Combien en avait-elle attrapés ? Depuis qu'ils étaient là sur les terres, depuis qu'ils avaient envahi
leurs lieux de vie, de chasse, de repos. Depuis le déchaînement d'Aka, depuis son éclat, depuis que les terres et les mers s'étaient teintés de rouge et avaient débordé, quelques instants. Quelques minutes, de longues minutes, emplies d'intensité, porteuses du genre lupin. Des minutes
rouges.
Rouges de sang.
Rouges de haine.
Rouges de colère.
Rouge d'Aka.Alexandrine gonfle le torse, elle fume. De l'intérieur, de l'extérieur, c'est une image et le reflet de sa réalité : dans la fraîcheur délicate de la fin de l'été son corps soumis à l'effort exhale une brume ne laissant que traces et souvenirs de sueur couler sur ses muscles. Elle tire sur son cou, son col. Elle tire sur ses pattes, désengourdis son corps trop sollicité d'une journée passée à chasser, une journée passée à s'épuiser minutieusement.
Le fruit de son travail reposait devant elle.
Un peu partout devant elle, pour être exacte. Il y en avait quelques uns devant, quelques uns sur le côté, empilés là où il y avait de la place. Trop pour les compter, et puis Alexandrine n'avait que faire de les compter, c'était pas marqué
Mido sur sa gueule. Elle était là pour les traces de pattes, les traces de crocs qui boursouflaient leurs flancs et leurs nuques fragiles. La mer, dominée par le continent. Alexandrine retrousse ses babines, gronde et crache en direction des cadavres. Elle se moque, ouvertement, de leurs corps fragiles et
cassés.
Elle se retourne, et des portes du temple, ces portes où ils ont trainé le crâne du monstre, contemple le territoire d'Aka. Ce territoire où plus que tout autre il règne - les Dents de Roc. Leur terrain de jeu, avec Tita. Leur champ de bataille, celui où elle avait abattu le mille-patte, un jour.
Celui où elle avait chassé les espadassins tout le jour durant, jusqu'à en avoir la langue gonflée de sucer du sang, les crocs engourdis d'éclater des os (si fins, dieux si fins).
Elle se tourne vers l'intérieur du temple.
Aka s'était battu, Aka avait
grondé comme il n'avait jamais grondé. Pour lui, mais aussi pour eux. Contre ceux qui leurs voulaient du mal.
Aka, comme tout ceux qui partaient et étaient partis, méritait aujourd'hui.
Alors aujourd'hui, Alexandrine essayait de rendre. Un peu.
Elle attrapa le premier espadassin et le trancha. Elle n'avait pas laissé assez de temps aux cadavres pour que le sang se fixe, ne change, et ne s'amasse au plus près du sol. Alors le sang coula, dans le temple. Souvenir de batailles et de fatigue passée. Souvenir d'une journée passée au soleil à cagner, au soleil à gronder.
Et au sang de l'espadassin se mêle celui d'Alexandrine. Parce qu'ils sont petit, oui, mais ils sont nombreux, si nombreux ! Que parfois, ils l'éraflaient. Que parfois, elle devant marcher sur les monstres pour en atteindre d'autres, et sa peau pourtant durcie par les épreuves se coupait d'une nouvelle éraflure.
D'une nouvelle cicatrice.
Alors leurs sangs se mêlent et au rouge répond le rouge alors que le liquide recouvre le sol.
Elle se dirige vers un nouvel espadassin, un nouveau cadavre, et de la même façon l'ouvre de haut en bas.
Et le sang coule.
Il se répand, il rigole vers la fontaine qu'il entoure d'un filet sirupeux. Rejoint par un autre, puis un autre encore au grès du dénivelé léger mais suffisant des pierres. Mille filaments brillants dans le coucher du soleil, qui forment mille affluents d'une rivière sauvage finissant sa course dans les ombres du temple.
Derrière la statue d'Aka, derrière sa fontaine, derrière tout ce qu'Aka est pour eux. Alexandrine éventre le dernier espadassin, presse les monstres pour en tirer la dernière goutte de jus.
Elle évacue les restes. Il ne doit y avoir que le sang, symbole de vie. De mort.
De leur suprématie. La louve sable plonge ses pattes dans le flot rouge, et de ces dernières commence à peindre les rebords de la vasque magique.
Puis elle parsème les murs de mille coups de griffes, de mille coups de patte, de mille souvenirs de violence.
Le sang est partout.
Elle exprime dans ces gestes ce pour quoi la parole lui a toujours manqué. Ce que son regard contrit, fermé, peine à transmettre. Sa haine, de ceux qui partent et qui la laissent, sa haine due au départ de Sheina, de Pepper, de Piclou, de
tous et de bientôt Anette. Sa colère, de la trahison d'Holly, ce qu'elle a derrière elle laissé, ce qu'elle a derrière elle ouvert et violenté. Sa douleur, des coups reçus et de ceux qu'elle n'a pas donné. Du vide dans le regard de Narcisse, lorsqu'il s'agrippait au mur si escarpé. Sa haine, des espadassins qui pullulent.
Son amour, pour sa famille.
Son amour, pour son clan.
Son amour, pour Aka.
Son amour, noyé dans le sang, écarlate éclatant.
Lorsqu'elle a fini de badigeonner de rouge les murs, elle recule. C'est la fatigue, là, qu'elle exprime. La fatigue agréable d'une journée bien vécue. D'une absence un peu longue, mais riche, et jamais dans l'oubli. Elle choit, cul dans une flaque de sang, et regarde la fontaine.
Aka.Le nom roule sur sa gorge qui, meurtrie par le froid, a perdu plus d'un octave à jamais. Gravillons qui roulent sur sa langue ; éructés par une gueule trop pleine de crocs, certains manquant. Depuis combien de temps ne s'est-elle pas adressé à lui autrement qu'en pensée, autrement qu'avec son coeur ?
J'espère tu t'es pas ennuyé avec les autres quand j'étais pas là.Ses babines se déforment d'un sourire mauvais. Protectrice envers tous les autres, oui. Mais compétitive, aussi.
La force se construit bien souvent dans l'adversité et dans les coups.
Ca avait l'air d'être la merde, sur la plage. Et c'est la merde aussi ailleurs. Enfin un peu partout, y'a des poissons. Mais comme tu peux le voir.Elle étend une patte pour désigner le sang omniprésent autour d'elle.
On s'occupe.Elle se relève et s'approche de la statue, droite.
Parait qu'il y a une daubasse qui rôde, qui s'en prend à nous. Une ombre, celle qui a donné Daisy, celle qui a déjà agi sur nos terres. Confrontée par Anette, et pourtant toujours là.Etait-ce possible, de survivre à une force comme la sienne ? Comment se battre, contre ce qui avait survécu à la force brute, en avait ri ?
Alexandrine laisse le silence s'installer.
Elle ne précise pas sa demande, pas son besoin.
Ils ont des questions. Aka avait-il des réponses ?