Une de plus, une de moins | Romance

Cela faisait des lunes qu'elle la cherchait.

Elle ne savait pas combien de temps s'était écoulé depuis qu'elle avait reçu sa vision. Imparfaite, floue, succincte, elle ne donnait pas assez d'éléments pour qu'elle puisse identifier sa victime. Au lieu de l'aider, les Errants se montraient de plus en plus impatients, mais aussi de plus en plus cruels envers elle, lui infligeant une torture aussi bien physique que mentale au-delà du supportable. Tatsu était transformée. Si elle s'était déjà amaigrie lors de la prise du poste de Conseiller, elle avait maintenant l'air très malade. Elle avait énormément travaillé sur le remède pour mettre les loups à l'abri d'Everbloom, et en parallèle, avait cherché sa victime. Le jour, elle la traquait, parfois même jusqu'au milieu de la nuit. Elle ne revenait que quelques heures sur son territoire, plus pour laisser des traces de son passage que pour vraiment contribuer à l'effort contre la peste végétale, et repartait immédiatement, incapable de lutter contre la volonté des âmes qui s'acharnaient contre elle. Elle ne pouvait plus être entièrement une Séide. Elle ne pouvait plus vraiment être une Conseillère. Elle n'était plus qu'un outil, et personne en dehors de Valka n'avait connaissance du mal qui la hantait.

On allait probablement la prendre pour une traitresse, on allait croire qu'elle tirait au flanc, ou qu'elle s'apprêtait à déserter. C'était la pire chose que Tatsu aurait pu imaginer, elle qui était si fière et si intègre, et qui avait tellement, tellement d'ambition. Mais à l'heure actuelle, elle n'avait même pas le luxe de s'en inquiéter : elle souffrait trop. Sa vie était en danger, et si elle ne trouvait pas rapidement celui ou celle qu'elle était sensée tuer, elle ne donnait plus très cher de sa peau. Ses yeux ne parvenaient plus à s'ouvrir entièrement. A moitié fermés, ils distinguaient le monde d'une manière floue, et en nuances de gris. Cerclé de profondes cernes creuses teintées de mauve, son regard or et glace ne reflétait plus rien, sinon une profonde lassitude, et peut-être l'envie d'en finir. Sauf qu'elle n'avait même pas de pouvoir là-dessus. Elle était prisonnière. D'une démarche lente, raide et claudicante, elle traversait la Rougelande, après être rapidement passée par le Nasrin pour se désaltérer. Il n'y avait aucune piste de sa cible, aucun indice, aucune trace. Elle avait arpenté tout le territoire à sa recherche, et commençait à se demander si elle ne se trouvait pas ailleurs. Au-delà de Punk Wolf ... Etait-ce seulement possible ? Elle avait toujours cru que le pouvoir des Glowstick se limitaient à cette île, et en était convaincue. Il devait y avoir une autre explication. Peut-être était-elle passée à côté de quelque chose. Peut-être même avait-elle déjà croisé sa victime. Mais manquant d'informations et de précisions sur son identité, elle l'avait peut-être laissée partir ...

Elle marqua un temps d'arrêt, redressa légèrement sa tête et poussa un bref soupir, fermant un peu plus ses paupières lourdes. Plus question de commettre la moindre erreur, désormais, plus de place au moindre doute. N'importe quel être vivant qui passerait un peu trop près d'elle devait être tué. Le peu de conscience qui lui restait lutta contre cet implacable raisonnement : ce n'était pas utile. Elle savait que la fourrure de l'animal était claire, mais pas assez pour être blanche, ou grise. Il ne pouvait pas non plus être noir. Beige, crème, marron, voilà les teintes qui correspondaient plus à celui ou celle qu'elle devait soulager de sa vie. Alors, lorsqu'au loin elle aperçut une silhouette, elle se hâta de se cacher parmi les hautes herbes, et s'avança le plus rapidement et le plus silencieusement possible en sa direction. Pour l'aider à se concentrer, les Errants se turent, et elle bénit cet instant de silence pur. Elle aurait voulu qu'il ne cesse jamais ... Passant légèrement le regard au-dessus de l'herbe, elle détailla l'individu. C'était une femelle. Sa fourrure était très claire, beaucoup trop pour être sa cible. Pourtant, ses griffes s'agitaient sans la terre meuble et froide et tout son corps était tendu comme un arc. La frustration, la colère, la déception l'attaquèrent de toutes parts, et avant qu'elle ne puisse comprendre ce qui était en train de se passer, elle bondit par dessus les hautes herbes et atterrit juste devant la louve, lui barrant le passage. Ses flancs se soulevaient rapidement, au rythme d'une respiration mal contrôlée. Mais elle ne fit rien de plus.

Elle la fixait droit dans les yeux, la gueule entrouverte et les yeux à demi clos.

La moindre petite promenade était devenue une véritable épreuve. Elle savait que son compagnon et son fils étaient plutôt contre le fait qu'elle sorte du camp toute seule - elle avait parfois l'impression d'être redevenue un louveteau e les entendant - mais il fallait bien qu'elle apprenne à se débrouiller avec ce qu'elle avait. Elle se refusait à rester au camp à ne rien faire véritablement. Il y avait de nombreux blessés qui se remettaient de la bataille contre le coeur d'Everbloom, lui avait-on appris lorsqu'elle était rentrée. Elle avait aidé tant bien que mal, mais elle avait besoin de respirer l'air des autres terres du continent, ces odeurs de lui liberté qui lui manquaient. De toute manière, maintenant les risques étaient bien amoindris. Les jungles qui envahissaient les terres s'étaient fanées et se décomposaient lentement. Leur présence marquerait sans aucun doute certains territoires d'une large cicatrice, mais elle ne pourrait que le supposer. Elle ne le verrait jamais.

Elle avait quitté le Creux aux Loups avec prudence, prenant garde aux endroits où elle marchait, aux effluves qui l'entouraient. Son odorat, elle l'avait compris, ne retrouverait sans doute jamais son acuité originelle, et cela posait un autre défi pour la louve grise. Elle pouvait encore sentir les odeurs, parfois certaines pistes récentes, mais toutes les subtilités qui flottaient dans l'air lui échappaient désormais. Elle espérait toutefois pouvoir ramener quelques remèdes dont elle reconnaîtrait les effluves. Histoire de faire quelque-chose d'un peu plus utile pour la meute.

Se dégourdir les pattes lui fit un bien fou et elle inspira profondément, marchant du'n pas régulier, précédé par son entité translucide. Elle s'efforçait de ne l'invoquer que lorsqu'elle était vraiment incertaine du chemin à prendre, préférant pour le moment se débrouiller par elle-même au possible. Elle avait suffisamment arpenté les terres lors de ses cueillettes pour en connaître la géographie et parvenait à peu près à se repérer. Rien que cela était une immense satisfaction. Son esprit retraçait devant ses yeux aveugles les contours des paysages qu'elle avait connus. Par instants, elle mettait de côté sa cécité pour simplement profiter de la promenade, aller s'aventurer dans tel petit recoin qu'elle connaissait. Elle ramassa quelques plantes, mais ce ne serait pas une récole exceptionnelle. Cela viendrait en temps voulu. Peut-être.

Alors qu'elle s'était engagé dans la Rougelande, les hautes herbes lui chatouillant les flancs, elle entendit soudain un bruissement devant elle et s'immobilisa. Il y eut le bruit feutré de pattes sur la terre, le léger crissement des herbes lorsqu'elles touchaient un pelage. Et le bruit d'une respiration aussi, un souffle rapide et saccadé, comme si le loup qui lui faisait face revenait d'une longue course. Il lui fallut de longs instants avant d'identifier son odeur, et elle finit par lancer :

"Bonjour... Tatsu ?"

L'odeur des Séides était bien présente, mais le parfum même de la louve était plus délicat à identifier. C'était une femelle, sans aucun doute - le temps des chaleurs laissait assez peu d'hésitations à ce sujet - et son effluve lui était familier.
Elle espéra fort ne pas s'être trompée, sinon elle tomberait dans une forte gênante situation.

Elle se sentait à l'extrême bord du gouffre.

Silencieusement, elle inspirait de très grandes goulées d'air pour rafraichir son esprit et apaiser la fièvre qui la rongeait. D'un seul coup, les Errants se déchainaient, mais Tatsu n'en était pas la raison. Ils se disputaient. Affamés, certains tentaient de pousser la louve à massacrer une innocente, chose contre laquelle elle se battait de toute la force de son esprit brisé. Les autres tentaient de calmer les ardeurs de ceux qui ne supportaient plus l'attente. Cette attente qui durait bien trop longtemps, et qui parviendrait à son terme une fois que Tatsu aurait trouvé la victime que l'âme errante lui imposait, laissant alors la place aux autres, qui en attendaient, rongeaient leur frein en se déchainant contre les autres, et contre la louve. Finalement, le déluge de violence s'arrêta, et elle put prendre petit à petit conscience de son environnement tel qu'il était, sans être gênée ou troublée. La louve en face d'elle était une Séide. Une Séide qu'elle connaissait. Elle connaissait au moins de nom chaque membre de son clan, mais celle-ci avait une place un peu plus haute que le grade de simple connaissance. La Conseillère se redressa, fit craquer les os de sa nuque en fermant les yeux, comme si elle sortait d'un long sommeil. Elle cligna ensuite des yeux, et ses oreilles tintèrent lorsque la femelle prononça son nom.

Les faits lui revînrent alors petit à petit en mémoire, alors que sa conscience se remettait, lentement, de l'altercation des Errants au sein même de son esprit déjà bien amoché. Romance avait fait parti des loups qui avaient muté. Le coeur de Tatsu se mit à battre plus fort, et l'inquiétude s'empara d'elle. Non, elle n'était pas réputée pour sa compassion et sa douceur, mais cela ne l'empêchait pas de ressentir un minimum d'intérêt pour la santé de ses pairs. L'air un peu plus sévère qu'elle ne l'aurait souhaité, elle finit par répondre à sa camarade, les sourcils légèrement froncés.

- Tu ne devrais pas être ici. Tu devrais être au repos le plus complet.

Sa voix chargée d'échos s'éteignit sèchement, brusquement, comme si elle s'était retenue d'en dire plus. Elle s'assit avec un soupir contrit. Il ne devait pas être facile d'être cloué au sol lorsqu'on était d'un naturel plein d'allant, elle ne pouvait que le comprendre et le reconnaître. Mais Romance ne recouvrerait jamais toutes ses forces si elle ne se reposait pas. Une chose que peu de patients avaient tendance à comprendre. La Rougelande n'était pas si proche de la Cordillère que cela. Encore fallait-il qu'elle soit capable de rentrer toute seule ...

- Comment te sens-tu ? finit-elle par demander. Les remèdes que nous avons mis à disposition t'aident-ils un minimum ?

Puis, ses anciens réflexes prenant le dessus, elle se releva et tourna autour de Romance en flairant sa fourrure, inquiète et suspicieuse, en grommellant des paroles inintelligibles.

Il s'agissait bien de Tatsu. La Conseillère l'accueillit avec un ton sévère,lui donnant encore une fois l'impression d'être un jeune loup qui aurait mis les pattes trop loin et serait revenu au camp avec un bon sermon. Cela ne la mit pas en colère ou ne l'ébouriffa pas - ce n'était pas son style, elle n'était pas susceptible pour un sou. Elle savait fort bien qu'il n'était pas raisonnable d'être sortie, d'être sortie seule de surcroît. Mais les soins dont elle disposait au camp lui avaient permis de se sentir bien mieux. Les quintes de toux et les étourdissements qui la prenaient lorsqu'elle étai revenue, juste après son réveil, n'étaient quasiment qu'un mauvais souvenir. Elle sentait qu'elle ne retrouverait sas doute entièrement sa forme d'antan - elle avait la sensation d'avoir vieilli de cinq ans en l'espace de cette année inconsciente - mais elle ne sentait plus sa santé en danger. Et elle était assez bien placée pour savoir que cela était un signe plutôt bon. Elle avait découvert, à force de pratiquer son art et d'observer ses congénères, qu'elle semblait avoir développé une sorte d'hypersensibilité à la douleur, qui rendaient insupportables des blessures ou maladies que les autres loups supportaient sans broncher. Cela expliquait les quelques houles qu'avaient été les aux et les plaies durant son existence - le souvenir de la naissance de ses enfants était bien aussi douloureux que joyeux. Le fait qu'elle se sente plutôt bien était donc chez elle un signe extrêmement positif. Elle avait toujours des douleurs au niveau des griffes, qu'elle sentait... fragiles. Friables. Comme ces morceaux de roches brillante que l'on trouvait parfois sur les chemins de montagne et qui s'effritaient au toucher.

Elle redressa les oreilles vers Tatsu - du moins dans la direction dans laquelle les bruits laissaient supposer qu'elle se trouvait- et répondit avec un léger sourire :

"J'ai la sensation d'avoir dormi bien trop longtemps déjà, par rapport à vous autres. Il me tarde de trouver une autre activité."

Elle avait eu droit à quelques bribes au sujet des loups qui avaient muté, au fur et à mesure de l'écoulement des jours et de ses quelques questions, mais elle avait pressenti une sorte de tension dans les réponses de ses proches, d'Aristote, de Roy, de Nout. Cela ne faisait certes pas longtemps qu'elle était revenue, à peine quelques jours, mais quelque-chose l'inquiétait dans cette distance soudaine qui s'opérait dès qu'elle évoquait cette période de sa vie. Impossible de savoir pourquoi, elle n'avait aucun souvenir de ce qui s'était passé. Elle avait la sensation d'avoir été endormie, mais n'avait pas véritablement conscience d'avoir "dormi" ainsi pendant une année. On le lui avait dit, donc elle le savait. Mais on aurait tout aussi bien pu lui dire un jour, une lune ou dix ans, elle n'aurait pas vu la différence.

Tatsu s’enquit de son état, et de sa satisfaction quant aux remèdes que les guérisseurs du clan lui proposaient. Romance n'avait aucun reproche à faire à quiconque sur ce point, d'abord car il aurait été très mal aimable de reprocher quoi que ce soit à ceux qui s'occupaient d'elle et des autres malades, et ensuite car on s'occupait parfaitement d'elle malgré la surcharge de travail qu'il devait y avoir en ce moment au camp entre les malades revenus à leur état normal et les graves blessés de la bataille contre Everbloom. Elle n'avait pas encore pu rendre visite à sa fille Maisie qui se trouvait apparemment dans un état très critique. C'était peut-être là une bonne occasion de demander des nouvelles, puisque c'était Tatsu qui l'avaiit prise en charge lors de son arrivée, d'après les dires de Roy.

"Bien mieux, je te remercie." Répondit-elle "La toux et les malaises ont presque disparu, et j'apprends doucement à ne plus utiliser mes yeux."

Alors qu'elle allait enchaîner en demandant quelques informations au sujet de Maisie, elle sentit Tatsu s'approcher d'avantage, comme soudainement nerveuse. Ses pattes bruirent sur la terre autour d'elle, en mouvements circulaires. Romance se figea, renonçant à essayer de la suivre poliment du museau. Elle sentit la truffe de la Conseillère frôler son pelage tout neuf, et ajouta doucement :

"Quelque-chose te dérange ?"

Il n'y avait aucune méchanceté ou provocation dans sa voix, seulement une interrogations sincère sur ce qui pouvait provoquer ce soudain changement de comportement.

Elle n'écoutait pas vraiment ses justifications.

Elle était agacée. Depuis l'apparition des premiers symptômes de la contamination des plantes sur les vivants, Tatsu avait travaillé d'arrache-pied. Elle avait arrêté de compter les nuits sans sommeil et les journées passées à travailler sans jouir du moindre repos à élaborer un remède assez puissant et efficace pour contrer les effets de la maladie et épargner un maximum de vie. Everbloom était mort depuis très peu de temps, et les mutant avaient retrouvé leur conscience dès sa chute. Il était beaucoup trop tôt pour les considérer comme guéris. Elle n'en avait parlé à personne, mais elle doutait même qu'ils puissent entièrement se remettre de ce qui les avait consumés. Il resterait toujours une part de corruption dans leur être, elle en avait la certitude. La Conseillère toisait toujours Romance avec sévérité, mais ne lui répondit pas tout de suite. Elle eut la courtoisie de l'écouter, bien que ses mâchoires étaient serrées, que ses babines remuaient imperceptiblement, comme si elle se retenait de lui couper la parole, et que ses oreilles orientées vers l'arrière trahissaient sa tension.

Dans son observation presque frénétique, elle perçut encore les signes du mal. Le pelage qui par endroit avait déserté la peau, rouge et squameuse. Des décolorations, ou une pigmentation anormale. Les griffes qui, même si elles avaient été rendues luisantes par les remèdes, demeuraient fragiles et tintaient étrangement au toucher. Tatsu finit par reculer en secouant la tête de gauche à droite, comme si elle répondait par un refus catégorique à une question muette. Finalement, Romance lui demanda si quelque chose la dérangeait. Elle s'arrêta net et tourna vivement la tête vers elle. Visiblement, elle ne comprenait pas.

- Oui, évidemment ! répliqua t-elle d'une voix un peu trop forte. Tu n'as pas l'air de te rendre compte.

A vrai dire, Tatsu était un peu dépassée. Comment ne pouvait-elle pas voir ? Elle l'avait toujours prise pour quelqu'un de responsable. Elle poussa un profond soupir pour évacuer l'agacement et la colère qu'elle ne voulait pas déverser injustement sur Romance. Quoique. Elle l'aurait probablement mérité. Son but n'était pas de la brusquer, mais de lui faire prendre conscience. D'ordinaire, elle aurait plaqué celui qui refusait de comprendre contre le sol et l'aurait menacé. Mais il s'agissait là de quelqu'un de souffrant. Elle ne pouvait pas avoir recours à des mesures aussi ... Drastiques.

- Ce n'est pas parce qu'aujourd'hui, tu te sens bien, que tu es forcément remise. Tu viens de commencer ton traitement. Ton organisme en profite et puise dans cette énergie nouvelle pour se défendre. Il a donc un regain. Mais ce regain va rechuter au bout d'un moment, lorsque ton corps aura absorbé tout ce qu'il aurait pu, et tu seras alors de nouveau faible. Si tu gaspilles déjà l'énergie fraichement acquise, tu ne seras jamais remise sur pattes pour de bon.

Elle appuya sur ces derniers mots.
Ce n'était pas de la cruauté, ou une colère gratuite. Tatsu s'inquiétait pour ceux qui avaient muté. Elle ne voulait pas perdre encore le moindre membre de sa meute, et pour cela, elle devait s'assurer que les patients prennent leur traitement et se reposent. C'était comme veiller sur une portée, et la louve n'avait absolument pas le temps pour ce genre de choses. Elle fixa Romance, tâchant de faire passer le reste du message par un regard qui en disait long. Elle termina sur une note plus légère, en pointant les oreilles vers l'avant.

- Je ne t'interdis pas non plus de sortir. Mais il faut que tu restes près du repère. Dans les montagnes, sur les plateaux, ou à l'orée des Bois de l'Oubli, mais pas plus loin. S'il t'arrivais quelque chose, si tu avais rapidement besoin de l'assistance des Savants et que tu te trouvais ici, on ne pourrait rien faire pour toi. Tu as beaucoup souffert, et tu reviens de loin, je le sais. Tu as besoin de respirer, de vivre et de te changer les idées. Mais fais le de manière raisonnable. Je ne voudrais pas devoir enterrer à nouveau un membre honorable de notre tribu.

Effectivement, la tension qu'elle avait perçue chez Tatsu ne se fit pas prier pour soudainement expulser tout ce que la louve avait sur le coeur. Sa voix, quelques instants auparavant d'une froide sévérité, emplit l'espace en forts éclats, alors qu'elle servait à la grise un magnifique exemple de sermon. Romance ne broncha pas et la laissa exprimer tout ce qu'elle voulait lui dire. Elle eut la brève pensée que bien d'autres guérisseurs auraient pris la bouche de se voir ainsi réprimandé sur quelque-chose qu'ils avaient vécu et pratiqué toute leur vie durant, qu'ils avaient expérimenté de toutes les manières et dans toutes les situations possibles. Mais pas elle. Comment pouvait-elle en vouloir à Tatsu de s'enflammer ainsi ? Ceux qui étaient restés conscient durant la terrible année qui avait précédé devaient avoir eu la vie bien plus dure que ceux qui, comme elle, avaient tant soufferts qu'ils s'étaient effacés du monde pour un temps.
Elle savait par les loups auprès desquels elle avait glané des informations sur ce qui s'était passé, par les souvenirs qu'elle avait de ses quelques semaines conscientes dans la Mine, que la conseillère avait énormément oeuvré pour combattre le mal qui rongeait les terres, alors que leurs Alpha étaient divisés entre une Paprika malade elle aussi et un Leemoncello fraîchement revenu et qui ne s'était pas attiré les faveurs des loups par son absence. Il n'était alors resté que Tatsu pour prendre la relève, pour s'assurer que le clan ne sombrerait pas dans le chaos. Elle comprenait qu'elle devait être fatiguée. Fatiguée de devoir faire tant et que des loups comme elle ne respectent pas à la lettre toutes les consignes pour qu'ils guérissent, vivent, et que l'on efface peu à peu les horribles souvenirs des événements passés. Romance le comprenait très bien. Elle se contenta d'écouter la tirade de la louve crème sans un mot, sans qu'aucun signe d'agacement ne vienne troubler son attitude. Elle s'attendait presque à ce qu'elle la traîne jusqu'au camp, qu'elle lui bondisse dessus pour extérioriser encore cette sorte de frustration qu'elle semblait exprimer.

Romance savait ce que venait de lui dire Tatsu - et elle lui fut muettement reconnaissante pour l'appellation de membre honorable, percevant derrière le voile de colère qui recouvrait ses paroles une lueur sincère. Elle avait déjà guéri tant de blessures et de maladies que même si celle-ci lui était inconnue, elle savait comment cela fonctionnait. Dans un autre contexte, la scène aurait presque pu être amusante. Après tout, Romance avait assisté à la naissance de Tatsu, sombre épisode de l'histoire de Valka, et aujourd'hui c'était cette même louve qui venait lui faire des remontrances comme elle en ferait à un enfant. Oui. Cela aurait presque pu être drôle.

"Je le sais, Tatsu. Je le sais." Répondit-elle doucement, sans aucune once d'animosité. "Ton inquiétude me touche, mais pour le moment je me réjouis d'être encore simplement en vie. Nous nous réjouissons tous que les malades soient revenus parmi nous."

Car elle savait que c'était une chose qui n'avait pas de prix. Elle se demanda s'il était déjà arrivé à la louve sable de frôler ainsi la mort. De fermer les yeux sans savoir s'ils s'ouvriraient de nouveau, ou bien si le temps de tous les adieux était venu. Même si le changement était subtil, quelque-chose changeait à cet instant aux yeux de celui qui le vivait. La vie, revenue, avait une saveur plus accrue. Oh, bien-sur qu'elle n'ignorait pas qu'il lui faudrait se remettre complètement - si tant était que cela s'envisageait - pour pouvoir de nouveau vivre au quotidien comme elle le faisait auparavant. Mais en cet instant, elle était encore dans une sorte de gratitude surprise d'avoir simplement survécu. Ce n'était pas la première fois qu'elle touchait de si près le voile qui les séparait de l'au-delà. Bien plus jeune, elle avait manqué de rejoindre ses ancêtres lors de la guerre contre les Precursors, qui lui avait valu la terrible blessure dont la cicatrice barrait encore sa gorge.

"Ne t'inquiète pas pour moi. D'autres loups méritent bien d'avantage notre inquiétude."

Ce n'était pas une sorte d'apitoiement avec cette fausse noblesse d'esprit dont certains pouvaient user pour redorer leur image. Non, c'était tout simplement ainsi qu'elle voyait les choses. D'autres loups étaient plus jeunes, étaient plus importants et étaient dans un état bien pire que le sien. Et la malédiction qui l'habitait pouvait se faire malédiction pour ce qui était de prévoir quand quelque-chose n'allait pas chez elle. Elle ne s'inquiétait pas, elle connaissait ses limites. C'était donc avec une calme certitude qu'elle avait posé ces mots.

"On m'a dit que tu t'étais occupée de Maisie lors de son retour de la bataille." Continua-t-elle, puisque la pensée lui venait. "Je t'en remercie. Roy m'a dit dans quel état elle se trouvait, je suis heureuse qu'elle aie eu la chance d'être entre tes pattes."

Elle ne savait trop s'il s'agissait d'un don ou d'une pratique assidue, mais Romance reconnaissait le talent de Tatsu dans l'art de la guérison. Elle avait une manière plus froide et méthodique de traiter ses patients, mais d'une efficacité à toute épreuve et qui ne souffrait généralement aucune remise en question. Roy avait confirmé ce qu'elle avait elle-même constaté au fil des années, lui qui avait vécu aux côtés de la Conseillère les lourdes épreuves que leur avait infligées Everbloom.

L'insubordination.

C'était un mal courant chez les Séides, un mal que Tatsu aurait bien voulu éradiquer si elle en avait eu le pouvoir. Même si elle avait une certaine autorité, elle n'était pas Alpha. Alors, même si l'envie de définitivement rentrer dans le lard de Romance se faisait irrépressible, elle s'en retînt à grand peine. Son échine était maintenant hérissée, et elle ne déployait aucun effort pour la faire retomber entre ses épaules. Elle écouta Romance en tombant des nues face à son indifférence à ses paroles. Un grand froid prit place dans l'esprit de Tatsu. Très bien. Si son souhait était d'écourter davantage sa vie, elle la laisserait faire. Elle avait bien d'autres chats à fouetter.

A force de prêter l'oreille à sa tirade, la Conseillère se mit à penser que dans le cas de la louve grise, ce n'était peut être pas de l'insubordination. Non, finalement, son état d'esprit ressemblait plutôt à une forme de sénilité. Elle ne se rendait pas compte - absolument pas compte - de ce dont elle était revenue. Elle ne comprenait pas qu'elle était encore en danger. Elle ne prêtait aucun intérêt aux remarques pourtant fondées de sa cadette, qui petit à petit, vis son intérêt pour Romance baisser. Elle s'était immobilisée et avait à peine cillé alors qu'elle l'écoutait sans l'interrompre, luttant parfois pour chercher du sens dans ce qu'elle disait. Lorsque le silence revînt, Tatsu eut un bref souvenir d'une mémoire très récente. Elle mettait un terme à sa rencontre agréable avec Roy, concluant leur échange sur ces quelques mots.

Elle purgera la meute des esprits et corps faibles, et renforcera ceux qui méritent vraiment d'être appelés Séides.

Oui. Toute maladie avait ses effets bénéfiques. Toute épidémie renforçait ceux qui parvenaient à lutter et à s'en sortir. Peut-être devait-elle arrêter de vouloir sauver tout le monde. Peut-être devait-elle laisser la loi de la nature définir les règles du jeu et se réjouir des survivants plutôt que de se lamenter sur les pertes. Peu encline à perdre du temps à essayer de raisonner la vielle louve, Tatsu s'assit avec raideur et posa la queue sur ses pattes. Elle choisit de ne se focaliser que sur les dernières paroles de Romance, et hocha brièvement la tête.

- En effet. Nous verrons bien comment elle réagira au traitement. Il est trop tôt pour statuer sur son état.

Car si Maisie était pour le moment dans un état plus ou moins stable, rien ne garantissait qu'elle le resterait, ou que sa santé s'améliorerait. Tatsu y veillait, toutefois, et allait régulièrement reconsulter sa patiente pour s'assurer que tout allait bien. Une chose était sûre, elle ne la laisserait pas tomber, pas tant qu'elle ferait preuve de sérieux dans sa convalescence.
Mais si elle décidait subitement de suivre la voie de Romance et de tourner le dos à ses conseils ?
Elle la laisserait faire.

Elle avait, décidément, bien mieux à faire de son temps que de le perdre.