Festin Festif — Pandore

Festin Festif
Cassius, 3 ans

A la lisière de la savane, non loin de la côte, un épais nuage de poussière se levait, et la quiétude était rompue.

Au milieu des bruits de sabots qui foulaient la terre sèche et des halètements effrénés, un troupeau d'antilopes s'agitait en tous sens dans la panique. Au milieu d'eux : Cassius. En pleine chasse.

On aurait pu sermonner que chasser l'antilope en terrain désertique quand on était un énorme loup noir solitaire n'était pas la plus brillante des idées : c'était là une critique recevable. Mais comme mentionné plus haut, Cassius était plutôt gros et avait donc besoin d'une grande quantité de viande pour subvenir à ses besoins — les lapins n'étaient donc pas le meilleur des choix en terme de ratio bénéfice / perte. C'était aussi un loup qui avait grandi sur un territoire désertique, et à qui on avait inculqué les préceptes de la traque et de la chasse en dépit d'une robe inappropriée dès son plus jeune âge, de manière intensive. Il bénéficiait donc d'un enseignement qui, contre toute attente, rendait ce genre d'entreprise plus instinctive pour lui que ne l'aurait été une chasse à la biche en pleine forêt. La chaleur ne l'embêtait pas tant. Il avait l'habitude de la poussière et de l'air sec. Il savait se faire discret, au possible. Il ne risquait pas de glisser sur de l'humus et de se prendre des fougères dans la gueule.
Et ce n'était clairement pas sa première fois.

Sa cible, une femelle que quelque mauvaise péripétie avait conduit à légèrement claudiquer ce jour, courrait à vive allure, les yeux révulsés, et tentait bien parfois de bifurquer au dernier moment pour bondir par dessus les taillis, mais il ne la lâchait pas. Et chacune de ses manœuvres désespérées pesait un peu plus sur sa patte abîmée. Et la ralentissait, un peu plus, à chaque seconde.
Cela devait faire cinq bonnes minutes qu'il la coursait sans relâche et elle avait déjà trébuché trois fois. Seule une poignée de mètres le séparait d'elle à présent. Ses poumons le brûlaient et ses membres menaçaient de faiblir, mais il tenait bon.
Ses deux yeux jaunes ne la quittaient jamais.

Dans un geste désespéré, elle tenta de se ruer dans l'étang, bondissant haut par-dessus la surface désormais agitée de l'eau, mais peinant à s'extraire de l'eau une fois le sol retrouvé. Cassius ne pouvait sauter aussi haut et fait était que c'était une bonne stratégie : son corps imposant et son poil épais s'embourbaient dans la vase, mais il disposait d'une force brute dont il usait par tous les moyens pour ne pas trop ralentir. L'antilope sauta de nouveau, toujours plus haut. Un peu trop haut, peut-être. Le geste n'était pas maîtrisé et sa réception au sol en pâtit. Elle trébucha une fois de trop pour sa patte meurtrie. En un instant Cassius était sur elle et lui enserrait la gorge.
Elle se débattit quelques minutes, et puis, plus rien.

Le souffle court, l'écume aux lèvres et son repas entre les dents, il manœuvra avec calme pour se sortir de l'étang et s'en éloigner avec le cadavre, avant d'aller s'installer à l'ombre d'un haut baobab. Un coup d'oeil alentour et une rapide inspection des odeurs qui passaient par là lui indiquèrent qu'il était visiblement seul. Il attaqua immédiatement son repas, ouvrant le ventre de la bête pour aller chercher ses organes. La savane, c'était sympa, ça regorgeait de proies, mais aussi de prédateurs opportunistes susceptibles de débarquer à tout moment en bande pour venir pour foutre en l'air votre banquet. Le visage maculé de sang, Cassius émit un grognement satisfait. Il y avait là de quoi le caler pour une bonne semaine : il n'allait pas en laisser une miette.

Lorsque des bruits de course attirèrent sont attention et lui firent lever la tête, Cassius se tendit. Son repas était déjà bien entamé mais il aurait espéré avoir plus de temps pour en profiter tranquillement : les charognards avaient été rapides, cette fois. Ses babines rougies par le sang se retroussèrent instinctivement, dévoilant deux rangées de crocs prêts à défendre sa pitance.
Ca courrait droit vers lui sans chercher un seul instant à dissimuler sa présence, ce qui était assez inhabituel pour une tentative de vol. Il supposait que l'animal en question devait être imposant, ou en tout cas suffisamment sûr de lui pour tenter une attaque frontale directe, et pourtant, aucune vibration dans le sol pour laisser supposer quelque chose de particulièrement lourd. Pas de branches qui craquent. Etrange.
Il se raidit un peu plus, se courbant au-dessus de son butin pour mieux le protéger. Et c'est une louve qui finit par débouler d'entre les hautes herbes, courant droit dans sa direction sans même sembler le voir. Surpris, toujours campé sur sa proie, il se baissa instinctivement lorsqu'elle lui fonça en plein dedans et lui trébucha dessus, visiblement trop occupée à fuir quelque chose pour remarquer le large solitaire qui se dressait droit sur son chemin. Cassius papillonna des yeux, ne comprenant honnêtement pas grand chose à ce qui était en train de se passer, et tourna la tête lorsqu'il la vit se précipiter loin de lui en contournant l'arbre. Pour aller se cacher derrière.

Il se releva avant de se dresser de toute sa hauteur sur ses longues pattes pour tenter d'apercevoir une quelconque menace qui aurait pu être à ses trousses. Il n'y avait rien. Humer l'air s'avéra tout aussi inutile. De toute évidence, cette louve ne fuyait personne.
Par contre, au vu des bruits qui lui parvenaient de derrière le tronc qui les séparait, elle était en train de pleurer.

Le regard de Cassius alla de son repas à moitié dévoré à l'écorce de derrière laquelle provenaient les sanglots. Il était partagé entre la nécessité de rester proche de sa viande et l'impulsion d'aller voir ce qui pouvait bien déranger la femelle. Qui, à vue de nez, venait de l'île des Pirates.
Et si c'était un piège ?
Fronçant le museau, il se décida à faire quelques pas dans la direction de la louve, contournant légèrement l'arbre pour l'apercevoir, mais restant suffisamment à distance pour ne pas la brusquer, et ne pas s'éloigner de plus de quelques mètres de sa nourriture.

— Vous avez... besoin d'aide ?

Sa tentative de sollicitation fut accueillie par un grognement qui le fit stopper net dans son approche. Sa confusion était claire : ce n'était vraiment pas une situation à laquelle il s'était attendue lorsqu'il s'était installé pour tranquillement manger sa prise à l'ombre d'un arbre. Ou à laquelle il aurait pu s'attendre... n'importe quel jour, pour être honnête.

La voix de la femelle se fit finalement entendre, se lamentant visiblement sur son foulard sali par la boue et... les autres inconvénients de s'être laissée surprendre par la pluie, supposait-il.
Nerveusement, Cassius baissa les yeux vers ses propres pattes. Larges et salies aussi bien par la poussière que par le sang, et probablement un peu par la boue aussi, même s'il était relativement à l'abri depuis le début de l'averse. Il était certain que le reste de son apparence n'en menait pas large non plus. Et il ne s'était jamais vraiment interrogé sur ce genre de chose, ayant été élevé par un père à tendance survivaliste dans le désert. Un père qui abhorrait l'eau plus que tout, mais pas pour les mêmes raisons que la louve visiblement. La louve qui portait toujours sur elle l'odeur de la meute Raeder, supposément aqua-friendly. Cette situation était décidément bizarre, et il n'avait pas la moindre idée de comment la gérer. Il n'avait jamais rencontré de louve visiblement coquette auparavant. A part Apparence sans doute, à sa manière, avec la lubie qu'elle avait de parer sa chevelure d'ossements. Un peu comme lui avec ses plumes, au final, même s'il s'agissait surtout là d'un héritage culturel.
Il ne parvenait pas vraiment à voir ce qui gênait tant la louve, le visage dissimulé derrière ses pattes. Et il n'allait clairement pas tendre le coup pour essayer de mieux discerner ce qu'elle s'évertuait à cacher.

— Je suis sûr que ce n'est pas si grave fut la première banalité qui lui traversa l'esprit.

Il ne voyait pas vraiment quoi dire d'autre. Il nageait dans des eaux totalement inconnues et son éducation ne lui avait clairement jamais appris comment gérer ce genre de situation farfelue. Il était néanmoins sûr que son foulard, ses cheveux et son maquillage — ??? ça, il n'en avait encore jamais croisé jusqu'ici, des louves maquillées, il savait juste que cela existait de par les anecdotes que son père avait pu lui raconter sur leur pays d'origine – se remettraient bien vite. Et cela ne lui apparaissait comme pas si important que ça.
Mais là encore, son expérience avec la gente féminine était terriblement limitée. Et une fois de plus, la femelle la plus supposément féminine qu'il ait jamais côtoyé était sa presque-soeur.

Elle cessa de pleurer peu après qu'il ait pris la parole, ce qui aurait pu être une bonne chose si son corps n'avait paru se crisper sous le coup... de la colère. Cassius déglutit, l'échine légèrement basse, scrutant une réaction. Une part de lui s'attendait à ce que cette louve se transforme en une espèce de harpie des bois. Du genre : créature des contes qui attirait les malheureux voyageurs en feignant la détresse avant de les égorger comme les misérables bougres qu'ils étaient. Sauf que généralement, les monstres comme ça restaient dans leur coin et attendaient qu'on vienne vers eux, elles ne déboulaient pas comme des furies sur les bougres en question avant d'aller s'étaler dramatiquement juste à côté.
Il se prépara malgré tout à riposter, dans le doute : son père avait beau lui avoir inculqué une stricte règle de respect et de non agression des femelles, il estimait qu'il était bon de se préparer à tout. Et avoir côtoyé Nyu lui avait montré plus d'une fois que les femelles étaient de tout aussi redoutables adversaires que les mâles, pour peu qu'on les éduque sans les contraindre à une place prédéterminée et globalement subordonnée dans la société. Il n'irait donc pas harceler et agresser gratuitement des louves, tout comme il n'avait pas non plus l'intention de le faire avec des mâles, mais il ne comptait pas les sous-estimer et se laisser berner comme le dernier des imbéciles par leur prétendue fragilité. Si elle devenait agressive, il se défendrait.
L'ire qui embrasait progressivement le regard de la femelle s'évanouit cependant aussitôt qu'elle eut posé le regard sur son châle. Qu'elle ramassa tout contre elle avec dépit. Peut-être qu'il avait une valeur sentimentale. Un peu comme les plumes de son père.

— Si vous y tenez vraiment, je suis sûr qu'il y a moyen de le rattraper.

Il n'avait strictement aucune compétence en lessive, mais il savait que bien des loups ici comme ailleurs aimaient se draper de mille vêtements. Et puis ce pays était magique.

— Cela peut aussi être une bonne occasion de varier son look, ajouta-t-il sans avoir la moindre idée de quelle mouche avait bien pu le piquer.

Sans doute que nager dans des eaux totalement inconnues le rendait plus susceptible de... sortir de ses propres sentiers battus. Si cela avait le moindre sens.