Le soleil était à son zenith, et Caïn avait les yeux braqués sur lui. A lui en bruler la pupille, à lui en faire éclater les yeux. Ça n'avait plus d'importance, de toute façon. Il était vieux, abimé. Son poil était plus hirsute qu'à l'accoutumée, un peu plus négligé. Il n'avait plus que ça à faire, maintenant. Son apparence n'avait guère plus d’intérêt. Il ne faisait parti plus d'aucune meute, il avait cessé de croire à ces dieux. Même à Mido, à qui il avait pourtant prêté tant d'allégeance. A quoi bon vénérer quelqu'un qui n'avait finalement jamais rien fait pour lui ? A rien. Une perte de temps, une vulgaire futilité. Alors qu'après avoir renoncé de lui-même à son glowstick, et s'en être aller sans un au-revoir formel de la meute qui l'avait accueillit, il avait continué à se rendre au temple de la divinité de l'intelligence, désormais il n'en était plus rien, si ce n'était une brève et succincte pensée de temps à autre. Pour se rappeler qu'il avait été bien con, d'ainsi se plier à un dieu. De respecter une entité qui ne le méritait pas, qui ne lui facilitait pas la vie. D'ainsi oublier qu'un jour, il avait été libre.
Liberté qu'il avait par ailleurs retrouvé. Désormais, il vivait en solitaire aux côtés d'Illa. Seuls. Ils changeaient fréquemment d'endroit, s'improviser un chez-soit dans la première grotte trouvée jusqu'à ce qu'ils s'en lassent et décide d'en changer. Dormant parfois à la belle étoile, car la saison le permettait. Il faisait bon, ces derniers jours. C'était finalement la seule note agréable qu'il pouvait souligner. Car ces moments passés avec Illa ne l'était plus, non. Finit ces moments légers, où ils ne jouaient plus à paraitre adulte. Ils étaient loin, loin, très loin derrière eux. A des années lumière de leur position ! Caïn avait cessé d'être heureux à partir du moment où elle lui avait apprit sa maladie, il y a un an de ça. Mais il se cachait, derrière une face qui ne devait trompé que lui. Parce que devant elle, il se refusait à laisser paraitre ses pensées négatives, ses idées noires et ses mauvaises idées. Devait-elle, il restait celui qu'il avait toujours été avec elle. Souriant, aimant, taquin, attentif, un brin narquois. Oui, il était tout ça. Un sourire qu'il étirait, des yeux qu'il plissait pour faire croire au bonheur, pour faire croire que oui, il allait bien. Tout aussi bien qu'elle. Alors qu'au fond, il n'était qu'une âme en peine, blessée, déchirée.
Et puis lui était venu une solution. La solution. Celle qui devrait lui permettre de faire passer sa rage, de calmer sa colère froide envers les dieux, envers les meutes, envers le monde ! C'était d'une telle évidence, pardi ! Après ça, il se sentirait mieux, il en était certain. Du moins, presque. Sa langue passa sur ses babines, comme s'il se préparait déjà à ressentir le sang dans sa gueule.
Après avoir murit cette idée quelques jours, jusqu'à ce que cela vire en obsession, il avait donc quitté Illa, avec un sourire qui pour la première fois depuis longtemps paraissait sincèrement joyeux. Il avait prétexté une visite à Hylda pour s'éloigner d'elle, même s'il n'allait nullement voir son amie d'enfance. Il était donc parti seul. De toute façon, il n'aurait pu se retrouver une seconde de plus en sa compagnie. Il n'en pouvait plus, de la voir ainsi. De savoir que bientôt, elle allait dépérir. Que les os ressortiront sous son fin pelage, qu'un voile blanchirait ses yeux déjà si clairs. Qu'elle allait mourir. Un râle rauque s'échappa de sa gueule, exprimant une profonde douleur. Il accéléra un peu plus le pas, avalant la distance, ignorant la douleur qui montait progressivement de sa patte arrière blessée à tout jamais. Qu'importe s'il avait mal physiquement ! Moralement, il était déjà détruit, son cœur saignait. Fou. Il n'était plus qu'un putain de chien fou. Bientôt, de la bave mousseuse coulerait de ses commissures. Ses yeux s'injecteraient de sang, et il n'aurait plus qu'à tous aller les contaminer, tous c'est fils de chiens qui lui courait sur le système. Et lui aussi. Lui.
Caïn s'arrêta brusquement, les oreilles braquées en avant. Il tourna la tête vers la gauche, toisant le portail qui se dessinait sous ses yeux. Ce grand portail en métal forgé, dont les colonnes étaient surmontées de gargouilles. Un endroit lugubre, qui a ce moment précis l'attira plus que tout autre lieu. Parce que là-bas, il pouvait capter les effluves de celui qu'il cherchait. Celui qui saurait calmer la folie qui grandissait en lui. Alors, il s'avança sur les chemins en terre battue du cimetière, ne se cachant nullement. Il s'exposait pleinement, et les corbeaux croissaient à son passage, pour le faire un peu plus remarquer. Un rire secoua alors ses épaules, d'une façon démesurée, et il toisa l'obscurité de ses yeux verts en recherchant avec ardeur son frère jumeau. Puis brusquement, lorsque son regard s'arrêta sur une silhouette clairement définie parmi les tombes, Caïn cessa de rire. S'étira alors sur ses lèvres un sourire carnassier, et sa voix éraillée claqua alors, faisant voler en éclat ce silence de mort.
« Bonsoir, Abel. »
Son échine se hérissa, et un spasme incontrôlé secoua son dos. Déjà, sa raison n'était plus qu'un ersatz. Il ne pensait plus, il agissait. Cette nuit se finirait dans un bain de sang. Cette nuit se finirait par la mort de l'un d'entre eux. Son frère ou lui, ça n'avait plus aucune importance, maintenant que sa seule raison de vivre s'effritait de jour en jour. Le tuer ou mourir, tel serait le dénouement de cette histoire. Sans perdre plus de temps, Caïn se jeta en avant, sortant les crocs sans plus de raison.
Dernière édition par Caïn le Mar 02 Aoû 2016, 17:36, édité 1 fois
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Sujet: Re: Fatalité [Pv.Abel] Mar 24 Mai 2016, 16:50
C'était terriblement convenu. La scène ressemblait à un décor studio de mauvais film d'horreur, avec ces rubans de brume qui s'enroulaient autour des croix - à la gloire de qui, d'ailleurs ? - et des stèles, et ces arbres aux branches biscornues qui semblaient ne jamais connaître le printemps et le renouveau végétal bourgeonnant. Le battant entrouvert du portail en fer forgé qui oscillait alors même qu'aucun souffle de vent ne semblait troubler l'endroit. L'épais manteau de nuages qui plongeait le cimetière en une semi-obscurité perpétuelle. S'il avait jamais connu la peur, Abel n'aurait certainement pas été rassuré ; mais pour l'heure, la scène glauque à en devenir grotesque ne parvenait qu'à lui arracher un rictus sans joie, comme vestige d'une trace d'humour qui s'estompait peu à peu, à mesure que ses dernières traces de sentiments se mouraient dans un océan de douleur.
Parce que c'était à peu près la seule chose que le solitaire état capable de ressentir, désormais : la douleur.
Cette souffrance qui lui tenaillait le poitrail et les flancs, cette torture qui s'infligeait à lui à chacune de ses respirations ; voilà la seule chose qui l'occupait, à présent. Si il avait vaillamment ignoré sa tuberculose pendant des années, lui opposant une résistance dont bien peu de ses semblables auraient été capables, il était depuis quelques temps rattrapé par sa condition physique de chien galeux faiblard et malnutri, qui plus était vieillissant et abîmé par les années dans un corps infirme. Il avait des années tenu le siège, mais ses remparts qui parvenaient jusque là à repousser les assauts véhéments de la maladie s'effritaient, et il sentait que le mal qui le rongeait était en train de mener une offensive décisive. Ce n'était pas vraiment une surprise, après tout. Cela faisait des années qu'il se savait condamné, luttant contre la mort par habitude plus que par orgueil.
Et cette perspective, il se l'avouait sans mal, ne lui faisait ni chaud ni froid. Quelque part, la mort avait toujours été sa seule et unique perspective, comme une ligne d'horizon qui se rapprochait davantage à chaque pas, comme la seule limite de laquelle il ne pourrait jamais s'acquitter. Si n'exister pour personne rendait totalement libre, restait toujours les impératifs que lui imposaient son propre corps ; il avait toujours su qu'il finirait par perdre un combat qui, de toute façon, était joué d'avance. Au fond, il était mort pour la plupart des personnes pour qui il avait jamais eu de l'importance, et s'affaler dans une mare de sang dans l'indifférence générale ne ferait que formaliser et concrétiser un état dans lequel il baignait à demi depuis toujours.
Les grilles du cimetières se mirent à grincer de nouveau, de manière plus intense, suggérant que, pour cette fois, le vent n'y était pour rien. De toute évidence, un individu quelconque venait rompre sa solitude et, dans l'état dans lequel il était, lui n'avait d'autre choix que de supporter, avec sa bonne humeur habituelle, cette présence qui allait le voir encore plus agonisant que toutes celles qu'il avait croisées jusque là. Cependant, le vent lui apporta des effluves qui ne lui étaient pas étrangères, ce qui était suffisamment intéressant pour être noté. A vrai dire, il n'y avait guère qu'un être sur ces terres dont il ait jamais été capable de reconnaître l'odeur. Un être qui lui ressemblait étrangement, avec ce regard perçant et ce sourire sardonique. Un être qui lui ressemblait étrangement, avec sa langue acérée et son poil cendre. Un être qui ne lui avait jamais autant ressemblé que depuis qu'il partageait sa démarche clopinante.
— Bonsoir, Abel.
C'était surréaliste. Leur dernière rencontre s'était soldée en une étrange danse macabre sans violence que celle que dégueulaient leurs langues. Une confrontation étrange, un combat de coq, une chorégraphie tellement maîtrisée qu'aucun des deux n'avait pu infliger aucune blessure psychologique à l'autre. Si le simple fait de retomber sur son frère avait provoqué d'étranges sentiments contradictoires chez Abel, comme cette euphorie morbide et cette joie violente, il était sorti de cette entrevue intensément frustré, comme s'il n'avait pas pu terminer proprement des trajectoires inachevées entamées des années plus tôt. Comme s'ils avaient des choses à se dire, des comptes à régler mais qu'ils n'avaient pas saisi l'occasion d'une discussion pour mettre au clair.
Ce que Caïn semblait désormais déterminé à réparer, puisqu'il se jetait sur le solitaire, toutes griffes dehors.
Si Abel s'était toujours attendu à ce que les choses se terminent ainsi - c'était d'ailleurs étrange que le chasseur ne se soit jamais décider à le massacrer plus tôt - il ne pouvait nier que son fraternel le surprenait. L'oeil fou et la bave au lèvres, bien loin de sa maîtrise impeccable de lui-même, le guerrier se jetait à l'assaut, déterminé à lui faire mal, très mal, le plus mal possible, comme s'il était la seule et unique source de malheurs de toute son existence.
Ce qui aurait été flatteur, Abel ne pouvait le nier.
En attendant, le choc fut rude, projetant Abel au sol dans un grognement de douleur. Les griffes de son assaillant s'enfoncèrent dans la chair de son épaule, meurtrières, destructrices. Avec violence, son frère avait brisé le voile d'hypocrisie qui planait sur leur étrange ballet, transformant le combat de coqs stérile en une lutte à la mort, sans merci, sans humanité. Cette danse morbide qui avait, en réalité, débuté dix ans plus tôt, au sommet d'une falaise surplombant une rivière dans laquelle Abel s'était brisé. Ce combat inachevé depuis des années, ce combat qu'ils avaient sans-cesse repoussé par leurs mots faussement durs, par leurs coups d'épée dans l'eau, par leur violence feinte comme pour cacher la violence bien réelle qui sommeillait en eux. Parce qu'il n'avait jamais cessé, ce combat, ce combat de louveteaux qui se battent déjà pour leur vie et auquel l'un d'eux devait succomber. Ce combat qui allait enfin trouver son issue, ici et maintenant, dans une chorégraphie mortuaire qui n'avait plus rien à voir avec les mots blessants et les remarques ironiques, perdue dans l'animalité d'une haine qui avait des deux côtés grandi dans l'ombre.
Ici se jouait le dernier chapitre.
Retrouvant une force insoupçonnée qu'il puisait certainement dans son adrénaline, Abel se dégagea de l'étreinte mortelle de son cadet d'un violent coup de patte, se préservant ainsi quelques secondes pour reprendre son souffle et se redresser. Non, il n'était pas encore mort. Non, il ne comptait pas se laisser mourir sans combattre ; maintenant, il peinait à penser qu'il ait jamais pu envisager de crever sans se défendre, retrouvant l'orgueil de l'enfant vaincu, de l'enfant qui était plus fort que son frère, de l'enfant qui aurait dû gagner mais qui avait perdu quand même. Parce que c'était lui, l'aîné, le mioche avec les plus larges épaules, la mâchoire la plus puissante, les muscles les plus développés. C'était lui qui était voué à la victoire, avant de trébucher dans le vide.
— Caïn, quelle bonne surprise...
Prenant à peine le temps de récupérer un semblant de souffle, le solitaire se jeta sur son frère.
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Sujet: Re: Fatalité [Pv.Abel] Lun 30 Mai 2016, 18:28
Ses pattes décollèrent du sol, et il fondit sur son frère, qui n'eut pas le temps de l'esquiver. Ses crocs se saisirent de son encolure pour le projeter avec une violence invétérée au sol, alors que ses griffes venait déchirer les muscles de son épaule, déformant le marquage en forme d'oiseau qui s'y étendait et faisant couler les premières gouttes de sang. Le sang. Ce liquide vermillon qui venait d'éclabousser ses griffes et remontait en de fines gouttelettes sur ses pattes avants, ce liquide vermillon qui salissait le pelage ébène de son cadet pour coller ses poils à sa peau, ce liquide vermillon qui glissait entre les joints des dalles qui constituaient l'allée centrale du cimetière. L'échine de Caïn se hérissa un peu plus, et un grondement rauque remonta le long de sa gorge, pour venir éclater dans l'air tel un orage lointain. Maintenant que le sang avait coulé, il ne pourrait plus reculer. Il irait jusqu'au bout, le combat étant désormais amorcé. Plus de pics, de paroles hypocrites, d'air narquois et plein d'arrogance.
Il allait le tuer. Peut-être qu'une autre issue aurait pu être envisagée. Peut-être, que si l'on avait remonté le temps pour l'empêcher de faire basculer son frère dans ce ravin, certes pas très grand mais suffisant pour menacer de tuer un louveteau, ils n'en seraient pas là aujourd'hui, à se jeter l'un sur l'autre dans l'espoir d'éclabousser les dalles de leur sang respectif. Ils auraient continués leurs petits jeux de garçons, sous l’œil attentif de leur père qui voulait en faire des mâles puissants. Ils se seraient forgés une musculature ensemble, auraient progressé ensemble, dans une rivalité qui ne se serait pas transformé en haine comme c'était actuellement le cas. Ils se seraient peut-être même appréciés, ne serait-ce qu'un petit peu. Non. Caïn doutait fort qu'ils auraient pu éternellement se côtoyer sans accrocs sérieux. Dès leur naissance, leur mère avait forgé leur destin, en les nommant ainsi, eux, les deux premiers de sa dernière portée.
Caïn et Abel. Abel et Caïn.
Abel, préféré d'un dieu inconnu sur leurs terres, qui finissait par se faire tuer par Caïn. C'était ce schéma précis qui se répétait actuellement, le dieu en moins, son frère ne croyant en rien ni en personne d'autre que lui. Par rapport à lui, il avait conservé une entière liberté : il était resté solitaire, n'avait voué de respect à aucun dieu. Et n'avait aimé personne. C'est ce qui l'avait le plus perdu, lui, Caïn. Il était tombé amoureux d'Illa, et aujourd'hui cet amour le détruisait de l'intérieur. Il se rendait fou, à l'idée de la perdre, à l'idée de la voir dépérir et bientôt mourir. Alors, il voulait mourir en même temps qu'elle. Il voulait tuer son frère, et mourir des blessures qu'il lui infligerait en retour dans les semaines à venir, s'apprêtant déjà à cultiver les infections s'il le fallait, pour décéder en même temps que sa bien-aimée. Ce genre de pensées confirmaient le fait qu'il ne possédait à ce moment précis plus toute sa tête.
Les crocs du mâle gris souris luisirent sous les rayons lunaires et la faible luminosité des quelques lampadaires à la lumière blanchâtre qui éclairait faussement l'endroit, s'apprêtant à venir saisir son cadet à la gorge. Ici, l'obscurité semblait avaler la lumière, délicieuse métaphore de leur état général. La haine qui avalait leur conscience, bouffait leur raison pour les faire revenir dans un état des plus primitifs, laisser leur bestialité reprendre le dessus. Caïn ne luttait guère contre cela, laissant la folie gonfler son poil de manière hirsute. Mais c'était sans compter le fait que son frère ne comptait pas se laisser tuer aussi facilement. Et c'était tant mieux : ce combat aurait été bien moins plaisait, s'il avait achevé Abel en quelques coups de crocs sans que celui-ci ne se débatte. Après tout, il devait ressortir de ce combat blessé, voir aux portes de la mort. C'était une obligation, une condition avant qu'il ne termine le loup anthracite, lorsque le moment sera venu de donner le coup fatidique.
Ainsi, Abel se dégagea de son emprise d'un geste emplie de violence, lui soufflant une phrase qui bourdonna à ses oreilles sans qu'il n'en saisisse vraiment les mots. Il n'était plus qu'un animal, incapable de comprendre des paroles précises, ne communiquant plus qu'avec des grondements et des aboiements. Il poussa un glapissement mêlant douleur et hargne, roulant sur le sol avant de se redresser, les yeux fous et le poil emmêlé. Sa gueule s'entrouvrit, et il fit entendre sa rage, bave et sang coulant le long de ses commissures. Ignorant la douleur de sa nuque en sang après l'attaque que venait de lui infliger son frère, le gris lui tourna autour. Il sentait le liquide rouler le long de sa peau, dessinant des sillons rouges sur le gris de son pelage, mais il n'y accorda pas plus d'importance. La douleur physique n'était que superflue, lorsque son cœur était déjà lacéré au possible. Soufflant profondément par ses narines, tel un taureau prêt à chargé, l'ancien chasseur puis Bêta Séide observa le loup en face de lui, toujours sans ranger les crocs derrières ses babines. Il avait bien minable allure, sans doute. Un pathétique handicapé, tout comme son frère. Ses oreilles se couchèrent sur son crâne, et il se décida cette fois-ci à le mordre, feintant sur le côté pour tenter de venir lui saisir les flancs dans l'espoir de le faire basculer pour ensuite affirmer une prise et ne plus le lâcher jusqu'à entendre ses hurlements de douleur résonner dans ses oreilles...
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Sujet: Re: Fatalité [Pv.Abel] Mer 08 Juin 2016, 22:24
Boom. Le corps de son frère qui s’abattait sur le sol. Schlak. Ses propres crocs qui s’enfonçaient dans la chair de son ennemi, dans la chair de son frère, dans sa chair. Plic, ploc, le sang qui coulait sur le sol, le sang qui giclait des plaies profondes, des plaies violentes, des plaies qui se voulaient destructrices et mortelles. Le vent qui soufflait, les hurlements de douleur et de rage, les crachats de salive déjà teintée de sang, telle était la musique de leur affrontement. Une musique brute, viscérale, animale, une musique qui remontait aux premiers temps du monde, aux premiers combats du monde, à la rivalité ancestrale de l’éleveur que jalouse le cultivateur, la haine envers cette attention portée à celui que l’on croit la mériter moins. Cette musique plus rythmique que mélodique, cette musique de percussion, de coups frappés par un frère contre l’autre frère, de coups martelés dans la poitrine par un cœur qui s’emballe sous les effets de l’adrénaline.
Cette musique qui raisonnait en eux depuis tellement longtemps qu’ils l’avaient oubliée. Cette musique qui, après avoir rythmé les premiers mois de leur existence, s’était fait la mélodie de fond de leur univers, comme un acouphène qui semble disparaître suite à l’habituation.
Et qui revenait désormais, plus lancinante que jamais.
Caïn se redressa, le regard fou, les babines retroussées sur des dents jaunâtres. Sa nuque saignait, abondamment, comme la blessure à l’épaule d’Abel. Les deux premiers coups portés avaient été violents, mortels, loin des petites attaques de chauffe préliminaires au combat réel. Là, il n’y avait plus d’enjeu, plus d’objectif, plus besoin de ne rien prouver à personne. Là, on était dans la vraie vie, dans le vrai combat à mort, dans la réelle lutte pour la violence. Il n’y avait même plus l’objectif de survivre et de vaincre : seuls comptaient les coups portés, pourvu qu’ils soient violents, pourvu qu’ils fassent mal, pourvu qu’ils blessent profondément. Pourvu qu’il ait mal, pourvu qu’il saigne, pourvu qu’il souffre.
La haine inhibée des années durant qui ressortait sous sa forme la plus intense et la plus pure.
Caïn repartit à l’assaut, fondant sur les flancs de son frère, qui tenta d’esquiver. Si Abel évita le choc de plein fouet avec son adversaire, ce dernier parvint tout de même à lui infliger une sérieuse blessure à la cuisse. Ce n’était pas un hasard complet si son cadet avait attaqué son côté droit, aujourd’hui, dans ce cimetière glauque qui allait le voir mourir. En ce fauve qui se jetait sur lui, en ce monstre de démence et de folie meurtrière qui avait pris la place de son frère, il voyait clairement ce même frère qui, des années plus tôt, se jetait contre lui dans un combat de mômes qui, à partir de cet instant, s’était transformé en un combat sans merci aucune. Toutes griffes dehors, le mâle clair bondit sur sa cuisse blessée, sur son arrière-train malade et en déchira la chair, réveillant des douleurs endormies depuis des années et des blessures qui n’avaient jamais réellement cicatrisé. Abel poussa un long grognement de rage et de douleur, de haine, de rancœur, de tout ce qu’avait pu contenir l’abcès infecté autrefois endormi dans ces plaies d’un autre temps.
Repoussant son frère, l’anthracite se redressa, boitillant, peinant à retrouver un équilibre. Rusé, le Caïn qui, malgré sa folie, parvenait à le toucher à l’endroit où cela faisait le plus mal. Habile. S’il avait eu à un moment une vague chance, sur un malentendu, de faire pencher la balance de ce combat en sa faveur, ce temps était révolu : il allait crever ici, contre cette pierre sombre et froide. Ce n’était qu’une question de temps.
Le temps qu’il lui restait contre sa maladie. Le temps qu’il pourrait encore réprimer ses quintes de toux. Le temps que Caïn lui saute à la gorge.
En somme, il avait intérêt à s’activer s’il voulait lui infliger le plus de mal possible. Reprenant tant bien que mal ses esprits, Abel bondit. Il savait où taper.
Avec un œil en moins, l’autre ferait moins le fier.
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Sujet: Re: Fatalité [Pv.Abel] Sam 11 Juin 2016, 02:06
Le sourire de Caïn s'élargit, dévoilant chacune de ses dents rendues rouges et brillantes par le sang, aucune n'ayant était épargné par le sang qui avait afflué dans sa gueule lorsqu'il avait attrapé la cuisse de son frère entre ses crocs, lui infligeant une sérieuse blessure. Sa cuisse droite, pour être plus précis. Ça n'était guère un hasard, s'il avait visé cet endroit là. Son frère devait en être tout aussi conscient que lui. Il avait tapé là, car c'est cette patte là qui avait été pulvérisée lorsque son cadet était tombé dans le ravin, suite à leur petit jeu de louveteau.
Cette bagarre qui avait manqué de lui coûté la vie. Cette bagarre qui lui avait valu l'admiration de son paternel, enfin ! Car c'était un peu l'objectif de tous les mâles de la petite tribus que constituaient leur famille. Famille qui était plus précisément composé de leur mère, leur père et tous les rejetons qu'ils avaient eu ensemble. Parents qui avaient cédés plusieurs fois aux chaleurs, sa mère se retrouvant engrossée plus de trois fois, leur portée constituant la dernière qu'elle eut. Du moins, à ce qu'il en savait : étant donné que lui s'était égaré un peu avant ses quatre mois, que le plus jeune de la portée avait périt sous les crocs de leur géniteur lors d'un coup de couleur, et qu'Abel semblait lui aussi les avoir quitté tôt, elle s'était sûrement laissé tenté lors des chaleurs suivantes pour remplacer cette portée damnée, et les enfants perdus. Quoi qu'il en soit, oui, tous ceux arborant des couilles voulaient forcément plaire au père. Pour montrer qui était le plus fort, celui qui lui succéderait à sa mort et mènerait leur famille à la réussite, pourquoi pas en envahissant un territoire. Il fallait donc être fort. Il fallait donc être rusé. C'est pourquoi, à défaut d'être le plus fort de leur portée, il l'avait fait basculé, se montrant ainsi supérieur à lui et ne se laissant plus dominer.
Ainsi, si Caïn finissait un peu plus le travail qu'il avait entamé il y a onze ans de cela, alors il s'assurait la victoire tout en condamnant son frère à une infinie souffrance. En mordant aussi profondément, il était venu chercher ses nerfs, pour les réveiller, pour les titiller un peu. Pour lui rappeler que cette patte n'était pas tout à fait morte, qu'elle était encore capable de se faire sentir, et de jouer une gamme de souffrances diverses et variées. Jouissif, que c'était, de l'attaquer ici ! Mais il y avait d'autres choses bien moins réjouissantes que cela. Car en se perdant dans ce détail, en cette satisfaction que de le voir se redresser en boitillant un peu plus, Caïn en avait oublié l’essentiel. Que le combat n'était pas terminé, loin de là. Qu'il n'avait pas encore gagné, que son frère n'était pas encore mort.
Et c'est ainsi que les griffes de son frère vinrent s'enfoncer dans son œil gauche.
La tête de Caïn bascula en arrière, tandis qu'éclatait la cornée, que se déchirait l'iris, que se fendait la pupille, que se perçait le cristallin. D'un mouvement brusque, violent, il se dégagea du coup de son frère, faisant ressortir ses griffes de son œil pour qu'elles viennent alors glisser sur sa joue. Il poussa un hurlement déchirant, témoignant de sa térébrante douleur, qui résonna loin, loin, très loin dans le cimetière, faisant s'envoler les corbeaux spectateurs de leur fraternel combat. Il avait mal. Pire. Il souffrait. Un mal atroce, qui lui faisait vriller le crâne. Il venait de se faire éborgné, il venait de se faire crever un œil ! Son champ de vision venait d'être réduit de moitié. D'un côté, il voyait rouge : rouge comme le sang, rouge comme la colère qui l'ébranlait. De l'autre, il voyait noir : noir comme le néant, noir comme la mort. Mais il n'allait pas mourir. Pas pour ça. Pas maintenant. Il voulait le faire mourir avant, il voulait le tuer, le déchiqueter, éparpiller ses membres au quatre coin de ce lieu macabre où se jouait la symphonie de leurs coups. Alors, malgré la moitié de son visage qui baignait dans le sang et ce liquide noirâtre et visqueux qui composait en partie l’œil, il montra davantage les crocs. La haine. Il avait encore plus la haine. La bave et le sang coulait à ses babines, lui donnant un air d'autant plus fou. La douleur repassa au second plan, et son seul œil désormais valide vu sa pupille réduite à un simple point.
Il allait le crever, ce fils de chien ! Il allait le crever pour ce qu'il lui avait fait !
Dans un hurlement strident, plus semblables à celui d'une bête tout droit sortie des enfers que d'un simple loup, il se jeta sur lui. Il n'avait plus aucune stratégie, ses mouvements étaient désordonnés au possible, le rendant dangereusement imprévisible. Mourir, il devait mourir !! Mais pas tout de suite. D'abord, il voulait que son frère sente chaque partie de son corps, de sa truffe au bout de la queue. Que tout lui fasse mal, qu'il le supplie d'en finir. Même si ça, il ne le ferait jamais, au grand jamais. Les crocs de Caïn tentèrent alors de se refermer juste en dessous de l'échine de son frère, à l'intersection entre son dos et sa nuque. Lui infliger une jolie blessure sans le faire directement saigner à mort, tel était son objectif.
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Sujet: Re: Fatalité [Pv.Abel] Dim 10 Juil 2016, 13:48
Quand il y réfléchissait, ça faisait longtemps qu'il ne s'était pas battu. Ces dernières années, il les avait passées à battre la campagne de sa démarche clopinante, pestant contre ce corps qui tombait en décrépitude sans qu'il n'y puisse rien faire. Il ne chassait même pas, se nourrissant de charognes ou de jeunes lapins trop faibles encore pour pouvoir fuir. Il n'avait pour ainsi dire jamais rencontré d'opposition véhémente depuis des lustres, même les quelques joutes verbales auxquelles il s'était adonné n'étaient pas parvenus à lui faire ressentir autre chose que de vagues sentiments fade et sans saveur. Brusquement, il se retrouvait plongé dans la tourmente et la ferveur d'un combat à mort, sans concessions, sans réflexion, avec juste l'expression de sa bestialité la plus totale.
Et c'était jouissif.
Ses pattes qui martelaient le sol, ses griffes qui s'enfonçaient dans l'oeil de son frère, leurs grognements de rage et de douleur mêlés dans un indicible tourbillon chaotique de violence primaire. Abel n'avait plus conscience de rien, se laissant porter par cette vague sans nom et sans sens qu'il se contentait de ressentir. Il n'avait même plus mal puisque son corps entier était un océan de douleur. Il n'était même plus animé de cette joie crasse et malsaine puisqu'elle était noyée dans le reste, dans le flot constant et incessant d'informations qui venaient à lui.
Il n'était définitivement plus rien. Comme s'il avait jamais été quoi que ce soit.
Quand les crocs de son frère s'enfoncèrent dans sa nuque, Abel ne le sentit pas. Lorsque son corps chut sur le sol, c'est à peine s'il prit conscience que la blessure que venait de lui infliger Caïn était bien plus grave que toutes celles que ce combat lui avait causées jusqu'alors. Il entendit un grognement de douleur sans toutefois prendre conscience qu'il en était à l'origine, comme spectateur lointain, derrière un halo de brume, de sa propre déchéance. Il regardait son frère, au dessus de lui, derrière des yeux vitreux brouillés par le sang qui coulait, la poussière et la salive dont il était recouvert. En un réflexe, il tenta de se relever, mais le bas de son corps ne répondait plus.
Comme s'il avait été lui-même sectionné au niveau de la colonne vertébrale.
C'est alors qu'il eut une violente prise de conscience de la situation. Il était couché, littéralement scié en deux dans la poussière, couvert de sang et de terre, une patte définitivement brisée et toute sensibilité perdue en dessous du cou. Il était vautré aux pieds de son frère, plus infirme qu'il ne l'avait jamais été, plus impuissants, plus misérable qu'il ne le serait jamais. Cependant, si faible et minable qu'il était, haletant et crachant du sang à chacune de ses quintes de toux, il parvenait à soutenir le regard de son frère, ce regard jumeau du sien, ce regard de glace qui transpirait l'ironie, le défi et le sarcasme. Il savait qu'il allait crever ici dans l'indifférence générale sous ce regard borgne.
Et son sourire restait scotché à ses babines.
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Sujet: Re: Fatalité [Pv.Abel] Ven 15 Juil 2016, 23:49
Et comme escompté, ses crocs se fermèrent sur la nuque de son frère. Le gout du sang, à nouveau, qui envahit sa gueule. Ce liquide qui rentre dans ses narines, qui coule le long de son œsophage, qui remplit avec presque écœurement un estomac qui devra digérer un sang si semblable au sien, s'en repaitre, en tirer nutriments et protéines pour recharger sa propre énergie, pour trouver la force de guérir de ses blessures, s'il s'en sortait vraiment. Il percevait ça presque comme de l'auto-cannibalisme. Et c'était délicieux. Son œil fou, son œil droit, le seul qu'il lui restait, observant son cadet se coucher à ses pattes. Voir son corps choir ainsi dans le sol, ses poils ébènes prendre un peu plus la poussière... Jamais il n'avait éprouvé telle réjouissance. A cet instant précis, Caïn se sentit vivant, debout sur ses quatre pattes. Il se sentit fort, grand, puissant.
Il le tenait pour de bon.
Entre ses crocs qui ne lâchaient plus ce corps familier, il avait désormais le contrôle sur la vie ou la mort de ce frère chéri, ce frère détesté. Ce seul et unique frère qui avait un jour compté à ses yeux, parmi tous les autres membres de leur fratrie, issue de portées précédentes, et sûrement suivantes. Les autres n'étaient rien que des inconnus, des individus lambdas et sans importance. Alors, que lui, lui... ! Il l'aimait. Il l'aimait au point où il allait prendre sa vie. Ou plutôt lui offrir la mort, c'était un présent précieux qu'il lui faisait là. Bientôt. Très bientôt. Il aimait aussi ce regard qu'il lui lançait là, maintenant. Ses yeux identiques aux siens, relevés vers le seul qu'il lui restait. Avec leur lueur sarcastique, ironique, emplie de défi. Il allait y répondre, à ce regard. De lumière folle, il y brilla quelque chose d'autre. Un rire, une satisfaction, une certaine joie. Un peu de déception, aussi. Il aurait voulu jouer un peu plus longtemps avec lui. Mais les meilleures choses cessaient toujours trop tôt. Et ce sourire... Il le lui rendit.
Entrouvrant alors la gueule, le loup gris lâcha le loup noir, deux corps insaturés dans un lieu tout aussi peu coloré, ne tranchant avec rien, parfaitement dans leur élément. Il ne le quittait pas des yeux, il ne cessait de le regarder. Ils se ressemblaient tellement. On ne pouvait nier leur fraternité. Il ne l'aurait jamais nié, de toute façon. Si fier d'avoir un frère. Si fier de tuer son frère. De loup, il allait bientôt passer à souvenir. Il adorait l'idée d'être le seul à pouvoir se remémorer sa présence en ce bas-monde, sa vie fade et sans intérêt. Il adorait l'idée d'être le seul à pouvoir l'oublier, lui qui n'avait marqué aucun esprit. Caïn lui offrit un sourire plus large.
Il aurait pu se raviser, encore. Lui tourner le dos et partir, pour ne pas s'abaisser à commettre ce fratricide. Le laisser mourir de ses blessures, car c'est ce qu'il arriverait dans tous les cas. L'issue finale : il était déjà trop tard pour lui, depuis longtemps, depuis le jour où il avait craché du sang. Non. Depuis le jour où il l'avait poussé de la falaise. Son destin avait été scellé à ce moment précis. Ainsi aurait-il pu soulager sa conscience, et s'en aller sans demander son reste, sans terminer son travail. Mais il aimait finir ce dernier, proprement. Et il avait dans sa vie déjà eut l'occasion de tuer un de ses congénères, à deux reprises. A défaut d'être le premier loup à périr sous ses crocs, Abel serait le dernier. Comme le voulait l'adage, il gardait le meilleur pour la fin. Cela avait été le plus beau combat de sa vie, il pouvait bien lui concéder ceci. Il aimait jouer avec ces flammes qui brulaient son âme, ces flammes que crachaient Abel à sa gueule. Les coups s'étaient enchainés, la violence l'avait marqué plus que l'âge. Et maintenant, le combat touchait à sa fin. Un coup de crocs supplémentaire. C'était finit.
Caïn tua Abel.
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Sujet: Re: Fatalité [Pv.Abel] Mar 02 Aoû 2016, 15:00
Caïn sembla hésiter, un tiers de seconde. C'était ce genre de tiers de seconde exponentiel, qui s'étendait sur des heures, des années, à l'instar d'un Big Bang qui distend en permanence le temps lui-même. C'était ce tiers de seconde de froncement de sourcil qui déclenchait les flashbacks impossibles au milieu d'un combat de shônen. Il voyait dans cet œil de glace désormais seul un chaos tourbillonnant quasiment antique, qui l'éloignait du combattant méthodique qui l'avait éjecté de la grotte à flanc de montagne dans laquelle dormait toute la meute, quelques années auparavant. Il y voyait la douleur de cet œil désormais seul, injecté du sang de la souffrance qui mène à la colère. Il y voyait aussi l'amour le plus sincère et le plus juste qu'il ait jamais pu discerner dans aucun autre regard. L'amour à l'égard de ces vrais ennemis, l'amour exclusif qui mène presque à la jalousie tant il est la preuve d'une union éternelle de deux âmes. Caïn avait toujours été présent en Abel, dans sa chair, dans son indifférence au monde et dans ses blessures. De la même façon, Abel s'était ancré de manière indélébile en Caïn, dans sa jalousie à l'égard du plus large d'épaule qu'il faut faire choir pour vaincre, dans sa ruse et dans son sourire narquois. Ils étaient depuis toujours liés par cette rivalité éternelle des frères ennemis, du cultivateur qui jalouse l'éleveur.
Longtemps, Abel avait été persuadé de n'avoir jamais existé pour personne. Désormais, il s'apercevait qu'il avait toujours été, d'une manière ou d'une autre, présent en Caïn, vivant à travers lui, existant par procuration, ne serait-ce parce qu'il en était la moitié. Ils étaient indissociables l'un de l'autre, Caïn et Abel, Abel et Caïn. C'était d'une évidence monstre, désormais, à tel point que le mâle sombre s'étonnait de ne jamais s'en être aperçu auparavant. Certainement l'avait-il toujours refusé, se voilant la face comme pour refuser d'admettre que cette union indélébile et éternelle, gravée jusque dans sa chair, pouvait entraver sa totale liberté. Parce que s'il avait toujours tout fait pour se maintenir à l'écart de ses congénères, il lui apparaissait désormais que les choses auraient de toute façon finit ainsi, quel qu'aurait été le chemin menant à ce combat fratricide dans la brume d'un cimetière glauque. Il avait toujours fait mine d'ignorer que son destin était tracé depuis la fameuse chute qui, en le détruisant, avait fait émerger des ruines de ce qu'il avait été ce qu'il était désormais. Pourquoi serait-il arrivé sur ces terres, sinon ? Qu'aurait-il été faire la nuit, à la Cordillère, s'il n'avait pas eu le but de voir son frère, de le ressentir, de le toucher, de le provoquer ? Pourquoi aurait-il sciemment cherché à provoquer ce remue-ménage dans les tréfonds de son âme s'il avait été réellement indifférent ?
S'il avait toujours fait mine de n'en faire qu'à sa tête, de mépriser les dieux et les loups qu'il jugeait suffisamment faibles pour remettre leurs vies aux mains de telles inepties, il avait en réalité toujours suivi une étoile, ou une présence quelconque qui aurait pu être comparée à une puissance divine. Ses errances solitaires, supposément sans but, n'avaient été que des étapes vers ce combat des origines, vers ce combat archaïque, comme une éternelle marche à rebours vers sa propre conception. Car ce combat était autant celui qui le menait vers sa perte que celui qui façonnait l'être qu'il était, l'apogée, la cerise sur le gâteau, le ciment qui scellait ensemble les briques de son édifice personnel. Il n'était et n'avait jamais été rien d'autre que ce combat, sa préparation, la maturation de la haine sauvage qui allait se déverser sur son frère. En face de lui, le dit frère semblait s'apercevoir de la même chose, du fait que tout était écrit, vu et revu, couru d'avance depuis la seconde où ils s'étaient rencontrés, se pressant contre les flancs de leur mère. Qu'ils n'étaient, l'un et l'autre, que la moitié d'un tout.
L'un comme l'autre ne commençaient à exister que maintenant.
Lorsque Caïn fondit vers sa gorge à découvert, sa carotide prête à accueillir les mâchoires, ce n'était que l'achèvement de sa quête. Quelque part, il avait obtenu ce qu'il avait toujours désiré, l'unique but de son existence. Que s'il avait toujours été persuadé de n'être personne, il devenait quelqu'un maintenant, à cet instant précis, en mourant sous les coups de son frère. Il lui laissait la marque, la Marque de Caïn, la preuve de son passage sur Terre. Il toussa une dernière fois, éructant un morceau sanglant de ce qui avait été un poumon. Le dernier. Le sang s'écoulait de ses lèvres, et son regard de glace devenait vitreux.
Il se sentit partir, le même sourire toujours scellé à ses lèvres. Abel avait gagné.