Dessin d'un lendemain | Jagh

Elle se demanda ce qu'elle faisait ici.
Les événements qui avaient marqué sa vie durant les jours et les semaines précédents avaient complètement accaparé son esprit, et c'était presque par surprise qu'elle se retrouvait seule face à ce lieu qui avait tant changé l'existence de tous les loups du continent. Le matin était étonnement clair, portant avec lui autant d'espoir que ce qu'elle portait désormais en son sein. La promesse d'une vie nouvelle. Elle inspira profondément, dans le silence de l'aube naissante. Etait-ce une sorte de curiosité qui l'avait poussée à porter ses pas ici, en ce lieu qui avait nommé comme par mauvais augure la Plaie du Monde ? Non loin se dressaient, ombres dans le jour naissant, les ruines de ce qu'avait été le Palais. Les lieux étaient méconnaissables, et de ce qu'avaient été les plaines verdoyantes qui entouraient l'ancien édifice ne restait qu'une immensité au sol stérile, à la texture entre le sable et la poussière. Les pattes ornées de cicatrices de la louve caramel étaient déjà tâchées du gris-brun morne qui en faisait la couleur.

Elle s'avança doucement, son regard clair parcourant les alentours avec attention. Une étrange paix l'avait envahie et se montrait persistante, comme si elle voyait véritablement le monde à travers les yeux sages d'un disciple de la Corneille. Elle n'avait pas encore eu beaucoup de nouvelles des loups qu'elle connaissait - à part d'un - et seules les rumeurs lui permettaient de savoir à peu près où chacun avait décidé de diriger ses pas. De sa famille, il ne restait plus grand chose. Sa fratrie toute entière avait disparu, sauf peut-être Nout, qu'elle avait aperçu lorsque les nouveaux clans s'étaient formés. Elle avait perdu une à une ses attaches, et avançait désormais presque trop librement. Le souvenir lointain de celle qui avait sa grande amie d'enfance, Skrunkie, lui arracha un demi-sourire attristé. Elle ne s'était jamais vraiment remise de la déchirure de sa disparition, et n'avait jamais retrouvé pareille complicité avec un autre loup. Une oreille à laquelle elle pouvait raconter ce qu'elle vivait, ses joies comme ses peurs, ses ambitions comme ses doutes. Elle avait éprouvé un trop grand respect pour son mentor Aristote pour en venir à une telle relation, et celle qu'elle entretenait avec Aurélion était... différente.

Une onde de bonheur la traversa à la pensée du loup gris. Un rêve trop longtemps rêvé et qui ne prenait vie qu'aujourd'hui. Son sourire se fit plus tendre, et elle continua son avancée d'un pas léger, dans les brumes qui surgissaient de larges crevasses dans le sol. Cette fumée était des plus étranges. Elle était froide, ce n'était ni de la vapeur ni la fumée qui accompagne les flammes. Une sorte d'instinct la poussait éviter autant que possible son contact presque mordant. La dernière trace de leur combat contre celui qui n'avait plus voulu d'eux sur la terre qui était la leur. Elle louvoya donc entre les irrégularités du sol et les nuages blanchâtres qui flottaient ça et là.
Soudain, elle distingua à travers les écharpes de brume une silhouette claire, aux contours familiers. Elle redressa les oreilles, et s'avança dans sa direction.

« Dessin d'un lendemain

« Jagh & Morokei.

Il n'y avait, dans ce nouveau monde, pas de place pour le loup blanc et vert. Tous les chamboulements, les réorganisations, les remises à zéro de tous les compteurs, tout ça ne changeait strictement rien pour Jagh. Il avait perdu sa place le jour où Carmen était morte. Il avait eu beau faire il avait été un piètre grand frère d'adoption, il n'avait jamais su attirer le regard des louves qui avaient pu l’intéresser et même Grimm l'avait délaissé pour la possibilité de vivre avec une copine. Il se retrouvait seul. Encore une fois. Ne méritait-il pas un peu d'attention ? N'était-il qu'un faire valoir que l'on oublie dès qu'il n'a plus d'utilité ? Bon, il était amer mais d'un autre côté, il ne pouvait évidemment pas en vouloir à Grimm d'être amoureux et comprenait parfaitement ce qu'il se passait dans la tête du rat de bibliothèque pour être passé par là. Il savait bien que son amitié avec l'Archiviste était plus solide que ça, mais ça restait douloureux de se voir reléguer au rang de plante verte, même l'espace de quelques semaines. Le guerrier soupira avant d'étira sa nuque sur les côtés. A force d'être tendu et en colère il en avait mal aux cervicales et devenait irascible. Pas top comme façon d'être avec des nouveaux compagnons de meute. D'ailleurs il n'était même pas sûr de rester là... Après tout, la seule personne qui l'avait retenu auprès d'un clan c'était Grimm, ce dernier légèrement occupé, Jagh se retrouvait à se demander pourquoi diable devrait-il rester dans un clan où il n'avait aucune attache. Plus de famille, pas de dieu en qui prier. Evidemment, le mâle blanc respectait énormément le panthéon, mais il ne s'était jamais senti appeler par l'un d'eux et se sentait donc, encore une fois, exclu d'une communauté.

Mentalement, le canidé se demanda s'il ne répétait pas un schéma traumatique. Après tout, il avait été abandonné par sa mère alors qu'il n'était pas sevré. Carmen lui avait raconté la façon dont elle l'avait recueilli. Puis sa mère adoptive était parti en donnant naissance à Heinrich. Frère avec qui il n'avait jamais réussit à se lier. Il s'était épris d'une femelle déjà prise comme si inconsciemment il cherchait à se faire rejeter. Et puis il y eu cette étincelle pour la Noroi adulte et indépendante qu'il avait pourtant connu gamine. relation vouée à l'échec puisqu'il ne pouvait se permettre de côtoyer une si jeune louve, aussi intéressante et adorable soit-elle. Pas vrai ? Là encore il se questionna. Peut-être qu'il avait laisser faire cette attirance tout en sachant que cela ne donnerait rien ? Se faisant ainsi briser le coeur une énième fois ? A tout bien y réfléchir, sa relation exclusive et étrange qui le liait à Grimm, son plus tendre ami, quoi que non amoureuse était aussi une forme d'auto destruction, parce qu'il savait bien qu'un jour le mâle beige trouverait une femelle qui le ferait vibrer et passerait moins de temps avec son vieux pote. Jagh était jaloux de cette louve Solitaire. Et pourtant, il n'en voulait qu'à lui-même de s'attacher ainsi à des fantasmes irréalisables qui a chaque fois, le renvoyait creuser la tombe de son propre bonheur. De ce fait... Il se sentit quelque peu soulagé de faire cette constatation. Après tout, si ces déboires sentimentaux lui tombaient dessus aussi souvent, c'était bien la faute de sa mère biologique, qui, la première, s'était complètement débarrasser de lui... C'était bien connu, tout était toujours de la faute de la mère. Et les mères étant en général des femelles, cela revenait à dire que les femelles étaient les fruits du démon. Viles sorcières.

Alors qu'il arrivait à cette conclusion grotesque, une silhouette sombre se détacha derrière les volutes de fumée qui piquaient la truffe et les yeux humides de Jagh. Il grommela parce qu’elle venait vers lui et qu'il ne tarda pas à la reconnaître. C'était Morokei, la tante de Grimm. Louve douce et sympathique quoi que peu bavarde. Enfin il n'en savait rien, il l'avait très peu fréquenté chez les Séides puisqu'elle était archiviste et lui gabelou. Elle lui paraissait gentille. Et ça le rendit plus grognon encore quand il se dit sue du coup, elle devait vachement bien caché son jeu. Mégère. Malgré tout ce cheminement de pensé abracadabrant et son envie puissante de donner un coup de patte dans ce nouveau monde qui n'apportait rien de bon et pas de nouvelle chance pour lui, il salua poliment la louve brune qui avait le mérite de l'avoir cherché alors que la fontaine de Mido implosait avant l'apocalypse. Aimable harpie.

« Salut ! »

Même en faisant des efforts, il resta un peu maussade. Mais bon, il allait faire mieux. C'était pas la peine qu'elle subisse sa mauvaise humeur. Il était pas comme ça...

Entre les volutes de fumée se dessina la silhouette claire de Jagh. Un loup qui ne faisait pas exception et dont elle ignorait la nouvelle allégeance. Aucun lueur colorée ne lui donnait un indice sur la question, et les meutes n'avaient pas encore assez de fragrances pour être aisément identifiables. En ce qui la concernait, le fait qu'elle arbore toujours la couleur violette illuminant une perle de son bracelet était un message assez clair. C'était presque étrange de le croiser là. Elle avait l'impression que sa vie avait changé autant que la face du monde ces derniers temps. Quelques lunes auparavant encore, c'était la vision d'Aurélion qui lui semblait un rêve lointain. Aujourd'hui, c'était d'avantage le souvenir du dernier jour de leur ancien monde qui lui paraissait presque irréel, lorsqu'elle avait accouru à son hurlement déchirant pour le tirer des marécages où se trouvait le temple de Mido. Elle le vit comme une ombre qui surgissait d'un passé qu'elle avait l'impression d'avoir laissé derrière elle pour quelque-chose de plus beau, un avenir qui enfin ne la laisserait pas dans les ombres. Par instants, lorsqu'elle se sentait si heureuse qu'elle en devenait euphorique, l'âme d'Etheria lui envoyait quelques ondes en tentant de la raisonner. Mais celle qui habitait sa conscience n'était pas parvenue à faire redescendre la louve chocolat de ce nuage sur lequel elle flottait depuis ce fameux soir avec Aurélion, comme si elle était revenue à cet âge passionné de l'adolescence.

Elle nota cependant la mine plutôt fermée du loup blanc, même lorsqu'il la salua avec toute la politesse qui seyait tout individu courtois. Il fallait dire qu'elle ne l'avait jamais vraiment vu avec une mine heureuse - elle le réalisait maintenant. Au camp, elle l'avait aperçu déchiré lorsque Thyara était partie, puis bien sombre au coeur d'une tempête, et enfin dans une sorte de désespoir déchirant lors de la destruction du temple de Mido. Elle réalisa, dans une pensée brève, qu'elle ne se souvenait pas s'il avait possédé le glowstick du Raptor lorsqu'ils faisaient encore partie de la même meute. Cette constatation leur asséna en pleine face le fait qu'elle connaissait bien peu les loups avec qui elle avait vécu pourtant toute sa vie. Peut-être n'avait-elle jamais réussi vraiment à s'intégrer parmi les Séides, ou ne s'était-elle pas remise de la disparition de Skrunkie puis de celle d'Aristote, et de sa mère Plume Blanche. Elle avait eu des attachements très exclusifs et qui l'avaient laissée démunie et bien seule lorsqu'ils avaient décidé de disparaître. Puis il y avait eu les loups qu'elle avait simplement croisés et qui, peut-être, auraient mérité un peu plus d'attention de sa part.
Ce loup blanc qui ne semblait jamais être heureux, par exemple.

"Bonjour Jagh." Répondit-elle en le gratifiant d'un sourire. "Quelle bonne surprise."

Sa voix était sincère. Elle éprouvait une réelle chaleur au coeur à croiser quelqu'un.... d'avant, malgré l'étrangeté de la situation.

"Comment se sont passé tous ces changements pour toi ?" Fit-elle un peu plus doucement en s'arrêtant à quelques pas de lui, dans une distance très socialement respectable mais qui invitait à la conversation.

Après tout, l'ombre de la Thyara partie et de la destruction de leur monde qui semblaient tant l'avoir touché planaient encore au-dessus d'eux, et le feraient encore bien des années avant que ne s'estompent les ombres du passé.

« Dessin d'un lendemain

« Jagh & Morokei.

Ou peut-être que si. Peut-être qu'il devenait comme ça. Peut-être bien qu'il serait désormais un grincheux qui passerait ses aigreurs sur ces vicieuses femelles, cause de tous les maux du monde. Ou du moins de son monde. Parce que, que pouvait-il bien répondre de sympathique à une sibylle dépourvue de bienveillance qui enfonçait ses griffes dans un coeur déjà piétiné ? Infâme vipère. Bien sûr il fallait qu'elle insiste sur la douleur qui restait au creux de son ventre et qui chaque nouvelle journée le rendait plus sombre et plus grossier. Comment se sont passé tous ces changements pour moi ? Ne voyait-elle pas que toute lueur d'espoir avait vidée ses prunelles de miel ? Ne voyait-elle pas son corps encore raide des blessures du combat contre Cronos, amaigris et aux poils ébouriffés ? Ne voyait-elle pas ô combien cette question crispait chacun de ses muscles ? Bien sûr que si, forcément, elle devait bien le voir. Et si elle lui sortait l'excuse du rideau de fumée qui leur grattait la gorge et leur piquait les yeux, et bien... Elle n'aurait pas tort. Mais n'empêche qu'elle restait une louve turpide. Il n'avait pas confiance, il ne voulait plus se risquer à avoir confiance en quelqu'un, à croire qu'on puisse ne pas lui vouloir plus de mal encore. Qu'avait-il fait aux Sept pour que son karma soit si mauvais ? Jagh serra les crocs, la colère le faisait se lamenter sur son sort. Il n'aimait pas se plaindre. Il ne le ferait plus. Il devait décider aujourd'hui et maintenant comment il allait gérer son avenir aussi austère qu'un désert. Aujourd’hui était le premier jour du reste de sa vie. Le mâle blanc et vert soupira et redressa un peu le museau. Il ne se laisserait plus blessé par qui que ce soit. Il ne se laisserait plus toucher par les agissements et les mots de ces abjectes colombes. Tout n'était que mensonge pour mieux l'asservir.

« Aucune place ne me convient encore. »

Même s'il commençait à détester tout le monde et en particulier les représentantes du sexe faible, il gardait certaines valeurs d'une moralité exemplaire. Haïr ses congénères ne le ferait pas devenir menteur ou hypocrite. Il n'allait cacher ses humeurs. Peut-être un peu son tout nouveau mépris, le temps de faire la transition, le temps que tous le prennent pour un loup grincheux et insignifiant et donc qu'on finisse par lui foutre la paix. Ainsi il n'aurait même pas être désagréable. Il n'en avait pas envie au fond... Mais cela faisait bien trop longtemps qu'on ne le respectait pas. Bien trop longtemps qu'il n'avait aucune espèce d'importance pour personne. Maintenant c'était son tour, et il comptait bien renvoyé la patte non tendue. Les yeux fatigué du Garde sans glowstick s'agrippèrent au sourire de la louve brune. Franc ou calculateur ? Qui était-elle vraiment ? Douce et discrète ou sournoise et venimeuse ? Comme il se trouvait en pleine transition, et qu'il ne savait même pas vraiment s'il désirait réellement remballer tout ces congénères canins, il hésita à répondre à cette marque enjouée. Finalement ses zygomatiques travaillèrent un peu, rendant à ses prunelles d'or quelques étincelles de vie.

« Mais tu semble radieuse.»

Il restait un bon observateur et comprenait fort bien que Morokei avait, quand à elle, trouvé le bonheur dans ce grand chamboulement de semie-apocalypse. C'était quand même un comble ! Un mâle doux, patient, attentif et du genre jovial qui se retrouvaient à compter les écueils affectifs alors que chacune de ces fourbes chipies pleuraient l'inexistence des vrais princes charmants des contes de fées. Elles étaient vraiment des mégères sous une robe de candide pucelle. Pernicieuses comédiennes.

Elle ne sut décrypter ce qui brillait dans le regard du loup blanc qui lui faisait face. Un mélange compliqué qu'elle ne parvenait pas à comprendre. Ses prunelles étaient aussi indéchiffrables qu'avaient pu l'être celles de son paternel. A cette pensée, l'esprit d'Etheria eut comme un hérissement. Elle détestait ce regard. Elle détestait ce qu'elle n'avait jamais su vraiment comprendre. Morokei se fit violence pour ne pas laisser trnapsaraître cette vague haineuse qui la traversa et s'efforça d'en chasser chaque résidu, détournant un instant le regard. Si elle composait relativement bien avec la présence de feu la mère de Romance aux côtés de son esprit, elle demeurait parfois prise de court par l'intensité des sentiments et des souvenirs qu'elle lui faisait éprouver. Et qu'elle ne désirait le plus souvent pas du tout éprouver. Elle avait un a-priori positif sur le blanc, et ne souhaitait absolument pas en changer, bien au contraire.

Ainsi donc, il n'avait pas encore trouvé la place qui lui convenait parmi les choix que leur avait offerts les dieux. Elle en éprouva une pointe de tristesse pour lui. Il était sans nul doute loin d'être le seul au vu de ce qui était arrivé, mais le voir ainsi directement lui faisait réaliser la portée de ce qui s'était passé et continuait de se passer sur le continent. Des loups qui se retrouvaient perdus, leurs origines effacées et leur meute dissoute, obligés de retrouver une place en choisissait qui sa famille, qui son dieu, qui sans rien choisir du tout. Jagh avait été un guerrier remarquable chez les Séides et, malgré sa silhouette qui avait accusé le coup du combat contre le père des Dieux et de la destruction des terres, il demeurait un individu fort. Un bon élément pour la meute qu'il choisirait, sans nul doute.

Il la complimenta de ce même ton qui ne laissait pas paraître grand chose d'interprétable. Elle fut touchée par ce compliment - elle n'avait jamais eu l'habitude d'en recevoir beaucoup, et encore moins depuis qu'Everbloom avait strié ses pattes de larges cicatrices sur lesquelles son poil avait repoussé fin et clair, inégal. Il ne lui restait plus grand chose de la beauté un peu innocente qu'elle avait longtemps eu, lorsqu'elle tressait ses longs cheveux pour aller travailler auprès de son mentor à la Bibliothèque, qu'elle vivait paisiblement aux côtés de sa famille. Epoque depuis bien longtemps révolue. Elle avait parfois le sentiment d'avoir perdu une partie de sa vie. Depuis la fin d'Everbloom où elle avait aidé à trouver le coeur, elle avait vécu en filigrane, solitaire, voyant s'effriter tout ce qui avait toujours constitué sa vie et s'accrochant à un rêve qui aurait pu n'être jamais destiné à devenir une réalité. La chance avait été de son côté sur ce dernier point, mais elle pouvait pas décemment vivre à jamais dans un rêve. Elle avait l'âge suffisant pour comprendre que la vie n'était pas possiblement idéale. Il y aurait encore bien des hauts et des bas. Des déceptions peut-être. Ce fut cette pensée combinée à la présence du blanc qui lui inspira la pensée de l'une d'entre elles. Une potentialité qu'elle devait parer au plus vite. Et il y avait un parfait candidat devant elle.

"Tu finiras par la trouver." Répondit-elle en lui adressant un sourire sincère et chaleureux. "Tu es un loup remarquable à bien des égards. Pas de ceux qui abandonnent."

Le souvenir de ce jour où il avait tenté de porter secours à la fontaine de Mido, alors même qu'il n'en était pas disciple, lui revint. Une action vaine, mais qui avait montré combien il pouvait être attaché à une croyance, avoir foi en quelque-chose. Cela était indubitablement douloureux lorsque cela se faisait détruire sous vos yeux.

"Je te remercie. Je fais partie des chanceux, je crois."

Elle eut un instant d'hésitation, puis ajouta :

"J'ai quelque-chose à te demander. Une sorte de... faveur."

Il lui vint la pensée qu'il la prendrait peut-être pour une demeurée. Si elle attachait au loup des souvenirs positifs et éprouvait à son égard un sentiment dépourvu de toute négativité, cela n'était peut-être pas réciproque. Mais sans essayer, elle ne pouvait en être certaine. Ses prunelles bleues s'accrochèrent à celles du mâle, dans l'attente sa réponse.

« Dessin d'un lendemain

« Jagh & Morokei.

Le retour de compliment le laissa pantois. Il était réellement surpris que la femelle brune puisse penser ainsi alors qu'ils s'étaient si peu côtoyés. Même s'il avait vécu dans une même meute, Jagh s'était efforcé de vivre sereinement, et plutôt dans l'ombre. Se sentir ainsi remarqué, et donc, valorisé, lui apporta une émotion oubliée, à des années-lumières du tourbillon négatif qui le faisait sombrer dans cette colère froide envers ses congénère et plus particulièrement les femelles. Une pointe de fierté le traversa, et lui rappela qu'effectivement, il n'était pas loup à se laisser démonter par les échecs. La jolie harpie aux longs cheveux de neige n'avait pas tort : il s'était relevé à chaque fois qu'il avait trébuché. Pourquoi ne pas pousser sur ses pattes encore pour se redresser mentalement ? Pourquoi ne pas continuer comme il avait toujours fait ? L'idée que peut-être, il aurait pu simplement donner une autre chance à la vie avec ce renouveau des meutes et des territoires, avec cette demie apocalypse qui avaient fait tant changer le monde, le traversa. Il la balaya toutefois rapidement. Il ne voulait plus être de ceux qu'on ignore, de ceux pour qui on a pitié, pour ceux qui restent dans l'ombre et qui attendent leur tour... Cela lui fit prendre conscience qu'il ne voulait pas, du coup, s'isoler et se faire oublier. Non. Il voulait prendre une réelle place pour quelqu'un et au sein d'un groupe. Il voulait devenir important, utile. Plus encore qu'il ne l'avait jamais été. En son for intérieur la colère s'apaisa un peu tandis qu'il plantait ses prunelles dorés dans les yeux clairs de Morokei, il lui offrit même le luxe d'un sourire plus franc, quoi que discret. Il était au moins un peu heureux pour elle, qu'elle ai trouvé son bonheur. Même si elle restait une de ces femelles méprisables. Enfin, il n'était pas sûr. La disciple de la Corneille ne semblait vraiment pas comme la majorité des louves de sa vie. Peut-être avait-il tiré des conclusions trop hâtives ? Peut-être n'avait-il simplement pas eu de chances jusque là en matière de femelles ? Jagh haussa les épaules et redressa les oreilles lorsqu'il entendit la question... réellement inattendue, de l'autre ex-Séide. Un peu méfiant mais brûlant de curiosité, ses yeux ne fuirent pas ceux de la louve.

« Je t'écoute ? »

Répondit-il d'une voix basse. Il supposait qu'il lui devait bien ça. Elle avait été, dans son souvenir, la seule à lui avoir été toujours sympathique au courant de leurs quelques fugaces rencontres. Elle n'avait jamais montré d'hostilité, de colère ou de rejet envers lui, alors il pouvait bien accepter de lui rendre un service. Ce serait sa façon de s'acquitter de l'ancien monde. Il rendrait la sympathie à Morokei à travers cette faveur, et repartirait d'une bonne patte vers un avenir si ce n'est plus radieux, au moins moins grisonnant ! Finalement, il se surprit à penser que toutes les femelles n'étaient pas des démons mais que certaines pouvaient être des muses. En tout cas, la brune Nakhus ressemblait à cela. Elle venait, probablement inconsciemment, de rallumer une petite étincelle d'espoir dans le coeur poussiéreux et las du loup blanc. En même temps, elle était la première depuis sa mère adoptive à lui avoir offert un compliment sans arrière-pensées. Ou alors si ? C'était peut-être sa façon de le mettre de bon poil pour lui demander son service ? Jagh devenait parano avec tout ça. Il fallait vraiment qu'elle trouve de quoi faire taire son cerveau plein de fiel et de ressentiments ! Mi figue-mi raisin, le mâle crêté dansait d'une patte sur l'autre en attendant ce que Morokei voulait qu'il fasse pour elle. A priori, ça ne devait pas être quelque chose d'énorme, après tout il ne se connaissait que de vue et n'étaient même pas amis...

Non, il ne se connaissaient pas tant que cela. Mais ils avaient le mérite de se connaître, au moins un peu, ce qui était une chose plutôt positive en cette ère où tout changeait autour d'eux. Elle savait que s'il acceptait sa demande, il remplirait la mission sans difficultés. Il était bien d'avantage fait pour cela qu'elle, ou même Aurélion. Il avait la fibre guerrière, cette force que l'on sentait plus qu'on ne la voyait et qui était l'apanage des combattants. Son compagnon ne possédait pas ce charme là, même s'il en avait bien d'autres qui l'avaient touchée et fait succomber son coeur. Elle s'en voulut légèrement de ce qu'elle allait dire, mais... si le pire devait arriver, elle voulait être certaine que tout ce pourquoi elle aurait oeuvré ne parte pas aux quatre vents. Il accepta de l'écouter, et une vague de gratitude l'envahit. Ce n'était pas la plus simple des demandes à faire, mais la chance avait voulu qu'elle croise Jagh ce jour-là. Il n'y aurait peut-être pas d'autre occasion, et elle s'accrocha à cette idée pour chasser l'espèce de trac qui l'envahissait. Ses yeux papillonnèrent un instant sur un lambeau de fumée qui passa, plus épais, entre eux, puis revint se ficher dans les prunelles dorées du blanc.

"C'est une demande un peu... particulière." Dit-elle se le ton de la confession.

Elle s'avança vers lui pour briser la distance un peu trop grande qui les séparait et franchir le voile de fumée. Le blanc du pelage du mâle sembla aussi retrouver un éclat plus fort, ses couleurs un vert plus marqué.

"Peut-être l'as-tu remarqué, j'attends des enfants." Continua-t-elle. "Et je suis Nakhu. J'ai choisi cette voie car à mon âge et avec ce que j'ai vécu, je ne me voyais pas en faire autrement. Mon compagnon est de cette meute également."

Elle chercha ses mots en se mordillant les babines.

"J'ai conscience que la voie de la sagesse ne peut cependant correspondre à tous, et je ne veux pas obliger mes petits à se plier à quelque-chose en quoi ils ne trouveraient pas d'harmonie. Je veux qu'ils apprennent à survivre à notre monde, aussi cruel puisse-t-il se montrer. Et pour cela... J'aimerais te demander un service."

Elle s'éclaircit légèrement la voix, que le passage dans la fumée avait rendue légèrement rauque.

"Si l'un de mes enfants décidait que sa place n'est pas parmi la paix des Nakhus, lorsqu'arrivera son premier anniversaire, j'aimerais qu'il puisse venir à toi afin d'apprendre de ton expérience le combat et les arts de la vie. Qu'il trouve sa place guidé par quelqu'un qui sait que la vie n'est pas aussi belle qu'on le croirait aux abords des temples de Yurai, lorsque l'on quitte ses terres sacrées."

C'était dit. Les mots étaient sortis avec plus de facilité qu'elle ne l'aurait cru, avec plus de ferveur aussi. Même si les petits êtres qu'elle portait dans son ventre n'avaient pas encore vu le jour, elle ressentait déjà certaines craintes à leur égard, et un sentiment puissant et inexplicable qui lui nouait la gorge. Peut-être était-cela, cet instinct maternel dont tout le monde parlait en en vantant tantôt les mérites, tantôt les erreurs. Elle n'en était pas certaine.

"Je comprendrais que tu ne veuilles pas." Ajouta-t-elle. "Pardonne-moi si mon approche a été trop brusque, ou si je suis tombée... au mauvais moment."

Elle ne parvenait toutefois pas à regretter d'avoir eu l'impulsion soudaine qui lui avait fait s'adresser à lui. Restait à voir maintenant comment il allait réagir à cela.

« Dessin d'un lendemain

« Jagh & Morokei.

Jagh ne pu cacher sa surprise sur ce coup là. Il s'était attendu à beaucoup de choses, mais certainement pas à ce que la louve, ancienne congénère Séides, ne lui mette un potentiel avenir de ses futurs enfants entre les pattes. Il s'agissait là d'une preuve de confiance qu'il n'aurait jamais pu soupçonner. Et qui, contre toute attente, résonna dans sa poitrine comme un coup de fusil. La détonation lui arracha un sourcillement, et la chaleur l'emplit petit à petit à partir du sternum. Était-ce cela que l'on ressentait lorsqu'on était reconnu pour ses valeurs ? Lorsque qu'on se sentait gratifié d'être ainsi mis en valeur ? Le mâle blanc et vert remarqua en même temps qu'il se sentait gêné par cette excès de confiance, que Morokei s'était approché. Le voile de fumée qui avait terni son image quelques instants auparavant était désormais derrière elle. Et effectivement, il remarquait mieux encore les courbes du ventre plein de la brune. Il vit aussi qu'il avait eu raison et que cette maternité lui seyait bien. Elle semblait réellement épanouie et heureuse. Et en attente d'une réponse. Instinctivement, le Garde recula d'un pas, comme si cette charge lui semblait trop imposante, trop... Destiné à un autre. Jagh n'avait rien à apporter à personne, et surtout pas à des enfants ou jeunes adultes en quête de réponses. Il ne savait même pas quoi faire de sa carcasse !! Il était dans une meute ou chacunes des rares et faibles attaches qu'il avait eu s'étiolaient chaque jour un peu plus... En parlant de lien, pourquoi la disciple de la Corneille ne demandait-elle pas plutôt à ses amis ? A sa famille ?

« Pourquoi ne pas demander à Nout ? »

Fût la première réponse tangible qui traversa le cerveau du loup bicolore, toujours abasourdi. Après tout, Nout était la soeur, au moins adoptive, si ce n'est de coeur, de Morokei. Elles avaient grandi ensemble, dans les mêmes valeurs familiales. Cette éducation ne convenait-elle pas ou plus à la femelle chocolat ? Ou alors elle ne s'entendait pas si bien que cela avec sa soeur ? Il était vrai que l'Hybride était spéciale. Peu bavarde -une bonne chose pour une femelle au passage-, bonne combattante et déjà mère, mais aussi une meurtrière... Si on considérait le duel sanglant qu'elle avait livré contre sa demie-soeur ex-Brethen Sekmêt. Personne n'avait jamais vraiment su ce qu'il c'était passé. Il y avait eu une histoire comme quoi la compagne du Zélote Both, s'en était prit à Grimm. C'était d'ailleurs pour ça que la louve aux longs cheveux de neige était venu lui demander de veiller sur son fils, puisqu'il était, à l'époque, l'un des guerriers raccrochés plutôt à la protection des gamins et des Maternelles.
De là était né cette amitié avec le jeune beige aujourd'hui Bêta. La vie en réservait des surprises ! cela lui rappela tout de même que l'hybride déjà, lui avait confié la sécurité de son fils, unique à l'époque. Déjà là il y avait eu une marque de confiance particulière qu'il n'avait pas même imaginé. Il comprenait aujourd'hui. Et si Morokei mettait en lui la même sympathie, alors, peut-être qu'au fin fond de lui, derrière ce masque de mâle faible à l’ego piétiné, il y avait quelques bons côtés qu'un regard extérieur savait discerné. Alors la chaleur dans sa poitrine enfla suffisamment pour qu'il se redresse et dresse les oreilles. Petit à petit, un semblant d'assurance gagna son esprit et souffla doucement sur la braise d'espoir et d'optimisme qu'il avait voulu étouffer. Jusqu'à ce qu'une petite flamme surgisse, seule et perdue dans le noir... Les iris de miel du mâle trahir cette étincelle.

« Je... Je serais honoré de pouvoir aider tes enfants, s'ils en ressentent l'envie. »

Lança t-il finalement, peu convaincu par sa capacité à être vraiment utile. Cependant il fit un rapide tour des valeurs fiable et ancrées en lui profondément. L'honneur, la loyauté, la compassion -quoi qu'il devait avouer avoir perdu un peu de ce côté là-, l'audace et la sécurité mêlées, ainsi qu'une vision réaliste du monde qui les entourait. Finalement c'était sûrement la seule chose qu'il avait de plus que Morokei où ses paires Nakhus. Et probablement que c'était ce que cherchait la louve... Sinon elle n'aurait pas demandé n'est-ce pas ? C'était en tout cas une grande mission que la louve brune voulait lui confier et il n'était pas convaincu d'en être digne...

La question qui fusa la prit de court. Oui, c'est vrai qu'elle aurait pu demander à sa soeur adoptive, l'une des seules bribes de famille qu'il lui restait. Elle aurait pu aussi demander à ses neveux et nièces, qui avaient atteint l'âge adulte et, pour certains, avaient déjà des enfants. Et pourtant, le premier loup auquel elle avait pensé était ce grand loup blanc avec lequel elle avait échangé ses premiers mots lors d'une tempête sur la plage, en compagnie de sa jeune soeur Aora. Par les Sept, que le temps passait vite. Ces souvenirs ne lui paraissaient pas si lointains, et pourtant aujourd'hui Aora avait disparu, son compagnon avec elle, et restait leurs enfants que Morokei n'avait que bien peu connus. Tout comme ceux de Nout d'ailleurs. Elle réalisa soudain combien elle s'était isolée de sa famille après sa longue convalescence suite à Everbloom, guérison ardue de ses terribles blessures. Pendant ce temps s'étaient passées moult choses qu'elle avait eu le sentiment de ne jamais pouvoir rattraper. Ensuite Aristote était mort, et elle était restée dans cet état de demi-réalité en s'éloignant de ceux qui avaient été ses proches. Elle soupira légèrement. Comme il était difficile de répondre à cette question, qui en soulevait bien d'autres. Peut-être était-il d'ailleurs temps pour elle d'aller renouer quelques liens avec ceux de son sang, d'apprendre à les connaître avant que la vie ne lui vole les quelques années qu'il lui restait.

Puis soudain, avant qu'elle n'ait trouvé de juste formulation pour exprimer ce qui la travaillait, il parla de nouveau. Après sa question, la réponse qui vint était presque inattendue. Ses yeux, qui avaient dérivé sur les amoncellements de pierres autour d'eux alors qu'elle ruminait ses pensées, revinrent en un sursaut sur le regard doré du loup blanc. Il avait accepté. Son coeur fit un bond, et elle ne put empêcher un sourire sincère de venir fleurir sur son museau.

"Je te remercie, Jagh." Souffla-t-elle. "Tu n'imagines pas le poids que cela retire de mon esprit."

C'était une pensée particulièrement désagréable et attristante que celle d'avoir conscience de manière aiguë que l'on ne pourra pas forcément, même en donnant tout ce que l'on a, faire le bonheur de ses enfants. De ce qu'elle savait de lui, le guerrier blanc n'avait pas d'enfants. Il était peut-être incapable de se rendre compte du soulagement qu'elle éprouvait devant son approbation.

"J'espère un jour pouvoir te rendre la faveur." Ajouta-t-elle avec sincérité.

Elle ignorait si cela était possible, mais voulait y croire. Autant que faire se pouvait. Elle secoua légèrement la tête et changea son poids de patte. S'il y avait une chose à laquelle elle ne s'était pas attendue avec la grossesse, c'était le poids supplémentaire qu'elle infligerait à ses pattes. Ces dernier n'avaient pas seulement été marquées par l'acide ravageur d'Everbloom mais également - elle l'avait constaté avec une sorte de tristesse - affaiblies. Elle supportait bien moins maintenant les longues courses, les escalades rudes et les lourdes charges. Pas plus hélas que les immobilités prolongées.

"Voudrais-tu marcher un moment avec moi, si je ne t'ai as interrompu dans une mission plus importante, bien-sûr ?" Proposa-t-elle en s'avançant un peu vers lui, restant cependant à une distance très socialement correcte. "Je m'en excuse, mais mes blessures d'Everbloom ne me laissent pas de répit en ce moment."

Une sorte d'excuse semblait suinter de ses paroles, comme si elle avait honte de ce que les terribles plantes avaient fait d'elle.