Elle marchait lentement sans direction précise, le regard vide, un petit sourire distrait sur le coin de ses babines, presque invisible. Elle repensait à son enfance, notamment à une journée où elle et son frère Arleston — lorsqu'ils étaient encore réunis — avaient fait une farce au vieux grincheux de leur Horde en lui tendant un piège. Ils lui avaient fait croire qu'un esprit malveillant le poursuivait pour se venger, et il y avait tellement cru qu'il s'était fait dessus le bougre ! C'était une de leur connerie parmi beaucoup d'autres. Un jour, ils ont fait la blague de la crotte à une jeune louve adulte qui venait d'arriver, ils avaient caché un énorme crottin de cheval avec un grand sceau et avaient fait croire qu'il s'agissait d'un lièvre. Lorsqu'ils ont retiré le sceau pour qu'elle l'attrape, la louve s'est jetée gueule dessus et s'en est foutue partout ! Elle leur a couru après toute la journée et ils se foutaient royalement de sa gueule.
Elle s'arrêta devant un grand étang entouré d'herbe épaisse et d'ombellifères. Le lac ressemblait à une mince couche d'argent étendue sur le sol. Sa surface était si calme, si lisse, qu'elle paraissait presque solide. Sans la lune qui s'y reflétait, on aurait pas pu distinguer l'eau de la terre. Car oui, c'était la nuit et le seul moment où Morrow pouvait se retrouver seule. Ses journées étaient trop chargées pour qu'elle puisse se permettre une balade solo. Le chant des crapauds et des grenouilles résonnait avec harmonie sur les lieux et tout était paisible. L'endroit lui était bizarrement familier... et le chant des crapauds aussi.
Un pincement tirailla son coeur et un souvenir douloureux traversa son esprit. Son démon était là, et il la submergea d'obscures pensées, des souvenirs du passé. Mélancolie, colère, rancoeur et tout un mélange d'autres sentiments refoulés lui serrèrent le coeur. Ce n'est pas la première fois qu'elle se laisse engloutir par sa nostalgie et ses émotions, par son passé, cela arrivait souvent, surtout lorsqu'elle avait le malheur de se retrouver seule avec ses pensées, ce qu'elle évitait au quotidien. Mais ce soir, elle s'était laissée attirer par l'appel du démon.
Elle était nostalgique, notamment lorsque quelque chose, une odeur, un son, un goût, un lieux ou un objet lui rappelait quelque chose du passé, un souvenir douloureux. Son passé n'avait rien de bien pire que celui d'un autre inconnu, elle le savait, il y avait toujours pire. Mais la douleur psychologique est parfois plus importante que la douleur physique et même la plus logique des moralités peut être balayée dans un moment pareil. C'était absurde de se laisser abattre par des choses si superficielles, et pourtant ce fut le cas. Aujourd'hui Morrow ne se laissait plus abattre... enfin c'est ce qu'elle se persuadait en devenant aussi glaciale.
Elle avait 1 an et quelques mois. Elle n'était encore qu'une femelle naïve et sensible, émotive, comme les autres. Son coeur débordait d'amour, elle était généreuse et attendrissante dans ses gestes.
C'était leur anniversaire de couple, cela faisait 2 mois qu'elles étaient folles amoureuses l'une de l'autre et qu'elles ne se quittaient plus. Phyllis, c'est ainsi que s'appelait sa compagne. Elles étaient allongées l'une contre l'autre sur le dos, regardant les étoiles dans le vaste ciel. Le firmament étincelait cette nuit là, les astres y clignotaient par milliers. Et telle une arche au dessus de leurs têtes, la voie lactée étendait d'un horizon à l'autre sa blancheur scintillante, comme si une main mystérieuse avait jeté par poignées dans le ciel une poussière de perles et de diamants. Morrow était comblée, ivre de joie et d'amour pour Phyllis. Elle s'imaginait pleins de projets et se voyait vieillir à ses côtés. Elle donnerait sa vie pour elle, se sacrifierai pour ses beaux yeux. Pourtant, Phyllis n'était pas très clean.. elle consommait des substances dangereuses et cela la rendait imprudente. Elle avait réussi à arrêter grâce au soutien de Morrow, mais ce ne fut que pour un temps.. en son absence, elle avait recommencé. C'était inévitable mais malgré ça, la rouge continuait de l'épauler et de l'aimer plus que sa propre vie, balayant ses fautes d'un revers de la patte par aveuglement.
Phyllis était membre d'une meute très stricte et sortait rarement, ce qui les éloignait la plupart du temps à contrecoeur. Morrow risquait sa peau en s'aventurant jusqu'à son coin caché pour venir la chercher, et elle s'apprêtait à quitter sa mère adoptive pour rejoindre sa bien aimée, acceptant les règles absurdes de sa meute contre toutes attentes. Elle détestait l'idée d'être captive de règles, d'être emprisonnée et soumise par un chef. Mais pour son amour, elle sacrifierai ses propres désirs, ses propres rêves d'aventures, ses propres moralités.
Phyllis se tourna et pausa sa tête le long du cou de Morrow. Elle lui lécha avec tendresse et passion le coin de l'oreille. La rouge ronronna de plaisir. Une agréable sensation de bien-être lui parcourut tout le corps et elle se sentait aux anges. Elle tourna elle aussi son museau et le colla contre celui de sa bien aimée pour l'embrasser tendrement et longuement.
Le pincement se fit plus fort et elle grimaça, se tordant les pattes pour s'accroupir. Son démon lui envoya d'autres souvenirs. Ou peut-être bien qu'il s'agissait d'une stimulation nerveuse, son cerveau qui lui prévenait « Eh, oh, arrête de te lamenter et n'oublie pas ce qu'elle t'a fait. N'écoute plus ton coeur, il te rend dingue. »
Elle attendait derrière une grande haie de plusieurs mètres de haut, cachée, observant de loin les canidés de la meute. Elle attendait sa compagne, à l'heure précise où elles s'étaient donné rendez-vous. Mais ce jour là, elle ne vint pas. Morrow attendit plusieurs heures, anxieuse, mais rien.
Lorsqu'elle se résolut à finalement partir, elle décida de faire le tour du territoire pour tenter de la retrouver. Après une heure de marche rapide, elle entendit la voix aigu de sa compagne résonner dans l'obscurité de la nuit tombante. Elle s'avança pour savoir avec qui elle discutait et, derrière un feuillage, elle l’aperçu entrain de batifoler avec une autre femelle. La rouge resta un long moment à observer la scène, son coeur s'arrachant de sa poitrine, battant dans un rythme anarchique, lui donnant une affreuse migraine. Elle se retenait de pleurer. Phyllis se laissait faire et prenait même du plaisir.
Toute son âme hurlait de douleur sous le coup de la décharge, lui tiraillant le coeur de tous les côtés. Elle avait l'impression qu'on lui creusait des entailles avec lenteur dans son palpitant, qu'on la disséquait de l'intérieur.Elle secoua son museau et serra les crocs, s’efforçant de disperser ses pensées.
Lorsque Phyllis était revenue voir Morrow le jour d'après, elle avait inventé une excuse bidon pour se couvrir, mais c'était sans savoir que la rouge avait tout vu. Lorsque Morrow lui raconta les détails, les larmes aux yeux, Phyllis resta hébétée.
« Ça m'écoeure l'infidélité, jamais je ne pourrai faire ça à quelqu'un, c'est irrespectueux.. »
« Je ne pourrai jamais me séparer de toi, tu es mon ange, ma raison de vivre, je t'aime bien trop fort... C'est impensable de vivre sans ta présence. »
« Plus tard, toi et moi aurons des enfants tu verras. Nous aurons notre chez-nous, et on vivra comme une petite famille... »
« Tu es vraiment une louve incroyable tu sais ? Tu es une louve à unir pour la vie... » (Oui oui, dans leur Horde, ils organisaient des « Unions » entre les canidés)
[…] Toutes ces promesses, ces phrases... des paroles en l'air. Morrow y avait cru, trop sûrement.
Elle pensait avoir trouvé enfin la bonne, une louve qui savait ce que c'était l'Amour, ce que c'était d'aimer, le romantisme même de la chose. Elles partageaient la même vision de la société, la même opinion de l'amour, et leurs ressemblances étaient flagrantes. Elles pensaient pareillement à tel point que l'une finissait la phrase de l'autre. Elle riait et se confiait librement, se lâchaient entièrement, il n'y avait plus ni défauts ni retenue. C'était la perfection, l'ivresse totale. … En tout cas, pour Morrow, et c'est ainsi qu'elle percevait les choses jusqu'à lors.
La rouge lui avait pardonné à contrecoeur. Elle était consciente de son acte de trahison, mais son amour pour elle était si fort qu'elle ne pouvait se résoudre à la perdre. Elle était devenue dépendante d'elle, comme une drogue, comme de l'oxygène. Mais même si elle faisait preuve d'un grand coeur, Phyllis n'en voulait plus. Elle n'assumait pas son acte et se sentait horrifiée d'elle-même d'avoir pu causer une telle souffrance à un coeur si pur. Elle préféra tout abandonner.. et elle lui tourna lâchement le dos. Mais c'était purement égoïste, car les conséquences sur Morrow furent désastreuses, et même en constatant cela, elle ne revint pas sur sa décision et s'éloigna, l'ignorant, l'esquivant, aggravant la plaie qui s'ouvrait dans la poitrine de la rouge.
… Habitée de cette conviction fausse que je n'étais vraiment moi qu'avec elle,
j'avais fini par me persuader que notre amour allait perdurer et que nous
réussirions là où les autres avaient échoué. …
Jusqu'au bout j'avais pensé néanmoins que je pourrais être son point d'encrage
et qu'elle pourrait être le mien...
Elle était détruite de l'intérieur. Son coeur était à jamais figer dans le froid de janvier. Elle était devenue glaciale, sans vie, morose, indifférente. Elle avait été terriblement bas pendant longtemps, et elle s'était tellement retenue de pleurer et de relâcher sa colère, son chagrin, son manque, pour les cacher aux autres, qu'elle avait finit par ne plus pouvoir les contrôler, ne plus pouvoir les voir elle-même. Son chagrin était enfouie en elle si profondément qu'elle ne pouvait plus rien faire pour le libérer. Elle s'était elle-même cachée ses sentiments. Alors avec le temps, elle apprit à esquiver les gens et à répugner l'amour. Elle se renferma sur elle-même et refusait toutes rencontres, toute attention, car c'était source d'attachement et de souffrance. La gentillesse, l'amour, la générosité, l’affectuosité, toutes ces belles choses l'écoeuraient aujourd'hui, car c'était hypocrite et éphémère.
Elle était devenue sarcastique et insensible, et avait appris à contrôler ses réactions et ses émotions avec perfection en les contenant à l'intérieur d'elle.
Si vous lui dites de pleurer, elle trouvera ça pathétique et absurde. Elle refuse de se confier à qui que ce soit parce qu'elle déteste l'idée de raconter des problèmes si superficiels, elle a cette horrible moralité que c'est terriblement ennuyeux d'entendre la vie des autres. Elle pense cela, car aujourd'hui c'est ainsi qu'elle-même ressent les choses lorsque d'autres tentent de lui raconter leur misérable vie.
Puis il y a pire non ? Quelqu'un d'handicapé, de malade, de mourant, de démuni.. eux peuvent se plaindre. Mais elle.. pour une simple défaite amoureuse ? Non. Pathétique. T'en verras d'autres ma chérie, lui répéteront-ils. Tu es encore jeune, elle ne mérite pas que tu te détruises pour elle, lui diront-ils.
Une larme roula le long de son visage comme un diamant et s'écrasa sur le sol.
Elle se releva, essuyant l'humidité laissé par celle-ci sur son pelage d'un revers de patte, et inspira un grand coup l'air frais des alentours.
Son regard devint farouche, sourcils froncés. Elle releva les yeux vers les étoiles et les admira un instant de ses prunelles flamboyantes.
Plus jamais. Se répéta-t-elle pour elle-même.
Puis elle fit demi-tour et se mit à courir pour dissiper la sensation qui plombait son coeur, enfilant son masque indifférent et froid.