La nuit était puissamment éclairée par la lune, ronde, brillante, inondant le paysage alentours d'argent et de glace. Sa lumière blanche était tranchante dans l'encre nocturne, dessinait sur les arbres, les roches, les chemins des arêtes marquées.
Sur les loups aussi.
Deux en particulier.

Le moment était venu. Cette fois-ci, plutôt que de se rendre directement au temple de la Corneille comme il le faisait depuis tant d'années, l'Oracle s'en était allé dans le sens inverse. Il avait remonté la piste constituée de mille odeurs qui dessinait une route invisible entre l'Eglise et l'entrée du Dédale de son pas mesuré, en silence. Ses yeux clairs balayaient tantôt les alentours, tantôt ses propres pensées. Derrière lui s'étaient éteintes les lueurs chaudes du crépuscule, et son pelage blanc semblait presque luire au toucher de la dame de la nuit alors qu'il atteignait les hautes statues. L'air était frais mais pas encore froid, aussi s'arrêta-t-il ici. Il avait donné rendez-vous à Kerguelen pour qu'elle marche dans ses pas ce jour-là, qu'elle vienne avec lui boire à la Source, voir les vision de leur déesse. Il avait longuement hésité avant de le faire, et quelque-chose en lui s'en voulait un peu de ne pas la laisser reprendre so souffle plus que cela. Hier ils avaient essuyé l'incendie et ses conséquences et accueilli Mido parmi eux. Demain, ils devraient continuer ce qu'ils avaient commencé en déplaçant le Spinosaures de leur terres. Aujourd'hui aurait dû être la bouffée d'oxygène... Mais cela ne se pouvait.

Le destin s'était mis en marche, loin de chez eux, très loin. Et il l'attirait inexorablement. Un pressentiment l'habitait, un peu étrange, nouveau, avec lequel il ne savait trop comment composer. Il avait gardé cela pour lui, tout en sachant que leur déesse le verrait, que peut-être elle aurait un moment ou une pensée qui le conforterait. Il souffla doucement, et un nuage de vapeur s'échappa de sa truffe. La nuit était dégagée, aucun nuage ne venait cacher la tenture sur laquelle étaient accrochées toutes les étoiles. Le regard d'Ajani se perdit dans cette canopée, alors que les pensées allaient et venaient dans son esprit. Il ne revint à la réalité que lorsqu'un bruit de pas familiers se fit entendre, et lui arracha l'ombre d'un sourire avant même que son regard ne croise celui de la responsable.

En la voyant arriver de son pas léger, sous l'éclat de la lune, l'Oracle se fit lui aussi la réflexion qu'on ne voyait pas souvent la Colombe de sortie une fois la nuit tombée. Si lui-même dormait peu et était souvent à arpenter leur territoire après le coucher du soleil, c'étaient là des moments qui souvent n'appartenaient qu'à lui. Il lui arrivait de croiser d'autres Nakhus, mais peu d'entre eux étaient des oiseaux nocturnes. Il accueillit son étreinte avec la chaleur candide de celles qu'on de si proches amis. Les années avaient passé si vite, cela faisait si longtemps déjà qu'ils cheminaient côtes à côtes qu'ils se connaissaient bien. Ils connaissaient leurs forces et leurs faiblesses, comprenaient l'équilibre précaire sur lequels ils devaient veiller, avaient dû faire face aux mêmes incertitudes et aux mêmes préoccupations. Il posa une patte sur son épaule et laissa filer un instant, profitant de sa compagnie, laissant son aura se charger de la simple joie d'être avec une personne chère. Puis il s'écarta pour lui lancer un regard bienveillant.

Il leur restait encore quelque distance à faire avant de parvenir au temple, et ce n'était pas pour rien qu'il n'était pas allé jusque là. Il souhaitait avoir un instant pour parler à la louve grise avant que tous deux ne se retrouvent face à Yurai. Ils en avaient si peu eu le temps ces dernières semaines, avec tout ce qui s'était passé. Le coeur des Nakhu saignait encore des événements qui les avaient secoué, leurs pensées étaient sans cesse pressées par de nouvelles choses à faire, à comprendre, à appréhender. Ils étaient à une époque charnière de leur histoire et le moindre faux pas ne leur était pas permis.

Il l'invita à marcher à ses côtés dans l'air frais de la nuit. Devant eux, non loin, se dressait la calme silhouette du temple. D'aucuns le trouvaient intimidant ou froid, mais pour eux il faisait partie intégrante de leur maison, il était familier et chaleureux. A pas mesurés, ils s'approchaient de l'ombre qu'il projetait pour les accueillir.

"J'aimerais te dire quelque-chose, avant que nous y allions." Lança-t-il doucement en posant son regard clair sur elle.

Il ne savait trop comment le dire et, même s'il était persuadé de faire le bon choix, il y avait toujours au fond de lui la petite crainte qu'elle ne soit pas du même avis. Il avait souvent été jugé pour ses actes de jeunesse, par bien des loups. Tant que ceux à qui il tenait le soutenaient, il n'en avait cure. Mais c'était chose bien différente de voir dans les yeux de quelque-chose que l'on veut faire sourire une franche désapprobation.

"C'est à propos des Raeders." Continua-t-il sans tourner autour du pot. "Ils sont venus me demander mon aide pour comprendre un message leur étant destiné, et je crois... Je crois qu'alors Mido m'a soufflé son soutien." Il se souvenait de ce sentiment d'une voix prédatrice, de crocs près de son oreille, bien avant l'incident de la Bibliothèque. "Ils ont découvert que celle qu'ils vénéraient, Ceto, n'était pas leur allié. Maintenant ils doivent affronter sa furueur, et je dois les aider."

Il y avait bien des raisons à cela.
Parce que certains d'entre eux étaient ses amis. Abysse notamment, mais également Ann.
Parce que l'une des personnes qui avait le plus compté pour lui, sa jumelle, avait été Raeder.
Parce qu'il voyait là la conclusion de ce pourquoi il s'était battu toute sa vie d'Oracle durant : qu'avec l'aide de ces Continentaux qui les méprisaient d'ordinaire, les pirates pouvaient repousser le mal qui les rongeait. Et qu'avec cela viendrait enfin la Paix.
Parce qu'une partie de lui reconnaissait avoir fait une erreur en participant au rituel et au vol des coeurs, qui avait provoqué ce déferlement de haine ; et cette action lui apparaissait comme un repenti personnel.

"Ils ont déposé leurs enfants sous notre garde, pour que nous veillons sur eux tandis qu'ils iront face à elle. Ils ont construit une tour dont la lumière devait s'allumer lorsqu'ils en auraient besoin."

Il laissa échapper un soupir silencieux, en hochant la tête.

"J'ai vu lorque nous sommes revenus du temple de Mido la lumière allumée. Ca a déjà commencé."

Il jaugea du regard la récation de la louve grise. Il espérait qu'elle comprenne, et craignait qu'elle lui en veuille de laisser les Nakhus sous sa responsabilité - même si elle était désormais partagée avec Lestat et Nocera - le temps qu'il se rende là-bas.

"Je partirai à l'aube, et j'espère vous revenir vite."

Ces derniers mots lui coûtèrent, peut-être parce que lui même en doutait. Mais il ne voulait pas inquiéter la Colombe outre mesure - bien qu'il ne désirât pas lui cacher qu'il prendrait des risques. Mais il était temps pour lui de montrer au monde que se battre pour ceux qui avaient si longtemps été tenu à l'écart était la bonne chose à faire. Qu'il n'avait pas peur d'aller se battre à leurs côtés en arborant la couleur de la Corneille.
Que la Terre et la Mer n'étaient pas des ennemis.

La première phrase de son amie ne fut pas pour exprimer son désaccord. C'était déjà une bonne chose. Même s'il n'ignorait pas la délicatesse de Kerguelen, et la propension qu'elle avait à toujours prendre soin de ne blesser ni par les actes ni par les mots. Si elle devait être opposée à cette idée, il ne s'attendait nullement à être froidement accueilli ou à se prendre une franche réprimande.

"Ceux qui le peuvent." Répondit-il doucement avec un petit pincement au coeur. Hedwige s'en était occupée un peu avant de disparaître dans les étranges circonstances qu'avaient été celles de son enlèvement. "La nuit, ils dorment avec les autres au dédale, et accompagnent nos jeunes dans la journée."

Il n'avait pas de nom précis en tête parce qu'il faisait confiance aux siens pour ne pas abandonner à leur sort les petits pirates. Pour un temps, ils faisaient partie de leur grande famille ; et les autres membres de la famille n'étaient pas du genre à ne pas prêter attention aux leurs.

Les mots qui suivirent étaient sincères et sonnèrent étonnemment juste aux oreilles du lion blanc. Il vit dans le regard de la Colombe qu'elle s'inquiétait pour lui plus qu'elle ne désapprouvait sa décision. Elle aussi avait vécu des choses difficiles ces dernières années - certaines en sa compagnie - et l'amour qu'elle portait aux siens la poussait sans nul doute à se faire du mouron pour chacun d'entre eux. Son rang d'Oracle ne le dispensait en rien - et il en était touché - de cette attention. Il ne répondit pas immédiatement, se contentant de s'approcher pour poser sa tête contre l'épaule de la louve, les paupières closes, en un remerciement muet qu'il n'aurait pas de mots assez jolis pour exprimer.

"En quelque-sorte, oui." Souffla-t-il après un instant, et ses yeux se rouvrirent au-dessus de son épais museau.

C'était sa dernière bataille. Après il aurait fait ce qu'il avait à faire, ou du moins ce qu'il pouvait. Il ne s'attendait pas à rester fringant et énergique jusqu'à la fin de ses jours - il avait vu vieillir Volstein et savait qu'il devrait petit à petit laisser s'éteindre la flamme qui brûlait en lui pour laisser un placide océan de sagesse le constituer tout entier. Sans doute était-ce le destin de tous les Oracles Nakhu, l'aboutissement d'une vie entière à sans cesse chercher le meilleur chemin. Il eut un petit sourire.

"Ensuite je te promets que je resterai tranquille." Ajouta-t-il, un peu taquin.

Puis à sa demande de rester prudent, il répondit doucement :

"Je ferai de mon mieux."

Il ne voulait pas les rendre malheureux, ceux pour qui il comptait, ceux qui comptaient pour lui. Ou leur rendre la vie encore plus difficile qu'elle ne l'était suite aux derniers événements. Il reprit sa marche tranquille, restant toutefois proche de la louve grise, leurs épaules se frôlant de temps à autre à mesure qu'ils approchaient du temple. Avant qu'ils n'y entrent, il demanda :

"Comment vas-tu, toi ? Depuis... Depuis tout ça ?"

Son regard clair se posa sur elle. Lui-même avait été secoué physiquement et psychologiquement par tout ce qui s'était passé, avec la sensation de ne pas pouvoir reprendre sa respiration au propre comme au figuré. Même si cette soirée-là faisait partie de ses devoirs d'Oracle, il y voyait enfin une parenthèse, un moment apaisé au milieu du chaos. Qu'en était-il de Kerguelen ? Sa vie à elle aussi avait été bouleversée, et peut-être même celle qu'elle entretenait avec Lestat suit eà sa nouvelle nomination. Il avait conscience, parfois un peu tristement, que les choses ne seraient plus jamais les mêmes. Mais c'était là aussi l'une de leurs forces ; ils avaient toujours accepté le changment autour d'eux, le changement de leur monde, et continuaient d'y avancer en répandant la paix et la douceur. Même si ce n'était pas toujours la plus aisée des choses.

Cette fois-ci, son sourire fut plus franc, chargé de reconnaissance.

"Merci." Répondit-il simplement.

Ils entrèrent dans l'ombre du Temple alors que la lune disparaissait derrière lui, l'auréolant de blanc. Déjà les yeux du lion blanc s'habituaient à cette nouvelle pénombre et le décors autour de lui prenait la teinte violacée des abords de la fontaine. C'était comme une métaphore de leur vie ; lorsque l'obscurité venait, il leur restait toujours la lumière de la Corneille pour les guider, pour éclairer les ténèbres, depus le fond de leur coeur. Encore quelques pas, et sous leurs coussinets la terre se changerait en pierre pour franchir la haute porte de l'Eglise.

Il sentit la légère hésitation avant que Kerguelen ne réponde à sa question, et la comprit. Ce n'était pas toujours chose facile de dire ce qui n'allait pas. Ils avaient bien plus l'habitude de distribuer des paroles d'affection et d'espoir, eux encore plus que les autres de par leur position dans la meute. Ils devaient la porter haute, cette torche de l'espoir, cette croyance inébranlable en leurs valeurs et en leur déesse. Il n'y avait qu'avec leurs proches qu'ils pouvaient s'ouvrir un peu plus sur les pans assombris de leurs vies. Mais il comprendrait si elle ne désirait pas lui en parler, ou pas complètement. Parfois les choses étaient simplement trop difficiles à exprimer, parfois ce n'était pas le moment. Lui-même avait souvent besoin d'une longue réflexion pour poser les bons mots et choisir le bon chemin lorsqu'il était incertain, blessé, perdu.

Elle répondit pourtant avec sincérité, et toujours ces paroles qu'elle avait si délicates, pour exprimer si joliment les choses. Il l'écouta sans mot dire, avec attention, et ne put qu'approuver sa conclusion. Parfois, il avait l'impression que la louve sans oreilles était plus prcohe des valeurs Nakhus que lui, comme une incarnation par instants de Yurai en mortelle. Si lui incarnait - jusque là tout du moins - l'autorité au yeux des autres clans, il savait que Kerguelen était bien plus que lui le symbole de leur meute. Il était confiant sur ce qui allait se dérouler ensuite, dans les instants mais aussi les jours, les semaines, les mois à venir.

"Oui, toujours." Répondit-il avec un hochement de tête, alors qu'ils franchissaient la porte du temple.

Sans hésiter, il prit les devants et se dirigea non pas vers la fontaine colorée devant laquelle les Nakhus venaient si souvent. Non, il prit le passage à demi dissimulé entre les colonnes et les ombres, qui descendait en pente douce jusqu'à l'endroit où se trouvait la Source. L'eau froide et glacée, dans laquelle se reflétait comme par magie l'éclat de la pleine lune, l'habitait d'un éclat argenté. Il avança le museau vers l'onde et la lapa une fois, rompant son immobilité presque irréelle pour y dessiner de larges cercles. Puis il se recula d'un pas et fit signe à la Couturière de faire de même.

De son côté, il s'allongea non loin et posa la tête sur ses pattes. Ses paupières se fermèrent sur ses yeux clairs, en même temps qu'il expirait en silence. Il laissa ses muscles se détendre et ses pensées s'organiser autour des grandes interrogations qu'il avait. Mais une sorte d'exhaltation occupait son esprit - même s'il n'avait pas de doute, l'instant était important. Sa respiration devint plus régulière. Il se présentait devant la Corneille en toute conscience de ce qu'il allait prendre comme risques. Et il ne voulait pas laisser les Nakhus démunis. C'est pour cela qu'il n'était pas seul.
Mais Elle, il ne doutait pas qu'Elle le sût déjà.