Retrouvailles [PV Aendil]

Deux années ou presque. Ou moins, Kameo avait perdu la notion du temps au profit de sa survie. Les débuts furent des plus complexes bien qu’elle puisse se targuer d’être une assez bonne chasseuse. Ce n’était même pas le problème en fait. La blessure psychologique l’avait trop profondément atteinte, si bien que la demoiselle avait perdu de sa candeur enfantine. La louve, désormais aguerrie, avait finit par croire en une sorte de malédiction familiale, un cadeau empoisonné des dieux qui les punissaient tous d’avoir espérer être vivant. Les tourments ne cessaient donc jamais d’assaillir sa pauvre caboche sculptée par des temps de disettes. Même ses rêves finissaient par tourner au cauchemar, l’empêchant de trouver toute la quiétude nécessaire à une vie saine. Son regard autrefois pétillant de malice avait fait place à une expression vide et anormalement froide. Quant à ses idées, et bien cela tournait le plus souvent à des envies de mort et de souffrance. Quelque part, la cruauté du monde avait finit par la rattraper.

Ceci résumait fort bien l’état de l’animal blanchâtre.

Vagabondant à la recherche d’une chose invisible, Kam’ avait finit par découvrir plus d’un territoire. Même si sa cervelle ne fonctionnait pas aussi vite que celle de ceux qu’elle appelait jadis père et mère, la solitaire comprit bien vite où était la bouffe.

Pourtant ce jour là, ce n’était qu’un problème secondaire. Le museau bien bas, le canidé longea lentement les rives du delta. Son reflet trouble suivant cette même progression triste et mortellement ennuyeuse. Elle ne daigna pas regarder, de peur de voir un fantôme du passé lui asséner un monticule de reproches. Ses propres prunelles violacées semblaient toujours la juger pour sa bêtise, lui projetant toujours le regard sévère de sa mère. Kameo grommelait dans ses moustaches en voyant les longueurs infinies de ce foutu bras de rivières boueux. Une moue dégoûtée prit la place de celle bien plus fade qu’elle gardait en permanence. Son corps finit par s’arrêter puis elle chercha autour d’elle : aucun signe de vie. Elle était certaine d’avoir entendu un murmure pourtant. Un bref haussement d’épaule puis ses membres reprirent leur cheminement avec autant d’entrain qu’il lui était possible de fournir.

La louve ne remarqua rien d’anormal malgré les hurlements incessant au loin. Ce n’est qu’une fois arrivée à dix bons mètres qu’elle put observer la débâcle maladroite d’un jeune brocard. Le pauvre pataugeait et frapper du mieux qu’il pouvait sa prison poisseuse. Les oreilles de Kameo frémirent à cette simple pensée : un repas copieux et facile ! Elle esquissa un demi-sourire puis s’approcha de sa proie sans discrétion. Deux billes noires exorbitées la toisait, il sentait la menace d’autant plus violente. Le souffle court, il se débattait comme un damné jusqu’à l’épuisement. Pour un peu la chasseuse l’aurait laissé mourir de fatigue dans la mélasse cependant, un soupçon de pitié traversa son esprit.

Une seconde de concentration et elle fit miroiter au cervidé des flammes lui léchant le flan droit. Elle cherchait à le pousser au plus proche de sa personne, histoire de ne pas finir comme lui. Une fois à bonne distance, Kam s’avança et planta sa patte dans l’encolure brune et saisit de ses crocs un des bois pour le tirer hors de son piège. Une fois chose faite, elle ne tarda pas à changer de position pour l’achever. Il manquerait plus qu’il se casse.

Cela faisait un moment qu’elle n’avait pas mangé à sa faim, et pour un peu, elle aurait aimé le manger entièrement tant il avait bon goût. Mais lutter contre la taille de son estomac n’est jamais terrible. Kam’ se prélassa aux côtés du cadavre, comme si elle était en sécurité. Bon elle ne piqua pas un somme mais son museau blanc gondolait de droite à gauche, prêt à finir collé au sol.

Une voix perça l’ambiance lourde du lieu, un gêneur de plus et qui la connaissait. Kameo ne reconnut pas son père immédiatement mais ses oreilles se tournèrent vers l’arrière. Son mécontentement était tellement lisible qu’il l’aurait certainement prit parce qu’il s’agissait de lui. Puis elle tourna le museau dans sa direction. A moitié étonnée, elle dédaigna son paternel en lâchant un bref souffle par ses narines. Sans trop attendre, elle lui lança avec un dédain non dissimulé :

« C’est bien le dernier endroit où je m’attendais à te voir! Je pensais même que tu détestais te salir les pattes. »

Scrutant la moindre réaction de ce vieux loup borgne. Elle faisait même preuve, pour une fois, d’un certain sarcasme qui lui était étranger à son habitude. La jeune demoiselle se leva avec un air défiant, réaction bien plus naturelle pour elle qui revenait à la charge à cause d’Aendil. Puis elle continua ne laissant rien paraître, tentant d’imiter la froideur d’Hlynn.

« Je me porte comme un charme ! »

Son buste bien gonflé, la louve détourna le museau pour le provoquer d’avantage. Peut être plus simple mais pas idiote ou sénile, elle n’avait pas oublié ce qu’il avait fait. Elle n’oubliait pas non plus ce que son engeance lui avait lancé en pleine gueule. Une rancœur profonde mais tout ceci cachait une certaine joie de le revoir.
Et malgré cette belle pose gracieuse, Kam remerciait le ciel d’être sale. La boue cachait bien les quelques cicatrices sur ses membres, et la teinte rouge sur sa tronche masquait à merveille ses joues creusées.

« Que viens-tu donc faire ici, dans ce trou perdu ? T’excuser ? Ou mieux me ramener dans ce clan de menteurs et de traitres ? Ou bien présenter des excuses de la part de ton couard de fils ? »

A quoi bon l’appeler frère, il ne le méritait même pas. L’idée la fit grogner. Lui qui n’était plus qu’un sujet de haine, il ne méritait que le malheur qu’il avait eu. La louve planta un regard hargneux sur l’autre lupin en face d’elle, lui qui ne devrait même pas être là à lui parler.

Il avait beau ne rien laisser paraître, la blessure transpirait par tous ses mots. La louve en avait horriblement conscience, et puis elle le connaissait un minimum depuis le temps pour savoir que ses paroles le touchait. Bizarrement, cela lui faisait de la peine. Comment en étaient-ils tous arrivés à ce point ? Elle ne le savait pas mais le monde était si cruel que ce n’était même plus étonnant. Sa tête se baissa un peu, pour reprendre une allure plus relâchée. Kam’ n’était pas le genre de louve insensible que pouvait être sa mère, elle était bien trop sanguine pour ça.

Alors qu’elle regardait son père dans les yeux, quelque chose la fit sourire. Une chose qu’elle pensait impossible à vivre. Un aveu si touchant qu’elle décrocha un sourire. Sa queue se mit à battre gaiement. Même si c’était trop facile, la demoiselle en avait assez d’être rongée par cette histoire. Inconsciemment, elle voulait réellement recoller tous les morceaux même ceux brisés. Une seule exception, ce frère qui lui paraissait antipathique et puis après tout elle ne savait même pas qui il était et n’avait même pas conscience de son existence. L’exclure de sa vie était une possibilité. Elle répondit sans trop se forcer:

« Bien sûr que je te pardonne, imbécile ! »

Sa réaction n’eut que peu d’importance à ses yeux, elle prit donc sans plus attendre la direction du grand mâle vieillissant. Une fois à sa hauteur, elle plongea tête la première dans son poitrail. En profitant ainsi de toutes ces odeurs qui avaient fait sa jeunesse. Kameo se sentait presque revivre malgré l’amertume qui tanguait encore dans son cœur.

Bien entendu, elle n’oublierait rien mais son impulsivité la poussait à retourner auprès de sa famille. Du moins avant d’avoir plus de remords.