérer, après la surdité et l'effondrement d'une part de son identité.
Mais il s'était trop vite consumé, ce temps. Et comme pour sa défunte amie bleue, elle ne pouvait s'empêcher de se demander ce qu'elle aurait pu faire de plus. Pour la raccrocher à la vie, pour la sauver. Pour éviter qu'un autre de tes enfants ne meure, Holly.
Si elle avait seulement compris l'urgence, s'était davantage fiée à son instinct...

Ce fut les yeux humides qu'elle arriva devant la Crypte, s'arrêtant quelques secondes devant l'entrée le temps de renifler. Puis elle entra, sans savoir ce qu'elle venait y chercher. Elle se laissa engloutir par l'odeur de l'agrume et la chaude lumière tamisée, progressant avec lenteur vers la fontaine.
Où une silhouette se tenait déjà, s'adressant à la statue de pierre.

De ses mots elle n'entendit que la fin, immobile dans l'ombre, ses yeux améthystes ancrés sur l'arrière du crâne de Samaël.
Elle les savait proches, sans pouvoir dire exactement jusqu'où allait leur lien et de quoi il était fait.
Son regard finit par dériver sur les alentours, notant les changements récents, l'odeur de l'encens, toutes les traces laissées en ce lieu par sa nièce désormais effacées et mises de côté sans savoir quoi en penser. En cet instant, son esprit était un peu vide.
La louve finit par se lever et s'approcher, se plaçant en silence aux côtés du mâle brun. Elle observa longuement la statue illuminée par la fontaine à son tour, et quand elle prit enfin la parole, ni sa tête ni son regard ne changèrent de position.

À quel point souffres-tu de cette perte, toi qui a déjà tant laissé derrière ?

—   Combien de deuils as-tu essuyés avant qu'ils ne cessent de faire mal ?

La souffrance s'apaiser par le temps comme par l'habitude.
Pourtant elle avait toujours l'impression d'en oublier la violence chaque fois qu'elle revenait percer son cœur de ses lances cruelles.

Samaël

Il ne tourne pas la tête vers elle lorsque Anita vint s'asseoir à ses côté, ce lui accorde aucun regard, laissant son œil doré posé sur la pierre de la statue de la déesse, les oreilles orientées vers la représentation comme s'il attendait qu'une voix s'en échappe. Les dieux ici ont beau être réels, perceptibles, Samaël ne cherchait pas cependant, réponses à ses prières ou ses paroles adressées.

« Un jour, on finit par cesser de compter. »

Et même ceux à qui on offre deuil plus long finissent par voir leurs souvenirs s'effacer pour intégrer la masse. Le prince déchu avait derrière lui bien plus de morts que l'entièreté de la meute Etelkru. Il y avait eu les individus proches, sa famille, il y avait eu des inconnus dont il avait pourtant été responsable. Il n'avait pu accorer à tous la même attention que celle offerte à Nirvana, se demande d'ailleurs si la petite louve n'avait pas été celle pour qui il avait pu offrir autant de temps et de soins.
Une dernière occupation avant les journées monotones. On ne devait parler ou penser aux errants sous peine de les voir revenir. Parce que cette fois-ci il ne semblait rien y avoir derrière, les choses paraissaient un peu plus difficile, la prêtresse avait pris de la place dans l’organisation de son quotidien, pourtant elle se devait à présent de n'être plus qu'un vague souvenir. Dans quelques heures, le soleil se lèverait à nouveau sur le monde.

Le mâle brun se releva, quittant la position assise et détournant son regard de la statue divine.

« Tu souhaites peut-être que je te laisses seule. »

Il avait fini tout ce qui lui avait été nécessaire de faire ici.

La réponse tomba, aussi morne que l'ambiance de vide qui emplissait les lieux malgré leurs deux présences et l'atmosphère orangée, d'habitude chaleureuse.
Anita, elle, avait encore le loisir de compter et de se souvenir. Sans doute préférait-elle cette situation à un vaste brouillard de fantômes sans visages et sans noms.

Samaël finit par bouger pour se relever et cessa de fixer la statue de Dairo. Le regard de la louve suivit son mouvement et croisa l'unique œil qu'il lui restait, brillant d'une couleur plus vive et embrasée dans la lueur orangée que diffusait la fontaine.
Elle ne laissa pas beaucoup de secondes s'écouler avant de répondre, d'une voix toujours un peu fatiguée et abattue, mais claire pour autant.

—   Non, pas spécialement. J'ai rarement conduit mes deuils dans la solitude.

Si elle comprenait que certains puissent y trouver leur réconfort, elle-même était une louve sociable qui jusque dans ces moments aimait le partage et l'apaisement d'une autre présence solidaire dans l'épreuve.

—   Si toi tu préfères quitter les lieux, tu en es libre, bien-sûr.
Mais nous pouvons aussi en parler.

Ce fut à son tour de retourner son attention vers la statue divine, pour ensuite parcourir d'un lent regard l'intégralité du mur de pierre. Différent de ce qu'il avait été ces dernières années. Retourné à un passé sans Prêtresse.
Sans Nirvana.

—   Tu as retiré tout ce qu'elle avait apporté à la Crypte.

Il n'y avait pas de reproche dans sa voix, juste une constation un peu vide d'émotion mais dont le ton flottait sur une ouverture. Samaël n'avait jamais été du genre à s'étendre sur ses pensées, du moins avec elle. Alors s'il souhaitait rester, Anita avait pris l'habitude d'ériger d'elle même des entrées au dialogue.
Mais bien que prononcée sans interrogation, sa phrase n'en restait pas moins une véritable question dont elle aspirait à connaître la réponse et pas un prétexte creux à le faire parler.

Quand elle et tant d'autres gardaient des traces matérielles des défunts pour entretenir le souvenir, pourquoi lui cherchait-il à tout effacer ?

Samaël

« Je peux rester. »

Ce n'est pas tant pour lui que pour elle. Samaël avait pu faire pour Nirvana ce qu'il n'avait pu faire pour personne d'autre, il avait accordé à l'ancienne prêtresse toute une journée de deuil d'un cœur qui en contenait bien trop déjà. En ces instants, il y avait un côté éteint chez Anita, parfaitement compréhensible bien que le mâle brun aurait pu parfois croire son sourire et son optimisme à toute épreuve. C'était parfois difficile de garder son image à tout instant et il ne pouvait que compatir à ce besoin de s'abandonner parfois à ce vide que les années creusent au fond du cœur. Anita n'était pas comme lui ou Nirvana cependant, bien plus forte, Samaël savait qu'elle n'était pas de ceux qui se laisserait dévorer et sombrer dans cette errance qui finissait par dévorer chacun d'entre eux, pas tout de suite.
Il vint se rasseoir à ses côtés bien qu'un peu en retrait tout de même, laissant à la louve quelques instants de semi solitude face à la statue divine. C'est vers lui que retombe pourtant son regard, lorsqu'elle prend le temps de constater les murs vidés. Il le devinait Samaël, que là encore ses pratiques différaient sans doute beaucoup de celles d'ici. Il répond facilement pour une fois, d'une voix presque aussi neutre que celle d'Anita bien que c'était sans doute plus habituel chez lui alors que son regard dérive sur la même contemplation des murs rendus neutres.

« C'est pour que l'âme ne soit pas tentée de revenir hanter les lieux. C'est sans doute un peu idiot de croire aux fantômes mais après tout, vous souffrez bien des mêmes maux. »

Son regard revint vers Anita, plus sévère dans une déclaration qu'il ne prenait pas à la légère, qu'importe les significations que cela aurait pu avoir en ces terres, ça avait de l'importance pour lui.

« Nirvana était une errante. »

Anita était la seule à qui il avait déjà parlé des maux de son peuple sans pour autant entrer dans les détails. Il n'était plus vraiment certain non plus s'il lui avait déjà donné une appellation à ce mal dont lui même souffrait, en doutait cependant.

« Ceci dit elle s'exprime différemment alors tout ce rituel n'a sans doute pas la même importance, ceci dit je comprend son intérêt. »

Il rompit le contact visuel pour aller poser son regard sur la représentation de Dairo, divinité locale qu'il priait à présent.

« Demain, le soleil se lèvera sur un jour nouveau. »

Sur les âmes encore présente quand s'effacent celles qui ont disparu.

Elle dressa une oreille dans la direction de Samaël, revenu s'asseoir non loin, quand débuta son explication. Il prit une pause après un premier élément de réponse, et si l'Alpha fut tentée de répondre dans l'immédiat, elle se douta qu'il n'avait pas fini. Le silence qui succéda à ses paroles ne fut donc troublé que lorsque le disciple de Dairo reprit de lui-même le fil de la discussion.
Au mot errante, prononcé avec une hargne particulière et peu coutumière chez le mâle brun, Anita inclina la tête pour poser le regard dans l'unique œil doré qui restait à son interlocuteur.
Elle le laissa terminer, de quelques autres phrases qu'il rajouta - pour finalement conclure sur l'aube qui viendrait.
Oui. C'était quelque chose qui l'avait souvent frappée après chaque malheur, en bien plutôt qu'en mal, cette faculté de l'univers à simplement suivre sa course sans accorder la moindre attention aux maux dont eux, mortels, souffraient. Il y avait quelque chose d'à la fois rassurant et troublant, dans ce constat. Quoi qu'il arrive, le temps continuerait sa marche et un nouveau soleil se lèverait sans les attendre. Même si parfois, ils auraient souhaité pouvoir le ralentir ou l'arrêter, ce temps.

— Ce n'est pas idiot. Au-delà d'y croire, je sais qu'ici, les fantômes existent. J'ai déjà pu parler à des proches défunts. Les âmes ne se perdent pas, et parfois les frontières entre nos mondes se brouillent.

Ce fut à son tour de prendre une pause dans sa réponse, alors que son regard se fit distant.

— Même si notre errance est différente de celle de chez toi, je comprends que tu l'aies fait. Et sans doute as-tu eu raison.

Elle leva cette fois le nez vers le visage de pierre de la statue de la Renarde.

— J'espère que son âme trouvera le repos dont elle a besoin. Peut-être bien que ton rituel permettra de l'empêcher d'essayer de revenir ici et d'y rester coincée pour l'éternité.

Tu as sûrement récupéré son âme à tes côtés, Dairo. Mais puisse-t-elle cette fois être libérée de ses rancunes et de ses obsessions pour être heureuse et apaisée à tes côtés, non pas frustrée de ne jamais en faire assez.
La louve soupira et son museau s'inclina vers le sol.
Encore revinrent s'accumuler des pensées qu'elle avait souvent voulu chasser, mais... Maintenant était le moment idéal pour les expier. Et Samaël était peut-être l'auditeur idéal, également.

— Elle a écrit une lettre. Iris me l'a laissée, en plus de celle qu'il rédigea pour... Lui-même.

Une ombre passa dans son regard. Elle les avait plusieurs fois relues, ces deux lettres. Depuis ce jour où elle prit connaissance de deux deuils à faire en même temps. Étonnamment, son esprit semblait les avait néanmoins séparés : ses pensées empruntaient rarement la voie de leurs deux mémoires en même temps, et elle avait dédié des prières et des journées de peine bien définies pour l'une ou pour l'autre.
Comme si ça les rendait plus simple à appréhender, comme si son cerveau répétait par habitude le schéma des morts qu'elle avait toujours pu pleurer une à la fois.
Doucement, son visage remonta et revint encore une fois rencontrer celui de Samaël. Elle passa une langue sur ses lèvres, hésitante sur la suite.

— Au moment du dragon, elle était enceinte et a perdu ses enfants. Seul Iris était au courant, et le père des enfants. Un certain Nael.

Malgré elle, malgré les larmes déjà versées, une boule vint se former dans sa gorge. Déjà vis à vis de cette maternité qu'elle avait cachée et la tragédie qui avait frappé en y coupant court, sous ses yeux, sans qu'elle ne le réalise - et qui ne la touchait que plus puissamment encore maintenant que dans son propre ventre arrivaient bientôt à terme quatre vies.
Mais elle se rappelait aussi à chaque fois des mots qu'elle avait écrit. De tout le désespoir qu'elle avait insufflé dans sa rédaction, de toute l'étendue de son mal-être dont elle, sa tante, n'avait fait qu'effleurer la surface de son vivant.
Elle aurait voulu faire tellement plus, pour espérer la sauver de tout cela.
Anita soupira, et quand sa voix s'éleva de nouveau, elle était plus faible qu'auparavant.

— Le connais-tu ? Je crois que... J'aimerais le retrouver, qu'il devrait savoir certaines choses.

C'est ce que tu as toi-même écrit, Nirvana. Que tu regrettais de ne pas lui avoir dit.

Elle n'avait pas pu empêcher sa nièce de trouver la mort, ni elle, ni ses deux frères, tous nés puis morts de son vivant.

Mais cela, elle pouvait peut-être essayer de le réparer, au moins en partie. Soulager une autre existence potentiellement torturée par tout ce qui ne fut pas prononcé, pas des vérités tronquées, des pardons pas prononcés.

Samaël

Samaël accompagna le geste d'Anita, relevant lui aussi une nouvelle fois le museau vers la représentation divine.

« Si les fantômes existent bien, alors il est véritablement préférable à ce qu'ils ne reviennent pas. Pour ceux restant, bien plus pour l'esprit en lui même, c'est la pire des condamnations qui puissent être. »

Celle de l'errance dont même la mort elle même ne permet de s'en libérer.

« Dairo veillera sur elle, vos dieux sont attentionnés. »

C'était peut-être là l'avantage d'un peuple plus petit. Les puissances qui règnent sur leur monde sont plus facilement atteignable et leur regard se posant sur moins de têtes permet peuvent ainsi s'en souvenir. L'attention réclamée comme des enfants exigeants est donnée bien qu'ils détiennent cette magie de les faire taire.
Le regard de Samaël revint sur Anita lorsqu'elle prit la parole à nouveau.

Elle parla de lettre, ses yeux se ternirent lorsqu'elle les évoqua. La meute avait perdu un alpha, jeune de mandat comme d'âge mais c'était une peine plus profonde que subissait Anita, celle de quelqu'un qui perd non pas un proche mais deux. C'était presque tout un sang qui disparaissait avec ces pertes répétées, comme une malédiction portée sur une seule lignée. Samaël savait à quel point ces épreuves étaient violentes. Il resta silencieux, laissant Anita exprimer le fond de sa pensée.

Il fut surpris d'apprendre que Nirvana attendait des enfants, bien plus encore qu'elle était déjà enceinte lors de la bataille contre le dragon et que de tout ceci en découla la perte des-dits enfants. Le père de toute évidence n'était pas Etelkru et bien que Samaël n'ait jamais appris son nom, il pouvait deviner de qui il pouvait s'agir. Naël... n'était-ce pas la sonorité entendu lorsque sa patrouille était arrivée ?
Les babines du mâle frémirent à toutes ces informations. Lui qui avait eu cette ambition d'être bouclier au service spécifique de la prêtresse de Dairo, avait manqué à beaucoup de choses, comme s'il avait été incapable de tenir le moindre rang qu'il occupait sans finir sur un échec. S'il avait su... S'il avait su...Qu'aurait-il pu bien faire ? Nirvana possédait cette fierté entêtée propre aux Etelkrus, il n'aurait pu l'empêcher de faire ses choix, il ne possédait pas l'autorité pour quand à l'après... Un errant n'aurait pas permis d'échapper à ces maux.
Le mâle brun broya ce flux d'émotions derrière cette attitude sérieuse et sévère qu'il abordait quotidiennement.

« Elle fréquentait un Raeder, j'ignore si c'est bien lui mais c'est plutôt probable. Je n'ai cependant plus détecter ses traces aux abords de la frontière depuis un moment.»

Plus depuis la bataille du dragon en réalité.

« Si tu comptes essayer de le retrouver malgré tout, ne le fait pas toi même ou n'y vas pas seule. Tu es la dernière alpha de ce clan. »

Et malgré les bonnes intentions, malgré les liens surprenants qui se sont établis, les Raeders demeuraient définis comme un groupe hostile au leur.

Peu de choses passaient sur le visage de Samaël - pratiquement rien, en réalité - mais l'Alpha pouvait néanmoins deviner qu'apprendre la grossesse de Nirvana à titre posthume ne devait pas le laisser de marbre à l'intérieur. En-dehors de ses deux frères avec lesquels la Prêtresse de Dairo avait maintenu le lien puis de ce mystérieux Nael, le prince déchu avait été, parmi les Etelkrus, sans doute l'un des derniers liens forts qui l'avaient accompagnée sur ces dernières épreuves. Il aurait été logique qu'il soit mis au courant, ou même qu'il le remarque au vu de leur proximité - mais sans doute n'en avait-il pas eu le temps, lui non plus.
Des vies à peine formées avant que la mort ne vienne les faucher.
Une fois encore le cœur d'Anita se serra, mais elle se focalisa plutôt sur la voix de Samaël qui reprenait la parole.

Un Raeder, donc.
Un petit sourire mélancolique se dessina sur ses lèvres. De cette relation non plus, Anita n'avait pas entendu parler. Fut-elle une si mauvaise tante, pour les enfants de son amie ? Pour se retrouver à découvrir les détails de leurs vies seulement à leur mort, dans des lettres ou de la bouche d'autrui ?
Que le fameux Nael ne soit plus revenu aux frontières n'était cependant pas étonnant.

—   Il n'avait pas de raison de revenir. Nirvana l'a chassé en lui disant des choses terribles, des mensonges pour lui faire du mal et qu'il la déteste. J'imagine qu'au fond, elle savait déjà que c'était la fin pour elle, et elle ne voulait pas lui infliger sa propre mort au-dessus de tout le reste.

Ses derniers mots tenaient davantage du murmure alors que ses yeux tristes avaient dérivé pour se fixer quelque part dans le décor, sans pour autant regarder quoi que ce soit de particulier.
Tant de gâchis.
Anita poussa un soupir las, dressa l'oreille à la recommandation de Samaël. Son regard cessa de s'arrêter sur un point vide et revint à la rencontre de l'unique œil couleur miel.

—   Je prendrai des précautions, ne t'en fais pas. De toute manière... Cela devra attendre encore un peu.

La louve caressa pensivement son ventre arrondi. Elle ne prendrait pas le moindre risque que quelque chose arrive à ses enfants, en ce qui la concernait, et il y avait de toute manière bien trop de choses à faire au clan pour se permettre une excursion pour le moment.

Samaël

Dans ses choix comme dans ses exigences, Nirvana avait eu cette tendance à se montrer dure et parfois presque cruelle, autant envers les autres qu'elle même. Samaël n'était pas si étonné de ce qu'il apprenait de la gueule d'Anita, prit simplement l'information comme elle était donnée pour répondre à quelques questionnements que le bouclier aurait pu avoir.
Il demeura dans sa droiture silencieuse jusqu'à ce que le regard violacée de la louve alpha revint dans l'or du siens, hochant simplement la tête à sa réponse. Anita possédait au contraire de nombreux Etelkru, une sagesse et une patience suffisante au respect du rang qu'elle occupait, ça n'avait pas été le cas de son ancienne compagne de trône.

Samaël se releva, il n'était pas certain qu'il y avait plus à dire et à l'horizon, le soleil avait plus que décliné.

« La nuit tombe, nous devrions rentrer au castel. »

Elle appartenait aux errants et autres fantômes, c'était pour cela qu'un des premiers maux était les cauchemars qui venaient troubler le sommeil. Nirvana devait retrouver sa déesse avant d'être éternellement enfermée en ce monde qu'elle avait souhaité quitter.

Quelque part fidèle à lui-même, Samaël ne relança pas la conversation et celle-ci fut en prise au silence pendant quelques secondes durant lesquelles leurs pensées respectives restèrent prisonnières de leurs esprits.
Il n'y avait de toute façon pas grand chose à ajouter vis à vis de toute cette situation. Le mâle brun avait peut-être déjà finalisé son deuil avec son passage dans la Crypte pour en nettoyer les traces de Nirvana et lui permettre d'accéder au repos selon sa croyance, quand au fond celui d'Anita ne faisait sans doute que commencer.
Quand il reprit la parole pour bel et bien acter la fin de leur entrevue, elle y répondit d'un mouvement d'oreille et d'un bref regard avant de se reporter immédiatement sur la statue de la Renarde.

—   Je pense que je vais rester encore un peu. À plus tard, Samaël.

Elle aurait de toute manière du mal à trouver le sommeil dans l'immédiat.
Anita le salua d'un signe de tête et d'un petit sourire, s'attarda sur l'écho de ses pas qui s'eloignèrent, avant de se laisser absorber par la quiétude orangée et chargée de mélancolie du temple.

Vide ; débarrassé des traces de celle qui fut Prêtresse et dont le corps avait lui aussi disparu pour ne plus laisser que des souvenirs immatériels.