Dust it off - Libre.

[Antidaté aux alentours de mai / juin]


D'un geste qui devenait habitué, Mildred débarrassa de ses pousses de branches le jeune tronc qu'elle avait ramené avec elle pour qu'il soit le plus lisse possible.
Entre ses crocs elle le reprit ensuite pour le traîner derrière elle à travers les troncs plus âgés et toujours debouts qui constituaient les sous bois, son fardeau imprimant sa cicatrice dans le sol en retournant la terre.

Arrivée devant chez elle, elle relâcha le morceau de bois et prit une pause pour observer l'avancée de ce qui était en construction depuis peu de temps et qui se bâtissait à son rythme avec l'aide de Narcisse.
Et si lui avait d'autres activités et du temps à dispenser ailleurs, en ce qui l'a concernait... C'était à peu près sa seule activité. Qui avait le mérite de l'occuper autant physiquement que mentalement.
Pendant qu'elle choisissait les arbustes à utiliser et qu'elle s'occupait de les ramener, la louve ne pensait à rien d'autre qu'à la tâche en cours. Comme si l'effort physique avait pour pouvoir de canalyser l'esprit et de le laisser au repos, ce que la déambulation ne faisait pas - bien au contraire.
Alors jour après jour, elle continuait ce travail et elle goûtait à ce sentiment si différent des effusions d'émotions noires qu'elle était habituée - et fatiguée de supporter.

Ici, elle faisait quelque chose. Quelque chose de concret et qui avançait sans malheur et sans encombre, pour la première fois depuis très longtemps. C'était un endroit à elle, qu'elle était libre de développer et d'aménager, et elle avait fini par pratiquement oublier la proximité des frontières Etelkrus ainsi que les fantômes qui rodaient bien plus loin sur le territoire, près de la vasque. Quand elle regardait cette entrée qui évoluait d'une sombre tanière de fortune vers quelque chose de plus structuré, elle se sentait... Bien.
Elle n'était pas certaine de pouvoir résumer ce ressenti dans le terme de paix intérieure - d'une telle sérénité, Mildred se trouvait encore loin et doutait tout simplement d'y prétendre réellement.

Mais ses pensées étaient ici presque apaisées, et des souvenirs plus lumineux que le long tunnel de ses dernières années commençaient à s'y tisser.

Ici n'était pas seulement un endroit qu'elle faisait sien. Ici se concrétisait également une promesse qu'elle commençait à bien vouloir croire, forcée de constater qu'il n'y avait pour le moment pas eu de mensonge.

Qu'elle ne serait pas seule et abandonnée à nouveau.

Les yeux pales de Mildred restèrent fixés sur l'entrée un moment avant que d'un soupir et d'un geste de la tête, elle ne chasse ses divagations pour reprendre ce qu'elle faisait. La louve se pencha pour saisir le jeune tronc dans sa gueule et elle l'amena à l'intérieur, là où il en rejoindrait d'autres le long de la façade.

Redressée sur ses pattes arrière, Mildred poussait de tout son -léger- poids sur le haut du tronc pour l'incruster le plus possible dans la paroi de terre. L'un des travaux préliminaire avait été de débarrasser les murs des roches et des racines qui la parcouraient pour pouvoir mieux y apposer la façade de bois, mais il restait des cailloux oubliés ou des bouts d'arbre récalcitrants avec lesquels elle devait composer.
Assez satisfaite du positionnement obtenu, la disciple de Moiro ramena son corps au sol et s'apprêtait à saisir un bout de ficelle entre ses corps pour nouer le tronc à ses semblables quand une voix la fit sursauter.
Son cœur fit un petit bond malgré elle et elle fit volte-face, dardant son regard froid sur la silhouette non loin de l'entrée et se maudissant de s'être laissée surprendre une fois de plus. Depuis combien de temps l'observait-elle, celle là ?

Mildred fit un pas en avant pour s'extraire de l'obscurité de l'antre et faire face à l'inconnue, le visage fermé.
C'était une louve relativement jeune, au pelage coloré et au corps sanglé de pièces d'armures. De quoi lui mettre la puce à l'oreille, mais l'air qu'elle se mit inspirer pour mieux le goûter acheva de lui donner une réponse - une Etelkru.
Instinctivement son poil se hérissa et ses yeux se plissèrent dans une réaction automatique que les années avaient cultivée, malgré les événements qui avaient peu à peu modéré ses préjugés. À quoi s'attendait-elle, de toute manière, en établissant son lieu de vie si proche de leurs frontières ? Bien évidemment qu'ils seraient nombreux à traîner dans les parages.

La rousse s'efforça de relâcher la tension qui l'habitait dans un soupir avant d'enfin lui répondre d'une voix un peu sèche.

—   De toute évidence, oui. Que veux-tu ?

Même si la jeune louve pastel n'avait pas l'air bien dangereuse et que son approche aurait pu être qualifiée de respectueuse, Mildred ne pouvait s'empêcher d'être sur la défensive.
Après tout, derrière la sérénité qu'elle s'appliquait à vouloir bâtir dans ce recoin, elle se demandait régulièrement quand viendrait le jour où des Etelkrus bien moins amicaux se présenteraient devant sa tanière pour l'en déloger.

Au ton que choisit de prendre l'Etelkru en réponse Mildred leva un sourcil étonné, d'autant plus lorsque le terme de Dame Solitaire et une révérence vinrent compléter son dialogue.
Elle ne pouvait nier un certain plaisir à se voir adressée ainsi, même si sa part de désillusion à la limite de la paranoïa, qui ne rodait jamais très loin sous la surface, lui murmurait qu'il ne s'agissait peut-être que d'une ironie bien dissimulée et que la jeune se payait sa tête.
D'une mâchoire qu'elle serra pour absorber la frustration plutôt que la laisser s'échapper elle chassa ces pensées et se concentra plutôt sur le positif - enfin, jusqu'à ce qu'elle mentionne Mido.

Dans la cascade rapide de ses pensées, le Dieu Vert tenait une place respectable dans les thèmes qu'elle fuyait au quotidien. Elle n'allait jamais de ce côté de la Vasque, là où le lac en croissant de lune qui donnait son nom à l'endroit régnait.
Trop vite, la convergence de souvenirs et de pensées l'amènerait à penser à Isrâ. Ce qu'elle venait de faire à l'instant, n'est-ce pas ?
La louve se mordit la lèvre et plissa le regard, amère.

Heureusement pour l'Etelkru en face d'elle, ce fut un autre sujet qui se trouva abordé quand à la vue de son glowstick, sans doute, fut prononcé le nom de la Tigresse. Mildred se jeta de toutes ses forces sur cette alternative pour canaliser son mental sur le rose étincelant et non le vert lugubre.

Elle redressa le menton et prit un air un peu plus altier, l'air de jauger la femelle multicolore.

—   Et que comptes-tu y faire ? Je crains que ni Mido, ni Moiro n'ait de temps à accorder à ceux qui se montrent simplement un peu trop curieux.

Elle ponctua sa réponse d'une pointe de rictus au creux d'une commissure. Mido plus que Moiro, d'ailleurs, était réputé pour ignorer - ou pire - les loups qu'il ne jugeait pas digne. Il n'apprecierait sans doute pas une simple visite de touriste.
Quant à Moiro... Si elle était moins irascible, elle savait aussi se montrer sévère avec quiconque n'avait pas la valeur nécessaire à ses yeux.

Mildred en avait elle-même fait les frais.

Alors la jeune louve ne cherchait bel et bien qu'une balade teintée d'un peu d'exotisme, à aller voir les temples de Dieux dont elle ne cherchait pas à obtenir les faveurs.
Mildred était mitigée : si certaines de leurs divinités appréciaient l'intérêt des mortels sous toutes leurs formes, d'autres avaient la réputation de se montrer élitistes et de n'avoir de clémence que pour les êtres qui prétendaient à devenir des disciples.
Elle ne put s'empêcher de rouler des yeux à la mention d'Aka, un sourire mi-amusé mi-dédaigneux aux lèvres. L'armure aurait pu y faire penser, mais l'apparence de la louve... Ne lui rappelait pas tout à fait ce que Aka incarnait. Peut être avait-elle des qualités cachées.
Et Mildred ce serait bien plus amusée à l'idée de rencontrer une jeune Etelkru cherchant à donner sa foi à une autre couleur.
Celle-ci allait simplement devenir une Etelkru classique de plus, comme les autres.

Elle parlait plutôt beaucoup, d'ailleurs, cette jeune louve. La première réponse de Mildred fut un soupir audible, comme si les informations qu'elle allait donner ensuite étaient de notoriété publique et qu'elle n'aurait même pas du s'embêter à les donner ; avant de s'asseoir et d'aimablement consentir à répondre à la curieuse.

—  Tu peux tenter ta chance et satisfaire tes petites envies de visite avec la plupart d'entre eux, si tu les respectes et ne les considère point comme des bêtes de foire. Même si tu as déjà choisi à qui devait revenir ta foi, tu peux néanmoins te retrouver dans les valeurs d'autres divinités.

Elle-même avait un jour hésité entre deux Déesses, et le nombre de Temples dans lesquels elle était rentrée s'élevait à trois.

—  ... Mais si j'étais toi, je serais attentive à bien me renseigner sur chacun d'entre eux. Certains sont réputés pour réserver quelques surprises aux mortels s'ils se sentent importunés.

La louve ponctua sa phrase d'un sourire entendu, s'amusant de maintenir un flou autour du Dieu auquel elle pensait tout particulièrement.

A la mention de la Tigresse du charme, la louve releva un peu l'encolure, comme pour mieux faire briller avec fierté le rose à son encolure. Puis elle réalisa que quelque chose qu'avait dit la jeune n'allait pas tout à fait. Le Dieu de l'intelligence des Nakhus ?
Mildred fronça les sourcils, perplexe. Si par Dieu de l'intelligence, elle mentionnait bien Mido - car il n'y avait aucune autre divinité qui pouvait le mieux correspondre à cette épithète... Alors la jeune Etelkru était-elle assez peu cultivée au point de se tromper sur l'allégeance des Nakhus ? A cause de leur bibliothèque, peut-être, que l'on rattacherait plus facilement à Mido qu'à la Corneille.
Mais l'autre option était aussi que Mildred pouvait ne pas être au courant d'un changement. Que peut-être le Raptor avait rallié la meute de la Corneille, après toutes ces années passées sans clan de rattachement. La louve ne savait ni quand ni pourquoi cela ce serait produit, mais dans tous les cas... Elle n'était pas au courant. Isolée comme elle l'était désormais, cela n'avait finalement rien d'étonnant : elle aurait très bien pu manquer une telle information.

Seulement, l'idée de se retrouver brusquement en situation d'infériorité vis à vis de la jeune Etelkru lui déplaisait fortement. Si jusque-là, elle incarnait la vétérane détentrice de connaissances sur le monde et de la sagesse de son vécu, elle se retrouvait désormais potentiellement plus ignare qu'une adolescente sur un point d'importance. Et il était hors de question de lui poser la question pour savoir qui d'elle ou de l'inconnue était dans le flou ou dans l'erreur.
Peu importait : elle ignorerait simplement cette partie du dialogue et se renseignerait d'une autre manière. La jeune parlait tant et si bien qu'elle avait au moins posé une autre question, une à laquelle elle pouvait répondre sans mal.
Mildred desserra ses mâchoires, qu'elle n'avait pas eu conscience de contracter, et lissa son visage sur un air neutre et un peu impérieux.

— Ao la Dragonne, Déesse de la force mentale, était la troisième divinité qui formait le triptyque des Lazulis, le clan dans lequel je suis née.

Elle redressa encore un peu plus le buste pour se donner un air altier.

— Mon père Gloriel, Alpha de la meute, en portait la couleur.

L'image du vieux guerrier n'avait pu s'empêcher de s'incruster dans ses pensées à la mention de la Déesse bleue, souvenir usé et toujours chargé de mélancolie. Et dans son ombre et les fragments de souvenirs entremêlés surgissait également le visage de Méridor.
Mais en parler de cette manière à voix haute, espérait la louve, occuperait son esprit ailleurs qu'à sombrer dans son passé - et laisserait à la gamine l'occasion de rebondir pour garder à distance les fantômes hurlants.

Un étonnement sincère éclata sur le visage de l'Etelkru déjà à la découverte de cet autre clan, puis au fait qu'elle n'avait visiblement pas compris qu'il s'agissait là du passé, et Mildred ne put s'empêcher de rouler des yeux en lâchant un bref mais audible soupir. Leur clan était-il vraiment si rustre pour laisser des enfants sans éducation aucune de leur Histoire et du passé de ce continent ? Certains d'entre eux n'étaient pas idiots, pourtant.
Mais il fallait croire que pour une bonne partie, l'ignorance était un refuge confortable et se soucier de ce qui les avait précédé n'aurait été que du temps perdu à ne pouvoir rouler des mécaniques.
Comme Mildred était cependant d'une - rare - humeur patiente, elle s’empressa de répondre, non sans une certaine sécheresse dans le ton qui, elle l'espérait, ferait bien comprendre à la prétendante d'Aka son exaspération.

— J'ose espérer que si un autre clan majeur partageait encore ce Continent tu serais au courant, vu ton âge. Non, les Lazulis n'existent plus depuis de nombreuses années.

Toute la jeunesse de ton clan est-elle aussi sotte que toi ?
Elle ne cessait en tout cas pas d'être bavarde, et de nouvelles questions fusèrent. Les yeux de Mildred se plissèrent alors qu'elle ne sut vraiment quelle émotion prenait le dessus face aux remarques de la louve pastel. Il y avait une fierté un peu puérile à ce que son ancien titre d'héritière ressorte aussi spontanément, mais aussi un certain agacement aux justifications que balbutiaient l'Etelkru. S'il s'agissait certes de compliments, la disciple de Moiro percevait surtout une énième démonstration d'inculture dans l'habituel raccourci visant à résumer la Tigresse au seul attrait pour le physique.
L'ex-Lazuli redressa un peu plus l'encolure et le menton pour se grandir, les yeux plissés et la queue agitée de quelques battements secs.

— Moiro ne s'intéresse pas qu'à la couleur des pelages et aux jolis bijoux, tu sais. Beaucoup semblent oublier qu'en tant que Tigresse, elle est redoutable en bien des points. Il faut une personnalité fine et affûtée pour compter parmi ses disciples, et nous autres ne nous laissons pas faire si facilement. Nous sommes loin d'être inaptes et stupides.

Elle appuya tout particulièrement sur le dernier mot en laissant son regard critique vissé sur l'étrangère.

Soit la jeune louve était particulièrement à l'aise avec l'auto-dérision et ne se vexait de peu de choses, soit elle était un cas encore plus désespéré que ce que Mildred avait cru au premier abord.
Ou bien elle acceptait comme une vérité évidente qui n'avait pas même besoin d'être réfléchie le fait que ce n'était pas par un cerveau lumineux qu'elle s'illustrait, et se complaisait très bien dans cette situation. L'observant avec un sourcil haussé et sans savoir quoi répondre à cela dans l'immédiat, s'attendait plutôt à une autre question plus ou moins bancale, la rousse eut finalement la - bonne - surprise de la voir amener l'échange sur sa fin.
Non sans une dernière interrogation cependant.

Elle resta d'abord interdite devant ce qu'elle considérait être une proposition absurde, doublée du fait que l'Etelkru avait utilisé le mot repasserai comme s'il s'agissait d'une évidence que son chemin l'amènerait devant sa porte à nouveau ; avant de se fendre d'un éclat de rire bref et sec qui se rapprochait davantage du dédain que d'un véritable amusement.

— Ce n'est pas la peine, je n'ai pas besoin d'intermédiaire pour honorer ma Déesse. Tâche seulement de ne pas te faire tuer.

La dernière chose qu'elle laissa entrapercevoir de son visage, avant de reculer puis de se retourner vers l'obscurité de son antre pour laisser l'étrangère reprendre sa route, fut le léger sourire railleur et mystérieux qui le barrait.

Puisse-t-elle se rappeler que les divinités n'étaient pas des attractions touristiques, mais des entités puissantes qu'il valait mieux ne pas considérer à la légère.