Dust [Pv. Roy]

Le blanc était revenu de bon matin de son errance prudente et silencieuse dans les terres. Il s'était coulé, invisible, le long des parois rocheuses, le museau auréolé de vapeur dans le froid matinal, et avait rejoint sa tanière sans que personne sans doute ne s'en aperçoive. Il fallait dire qu'il n'y avait plus grand monde au camp qui aurait pu de près ou de loin se soucier de lui - et au fond, il se demandait s'il ne trouvait pas cela mieux ainsi. La mort d'Anthem l'avait ébranlé bien d'avantage qu'il ne l'aurait cru, sans qu'il ne sache trop car il s'agissait du premier membre de sa famille qu'il perdait vraiment, ou bien car cela sonnait comme l'ultime coup de sa liste d'échecs de ces dernières lunes. Il avait espéré que cette promenade dans l'air glacial lui aurait tiré quelque peu ces idées noires de l'esprit, mais ça n'avait pas été tellement le cas. Et il se savait de constitution fragile, aussi n'avait-il pas pris le risque de prendre un trop gros coup de froid.

Les températures avaient chuté manière drastique ces derniers jours et ils sentaient venir un long hiver. Même les hautes silhouettes des plantes d'Everbloom étaient désormais bordées de givre au petit matin. Même si cela ne semblait aucunement influer sur leur vivacité, cette vision de l'écoulement habituel des saisons avait quelque-chose de rassurant, comme si malgré tout ce qui leur était tombé sur le museau, le temps continuait sa marche, la vie avançait toujours même à tous petits pas. Mais le blanc avait eu du mal à se convaincre de ce côté positif. C'était comme si un voile gris, maussade, avait recouvert son champ de vision, avait embrumé ses pensées. Il n'avait plus envie de rien, et pourtant ne pouvait vraiment le montrer puisqu'on avait tout de même besoin de lui. Il avait vaguement espéré croiser les traces de sa mère en s'aventurant dans des lieux où la jungle était un peu plus épaisse. Mais en vain. De toute façon, il ne savait plus vraiment si c'était une bonne idée ou non. Car il était évident que c'était elle qui avait causé tout ce dont il avait été témoin, au mois en partie. Inconsciemment sans aucun doute. Cela lui ressemblait si peu. Il n'avait rien reconnu de sa mère dans la créature qui était sortie de la Mine lors de ce funeste soir. Peut-être n'y avait-il plus rien à reconnaître après tout. Et puis son père n'était plus qu'un fantôme, sa soeur une silhouette triste en détresse amoureuse. Il eut un soupir silencieux et se mit à trier les remèdes qu'il restait dans sa tanière, dans un quasi-automatisme.

Il n'entendit pas arriver Twitchell, non pas car il était songeur, mais pris dans son activité méticuleuse qui lui faisiat oublier un instant, pris dans les gestes répétitifs, les pensées qui le taraudaient. Lorsque la voix du jeune loup résonna, ses oreilles tressaillirent de surprise alors qu'il cessait ses gestes pour soudain revenir à la réalité. Il posa ses plantes et se retourna, les yeux légèrement plissés. Il travaillait depuis bien avant le lever du soleil, dos à l'entrée, et la lumière le prit presque autant par surprise que la silhouette qui se trouvait en contre-jour. Laissant quelques secondes à ses prunelles claires pour s'habituer à la lumière, il fit signe au beige qu'il pouvait entrer, naturellement.

"Bonjour." Répondit-il "Non, aucun soucis, tu peux entrer."

Il se demanda pourquoi il était venu. Son regard entraîné de Savant remarqua le pelage un peu hirsute de ses pattes. S'était-il blessé lors de son intervention à la Mine . Il avait été u héros ce jour-là. Roy prit soudain conscience qu'il ne lui en avait jamais touché un mot alors qu'il fallait bien regarder les faits en face : Twitchell leur avait sauvé la vie à tous ce jour-là. Y avait-il quelqu'un qui avait pris la peine de le remercier ? En tout cas le blanc ne l'avait pas fait,et il en ressenti une pointe de culpabilité. Quel égoïste il faisait.

Il n'eut pas le temps de lui demander la raison de sa présence que l'autre lui indiqua qu'il lui avait... apporté quelque-chose. Baissant les yeux, désormais parfaitement habitué à la luminosité, Roy constata en effet le bouquet de fleurs blanches posées à ses pieds, ainsi que la carcasse d'une proie qui n'avait nullement l'air contaminée. La surprise se lut quelques secondes dans son regard clair. Il ne sut trop comment réagir. Personne d'ordinaire, ne lui faisait de... cadeau. Ou même venait simplement se préoccuper de son état. C'était déstabilisant au possible, et le blanc mit un temps avant de réagir.

"Oh... Je..." Il chercha ses mots, mais ne trouva rien de plus original que : "... Je te remercie. Elles sont très jolies."

Il se rendit compte qu'il était... touché. Le simple geste du beige le touchait plus qu'il ne l'aurait cru - sa carapace s'étai-elle fissurée à force de coups ?. Il adressa un léger sourire au beige, une expression reconnaissante sur son visage fatigué. Sourire simplement lui fit du bien. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas eu une bonne raison de sourire.

"On peut partager le repas si tu veux ?" Proposa-t-il presque aussitôt, car il se sentirait tout à fait impoli de manger seul devant l'un de ses congénères - question de principe sans doute.

Et cela faisait un moment qu'il n'avait pas mangé en compagnie d'un autre loup. Un geste social d'une simplicité déconcertante, mais il avait été si occupé que les occasions s'étaient raréfiées, pour finalement disparaître complètement. Il faut dire qu'il ne les avait peut-être pas vraiment cherchées non plus. Son regard était revenu chercher celui du jeune loup après avoir contemplé un instant ce qu'il lui avait apporté. Il émanait de lui une telle candeur qu'il semblait presque impossible de l'associer à la vision de la catastrophe dans la Mine, à cet air assuré qui s'était alors peint sur son visage quand il avait pris le commandement de la troupe paniquée. Impressionnant.

"Ce que tu as fait dans la Mine... C'était incroyable." Lança-t-il après un instant de silence. "Nous te devons tous la vie. Merci aussi pour cela."

Il inclina légèrement la tête, avec respect. Sa vision de Twitchell avait changé du tout au tout cette nuit-là.
Sa vision de beaucoup de choses, d'ailleurs.

Son interlocuteur parut avoir une légère hésitation, avant de finalement répondre par l'affirmative à son invitation. Une lueur de reconnaissance s'alluma dans le regard clair du blanc, et il invita son congénère à s'installer au centre de sa tanière, un peu à l'écart des plantes installées sur des étagères de fortune qui grimpaient jusqu'au plafond. Elles donnaient à la tanière un parfum aux multiples odeurs, qui pour Roy avait toujours été celui de sa mère. Il fallait dire qu'à force d'y vivre, les Savants voyaient leur pelage petit à petit s'imprégner de tous ces effluves, qui prenaient peu à peu une place définitive dans leur propre odeur. Un amusant phénomène. Cette pensée jeta un peu plus de grisaille à son moral, mais il s'efforça de n'en rien montrer. Et puis la venue du beige véritablement d'égayer sa journée, en un surprenant retournement de situation. Twitchell répondit avec une modestie qui ne l'étonna que peu à sa remarque sur ce qu'il avait fait dans la Mine. Pourtant, il ne parviendrait sans doute pas à retirer de l'esprit du blanc la vision de ce loup qui avait surgi des ténèbres et pris les choses en main au milieu du Chaos, des cris et du sang. Aucun de ceux qui connaissaient Twitchell n'auraient pu soupçonner une telle action de sa part, et pourtant il l'avait fait. Mais à quel prix possédait-il un tel pouvoir ? Ce n'était pas une question à poser, mais elle ne pouvait s'empêcher de venir lui chatouiller l'esprit. Il semblait y avoir sur cette terre un équilibre qui donnait aux loups un revers de la médaille à leur pouvoir, quelque-chose qui régulait leur puissance- les Dieux, peut-être ? -. Il n'imaginait pas ce qui pouvait contrebalancer une telle puissance.

Les paroles de Twitchell le ramenèrent à la réalité après ce bref instant de songe, alors qu'il lui offrait ses condoléances et lui assurait que Romance s'en sortirait. Une sorte de sourire un peu triste se dessina sur le visage de Roy, et il eut un petit hochement de tête de remerciement. Mais avant qu'il n'aie pu ouvrir les babines, quelque-chose se passa. Le loup beige s'approcha et sans hésitation, l'étreignit doucement. De surprise, les blanc eut une légère crispation, juste sur le coup, à l'instant où leurs pelages entrèrent en contact, où leurs chaleurs corporelles se rencontrèrent dans un toucher dont il n'avait pas l'habitude. Il n'avait jamais beaucoup versé dans les démonstrations physiques d'affections. Quand il était louveteau, même avec Maisie parfois, il se montrait sans doute plus distants que les autres petits. Pourtant la louve grise n'avait jamais semblé lui en vouloir pour cela, et il s'était lui-même poussé à aller la serrer contre lui quand il savait que pour elle, ça n'allait pas fort, car Maisie aimait les réconfortants gestes de ce genre. Mais cela faisait un bon moment, quelques mois, quelques années peut-être même, que personne ne lui avait fait de démonstration d'affection à ce point. Pourquoi Twitchell faisait-il tout cela pour lui ? Qu'avait-il fait pour que quelqu'un puisse tenir à lui de quelque manière que ce soit ? Sa venue si spontanée, son cadeau, ses mots et cette étreinte inattendue faisaient déborder son coeur, déjà trop plein de tristesse et qui sans doute avait grand besoin d'éponger tout cela. Sa gorge se serra, et la tension dans ses muscles disparut. Il ferma les yeux et appuya sa joue contre l'épaule du loup, l'échine légèrement courbée comme si toute cette peine et ces échecs qu'il avait accumulés lui pesaient ben plus que ce qu'il ne laissait entendre.

"Merci." Murmura-t-il.

Cela ne dura pas longtemps, et dans une sorte de presque-timidité, Roy releva la tête en secouant les oreilles. On aurait pu voir dans ce geste une sorte de gêne, qui trahissait largement le fait qu'il n'avait pas l'habitude d'être tant choyé. Son regard ne croisa pas tout de suite celui du beige, et pourtant ce n'était pas l'envie qui lui manquait. Dans toutes ces ténèbres, Twitchel lui apparaissait comme une lumière, une lueur d'espoir et de candeur. Il avait été toujours de bonne humeur et joyeux alors qu'ils travaillaient ensemble à tenter de guérir Vulkain, et il n'avait pas eu de bons échos de lui que par sa propre expérience.

"Maisie m'a dit du bien de toi." Lança-t-il, tâchant de cacher les notes légèrement rauques de sa voix, encore un peu tâchée de tristesse sous la vague d'émotions qui l'avaient assailli. "Je suis heureux qu'elle t'aie comme ami. Elle a besoin de quelqu'un comme toi."

Lui n'avait pas la chaleur suffisante sans doute pour la réconforter alors qu'elle se morfondait dans la peine.
Lui n'avait pas cette capacité à donner le sourire et à offrir un peu de joie gratuitement et sans rien attendre en retour, à offrir un peu de cet émerveillement que peut-être même il ne comprenait pas tout à fait.

Twitchell eut l'air surpris des ses mots, ce qui étonna presque Roy. Il savait que sa soeur, contrairement à lui, n'était pas forcément du genre à cacher complètement ce qu'elle ressentait et encore moins quand elle se trouvait près de ceux à qui elle tenait. Elle avait sans doute déjà exprimé cette chaleureuse amitié qu'elle éprouvait pour le beige devant lui - enfin, quoi que. Tout ce qui lui était arrivé l'avait tant changée que, parfois, il n'était plus bien sûr de la connaître vraiment. Peut être s'était-elle renfermée d'avantage qu'il ne l'avait cru. Son interlocuteur renchérit aussitôt qu'il appréciait lui aussi la louve grise, et Roy ne pouvait qu'approuver qu'il la trouve courageuse. Sans doute éprouvait-il cela pour les mêmes raison, à savoir car elle avait fait face à son destin et élevé seule Thyara bien que rongée par la tristesse, la peur puis la culpabilité. Une once de colère remua, enfouie sous le gris, dans l'esprit du blanc, mais s'estompa aussitôt. Vestige d'une conversation houleuse qu'il avait eue quelques temps auparavant avec l'individu concerné par cette sale affaire, et qu'il espérait ne plus trop croiser sur son chemin. Mais là n'était pas la question.

Ce fut à son tour d'afficher une légère surprise - bien moins manifestée que celle de Twitchell quelques instants auparavant mais bel et bien présente - lorsque ce dernier se mit à le complimenter, comme ça, sans prévenir aucunement. Roy n'avait pas exactement l'habitude de recevoir des compliments - pas plus que des fleurs, des câlins ou des condoléances, c'était décidément une journée à marquer dans l'histoire du blanc - et il ne sut encore une fois pas trop comment réagir. S'il en fut légèrement gêné, il n'ne montra en revanche rien, et décida de rebondir sur la dernière phrase de la tirade de Twitchell, qui concernait leurs parents. Certes, elle était également chargée en choses sympathiques sur Maisie et lui, mais lui permettait de dévier légèrement de manière à ne pas laisser trop poindre son malaise. Il ne s'était jamais trop posé la question de savoir si son père était fier de lui, il devait se l'avouer. Il avait choisi de suivre les pas de leur mère, timidement imité par sa jumelle, et avait trouvé dans son travail sa voie, cette recherche de la perfection qui lui allait si bien. Il se souvenait de son apprentissage avec des notes plutôt positives, mais sa mère était si douce avec tout le monde qu'il ne pouvait vraiment dire qu'il avait senti de la fierté en elle.
Et puis de toute façon, comment être fier de lui désormais, maintenant qu'il avait raté tout sur tout.
Il n'avait même pas réussi à la guérir elle.

Il haussa les épaules, s'efforçant de ne pas prendre une mine trop sombre malgré l'ombre qui s'était dessinée dans son regard à ces pensées. Au même instant, une voix au dehors l'appela, familière. Il dressa les oreilles et son regard s'accrocha à la lumière de l'extérieur et à la silhouette qui venait de se dessiner dans l'entrée de la grotte.

"Excuse-moi de te déranger." Lança la louve caramel, en saluant les deux mâles d'un signe de la tête. "C'est... à propos d'Aristote."

Un tressaillement agita les oreilles de Roy. Son père s'était lui aussi rendu à la Mine et avait assisté à l'échappée de Romance, transformée en monstre, ainsi qu'au chaos qui avait régné ce soir-là. Ramené par Ieno au camp, Roy s'était aperçu lorsqu'ils étaient tous revenus, l'air maussade et la gorge serrée, qu'il était terriblement souffrant. Il lui avait ordonné de rester dans sa tanière tant qu'il ne serait pas guéri, mais le loup blanc ne l'entendait pas forcément de cette oreille. Le Savant eut un léger signe de la tête lui aussi et lança :

"Je te rejoins."

Puis, alors que la louve faisait volte face et disparaissait à l'extérieur, il se releva et adressa un regard désolé à Twitchell.

"Je dois y aller." Lança-t-il "Merci... Merci pour tout. Prends soin de toi et tu peux revenir... quand tu veux."

Son regard croisa celui du loup beige, et un étrange pressentiment le saisit. Il lui semblait que s'il quittait maintenant sa compagnie, il ne la retrouverait plus jamais. Ils avaient fait, discrètement, un petit morceau de chemin ensemble, depuis ce jour où il avait décidé seul de le libérer au milieu des Séides malades et lui avait donné sa confiance pour qu'il leur vienne en aide. Le loup qui se tenait devant lui avait la même candeur que celui à qui il avait ouvert la porte, et pourtant, il lui semblait à la fois totalement différent.
Il inspira en silence, alors que leurs yeux restaient accrochés quelques secondes encore, et sans que Roy ne puisse se défaire de cette déchirante impression. Mais tout cela ne dura que peu de temps. Très peu de temps.
Lorsqu'il fit volte-face, l'écho de ses paroles semblait encore résonner dans la grotte.

Prends soin de toi mon ami.