Le devoir ou le sang | Anastasia

La journée était bien avancée et le jeune loup bien loin des frontières du territoire de sa meute. Alors que le soleil commençait à décliner doucement dans le ciel et que l'air se chargeait des prémices de la fraîcheur nocturne, il avait traversé par d'abrupts sentiers les Monts Célestes jusqu'à la frontière avec les terres Lazulis. Ce n'était pas la première fois qu'il faisait cela, loin de là. Depuis quelques temps, il s'était mis à profiter de ses patrouilles pour faire parfois ce long crochet jusqu'aux terres de la meute adverse. Là, il patientait au niveau du Fleuve Chantant et guettait les passages. Il savait qu'il n'avait rien à faire ici et que si un guerrier un peu de mauvais poil lui tombait dessus, cela pourrait plutôt mal finir. Mais s'il avait pu revoir l'ensemble de sa fratrie depuis la scission de leur famille, une exception demeurait. Anastasia. Sa soeur de portée et désormais Chef n'avait pointé le bout de son nez à aucune de leurs petites réunions familiales, dont Korra avait été l'attraction principale. Être mère aussi jeune, il fallait dire que c'était peu commun. En tout cas, aucun membre de la famille n'avait rapporté de nouvelles de sa sombre soeur, aussi le jeune loup avait-il décidé de provoquer une rencontre entre eux. Plusieurs semaines s'étaient écoulées sans qu'il ne la crois,e mais il s'était fait à ce trajet et aux attentes le long du fleuve, presque bercé par le glougloutement régulier de l'eau qui s'y écoulait. Un peu plus loin, une grande cascade rugissait. Il n'avait pas osé s'aventurer jusque là de peur de laisser des traces évidentes - il prenait bien soin de marquer le moins possible son passage sur les terres Lazulis.

Ce soir-là était donc un nouveau soir d'attente. Il resterait certainement ici jusqu'au coucher du soleil, puis reviendrait en chassant sur le trajet, de sorte que personne ne pose trop de questions concernant la durée de son expédition. Il gardait l'espoir de finir par croiser louve noire un jour, et se faisait une joie de prendre de ses nouvelles et de les rapporter ensuite à Elaine. Toute occupée qu'elle soit, elle apprécierait certainement d'avoir quelques échos de ce que devenait leur soeur.
Il s'allongea près d'un bosquet dont l'ombre le recouvrait en partie. Le soleil perçait par endroit les nuages, timide et automnale. L'air était saturé d'humidité, sans toutefois que cela n'efface l'odeur des Lazulis, devenue de plus en plus persistante avec les lunes qui passaient. Le jeune loup était bien conscient que son pelage à lui portait maintenant la marque olfactive très reconnaissable de sa meute.
Il laissa son regard vagabonder dans les alentours et finit par poser le museau sur ses pattes. Tout était calme, et chaque frémissement de feuille faisait se décaler l'une de ses oreilles. Parfois, un poisson sautait hors de la surface avec un bruit mouillé. Il finit par se laisser envahir par ses pensées, à demi-vigilant, sans douter qu'il reviendrait à la réalité rapidement si un loup approchait. Les alentours étaient dégagés et peu bruyants. Il avait le vent de face.
Sa garde commença.

Il n'aurait su dire combien de temps s'était écoulé lorsqu'un bruit de pas finit par attirer son attention. Il s'était laissé emporter dans ses songes, toujours habité par la douce attente du jour où Méléagant et Winnifred se présenteraient enfin à Grand Castel. Les semaines commençaient à passer et la jeune fratrie était capable désormais de se débrouiller seule. Il était temps pour eux de rejoindre l'un des clans. Il comprenait cependant que cela puisse être difficile pour sa mère, disciple de Yurai, de devoir renoncer à son allégeance à la Corneille. Elle en avait toujours été une grande fidèle, et cela faisait un dur prix à payer. Peut-être se plairait-elle toutefois autant au service de la déesse Dairo. On la disait bienveillante envers ses disciples, maternelle et douce. Et il ne doutait aucunement du fait que Winnifred pût passer avec brio l'épreuve qui était la sienne. Il attendait avec une hâte heureuse de leur présenter les lieux aux côtés d'Elaine, voyait déjà la fierté dans leurs yeux quand ils constateraient combien majestueuse était devenue sa soeur au rang de meneuse. Ce rôle semblait avoir fait ressortir quelque-chose d'elle que l'absence de responsabilités avait toujours caché.

Il redressa la tête, mais les buissons l'empêchaient d'apercevoir ce qui s'approchait dans la direction d'où provenait le son. Il reconnut sans peine le pas de plusieurs loups, et l'odeur caractéristique des Lazulis que lui portait la brise. Il fallait se montrer prudent. Il fit quelques pas de côté en tâchant de rester le plus silencieux possible - tâche que le sol recouvert de feuilles ne rendait pas aisée - et finit par être en mesure, avec une légère torsion de cou, de voir les deux silhouettes qui se dessinaient non loin. La couleur sombre de leur pelage, seul détail vraiment visible depuis sa cache, lui donna l'espoir qu'Anastasia se trouve parmi elles. Il décida d'avancer un peu plus à découvert. Il devait en avoir le coeur net. Dans le pire des cas, il aurait sans doute le temps de s'enfuir avant que ces potentiels gardes n'aient pu réagir à sa présence de manière correcte.

Il passa sous un petit arbre et obliqua légèrement vers la droite pour garder un peu de couvert. Son coeur battit plus fort lorsqu'il aperçu enfin, entre deux branches épaisses, le visage familier qu'il cherchait depuis si longtemps. Une bouffée de chaleur l'envahit et un sourire franc se dessina sur ses babines claires. Enfin. Il la vit congédier d'un geste de la queue l'autre loup, puis s'approcher. L'exclamation étonnée qu'elle poussa en franchissant finalement la dernière barrière qui les séparait fit naître une lueur chaleureuse dans le regard du jeune loup. Il s'avança d'un pas vers elle, gardant une distance socialement respectable - il connaissait bien assez la louve pour savoir qu'elle n'tait pas friande des démonstration d'affection - mais suffisamment pour qu'il puisse la détailler. Tout comme lui, ces dernières lunes l'avaient changée, même s'il avait du mal à déterminer de quelle manière. Tout comme Elaine, son attitude semblait avoir pris en cette espèce de fierté involontaire qui faisait se tenir les loups plus droits, leur donnait un regard plus franc, inspirait le respect.

"Pardonne cette intrusion dans ton territoire, ma soeur." Répondit-il. "Mais je suis si heureux de te croiser enfin."

Il secoua doucement la tête, comme pour chasser l'émotion. Qu'il était bon de la revoir après tant de temps. Il n'avait pas eu la moindre nouvelle depuis sa nomination, et le simple fait de la voir ici bien vivante et visiblement en bonne santé, était un cadeau.

"Je voulais simplement venir prendre de tes nouvelles et te parler. Tu as beaucoup manqué à notre famille." Ajouta-t-il, d'un ton dénué de reproche.