Lune fantomale [Ft Quartz]

Lune fantomale

Morrow ft Quartz

Le disque clair de la lune brillait au dessus de la tête de Morrow, diffusant ses rayons opalescents sur la silhouette des arbres noirs et sur les rocs argentés. La chef Lazulis marchait tranquillement vers la majestueuse cascade qui déversait son flot dans un tonnerre de bruit contre les bas rochers. Lorsqu'elle arriva sur place, elle sentit immédiatement la fraicheur humide des violentes chutes d'eau lui traverser le pelage comme du sable. L'eau écumeuse prenait une teinte bleutée sous les reflets de l'astre nocturne et rendait le lieu encore plus féérique. Elle admira la beauté du liquide constellé un moment, immobile. Le temple d'Ao n'était pas très loin et elle avait l'intention de lui rendre visite, espérant qu'elle puisse répondre à ses questions.
Elle n'avait pas encore réussi à découvrir le don que la déesse lui avait donné, même si elle avait des soupçons, elle aurait voulu en savoir plus. Et puis tous ces derniers évènements dans le territoire, ce désordre.. elle aurait voulu l'avis de la Dragonne pour pouvoir mieux appréhender les choses. Toutes sortes de questions trottaient dans sa tête, parfois futiles, mais curieuses.
Bifurquant à droite, elle s'apprêta à contourner la grande étendue d'eau qui entourait la cascade pour rejoindre le sentier de roches, quand un bruit l'arrêta. Dressant les oreilles et tournant les talons, elle examina les alentours de ses yeux vairons, paupières à semi plissées. Le visage durcit par la méfiance, le corps droit sur ses pattes, elle tenta d'humeur l'air, sans grands résultats.. quoi que.. quelque chose la retint. Une odeur de charogne.. morbide, désagréable. Elle rida légèrement le museau, s'avançant dans la pénombre du bois alentours à la recherche de ce qui pourrait bien être un cadavre.

Un mauvais pressentiment lui prit les entrailles, c'était cette sensation... Celle qu'elle ressentait en présence d'étrangers, ou lorsqu'un danger guettait le territoire. Elle se sentit observer, traquer, comme si elle était la proie d'un chasseur redoutable. L'inquiétude naquit en elle, elle espérait que ce soit une fausse alerte..

L'angoisse montait peu à peu tandis que l'odeur se faisait de plus en plus forte et nauséabonde. Elle fit attention de ne pas attirer l'attention sur elle, marchant lentement et délicatement entre les branches mortes et les cailloux. Quelque chose la heurta et elle bondit du sol, surprise et terrifiée par cette attaque qu'elle n'avait pas vu venir. D'un mouvement vif, son corps se retourna et elle fit face à son agresseur, les mâchoires ouvertes dans un rugissement féroce. Sa queue se balança nerveusement derrière elle, tant l'envie de riposter était grande, mais quelque chose la retint immobile..
Son corps se raidit et ses yeux s'écarquillèrent d'un coup, fixant la créature informe qui se tenait devant elle. Choquée par cette vision, elle resta ainsi, la mâchoire inférieure pendante et le regard médusé. L'odeur venait sans aucune doute de la créature car elle emplissait désormais les naseaux de la chef Lazuli. Cette chose était.. semble-t-elle morte. Ou.. à moitié ? Squelettique, comme si elle sortait tout droit des profondeurs d'un cimetière. Zombifiée, elle était horrible à regarder et répugnait Morrow qui finit par reculer d'un pas, apeurée et dégoutée par ce spectacle abominable. L'examinant, elle reconnut cependant l'apparence d'un canidé — ou de ce qu'il en reste — et la voix rauque du mâle la fit sursauter de nouveau, comme si elle ne s'attendait pas à ce que cette chose puisse parler.
Elle gronda de plus belle, pensant que ce monstre représentait un danger pour sa meute, et claqua des mâchoires, signe d'offensive, tournant autour de lui comme un chasseur autour de sa proie. Cependant.. la voix ne lui était bizarrement pas étrangère. Elle finit par se stabiliser à une distance raisonnable, un semblant de grognement sifflant encore dans les tréfonds de sa gorge.

Qui êtes-vous et que faites-vous ici ? Lança-t-elle d'une voix forte, autoritaire, sûre d'elle.

Alors qu'en réalité elle ne l'était pas du tout et se retenait de ne pas donner l'alerte aux coursiers.. Mais elle était passée maître dans l'art de dissimuler ses peurs et ses émotions. Elle était même capable de jouer la comédie à la perfection.

Elle restait méfiante, mais bien que son interlocuteur ne ressemblait en rien à un canidé vivant, il était doté de parole.. et possiblement même d'une intelligence derrière ce crâne poussiéreux. Alors peut-être pourrait-elle raisonner avec lui avant d'en venir à l'agressivité ? Surtout qu'elle n'était pas sûre de l'emporter.

Son visage se durcit un peu plus alors qu'elle le dévisageait, perplexe. Elle retourna la phrase dans tous le sens, tentant d'en comprendre la signification, mais rient ne vint à son esprit. Peut-être parlait-il par énigme ? Ou se trompait-il de personne ? Elle plissa les yeux, constatant derrière l'attitude du canidé mort vivant qu'il prenait un certain plaisir à la tourmenter. Elle resta immobile lorsqu'il s'approcha, les oreilles dressées et le regard méfiant, prête à bondir d'un instant à un autre. Elle fixa son unique oeil morbide avec une once de dégoût, ses babines se retroussant légèrement. Sa dernière question fut comme un électrochoc pour la rouge, qui détendit aussi son visage en une expression surprise. Elle l'avait reconnu, c'était le petit farceur qu'elle avait rencontré au sommet du mont à la Passe Ventue. Elle croyait qu'il s'agissait d'un disciple avec le pouvoir d'invisibilité qui voulait lui jouer une mauvaise blague, et cette révélation si soudaine lui coupa le souffle. C'était bien cette voix, oui, elle en était certaine. Alors c'était vraiment un fantôme.. Perspicace, elle releva les yeux vers les rayons lunaires et comprit que son apparence se révélait seulement à leur contact.
Alors qu'elle n'y avait pas vraiment prêté attention, elle remarqua la lueur bleutée dans sa cage thoracique, irradiant tous ses os d'un couleur froide. C'était Ao. La Dragonne pouvait se montrer vraiment surprenante..

Est-ce là le don qu'Ao t'a fait ? Questionna-t-elle, avec un peu plus d'empathie. Si on pouvait appeler ça un « don » car de ce qu'elle observait, c'était plutôt une malédiction..

Si le mauvais caractère du fantôme l'agaçait ou la contrariait, nul n'aurait pu le lire sur les traits impassibles de Morrow qui se contentait de le fixer. Ce qu'elle avait du mal à saisir, c'était l'utilité d'un tel don. Morrow ne s'était jamais imaginé un tel pouvoir de la part d'un dieu, et ça l'inquiétait légèrement. Quel plaisir y avait-il à être exclu des vivants, à observer le reflet de son corps décomposé toutes les nuits ? Pouvait-il au moins vivre une vie comme les autres, avoir la compagnie d'une femelle et mettre au monde des enfants ? Peut-être que le pouvoir d'un canidé reflète tout simplement sa personnalité.

Peut-être que je devrais, en effet. Répondit-elle tout aussi sèchement.

Ne te fait-il pas peur à toi, ce pouvoir ? L'interrogea-t-elle, plissant légèrement les yeux.

Morrow était clairvoyante et très lucide, elle savait qu'au fond, son mauvais caractère reflétait simplement la colère et la peine qu'il gardait pour lui.

Car après tout.. qu'adviendrait-il si tu décidais que ce don devenait un trop gros fardeau, et que tu détruisais ton glowstick ? Reprit-elle, ses yeux vairons luisants dans l'obscurité.

Sa réponse pleine de fierté tira un petit sourire à Morrow, qui ne croyait pas du tout en son baratin. Si il prenait bien le fait de vivre seul et d'être repoussant, d'être repoussé par la vie elle-même, alors tant mieux, mais c'est chose inimaginable que d'y croire. La vie se résume aux plaisirs des sens et aux relations, à la communication et à l'attachement que l'on peut avoir avec les autres. Tout comme un aliment sans goût, une fleure sans odorat, un soleil sans chaleur, un ciel sans couleur.. La vie elle-même perd de sa valeur.
Elle le fixa sans bouger, son regard tournant lentement au rythme de ses pas. Elle n'était ni impressionnée, ni intimidée par son apparence et son comportement.
Elle haussa l'un de ses sourcils fins et le dévisagea, paupières mi-closes.

Qu'est-ce qui te retient alors ? Une vie sans pouvoir ne vaut-elle pas mieux qu'une « vie » sans avenir ?

Elle se leva, et tourna à son tour autour du fantôme avec lenteur, l'air amusée. Son attitude et sa démarche détendue montrait qu'elle avait reprit les choses en main et qu'elle était totalement confiante.

Dis moi, n'y a-t-il pas un coeur et des muscles sous cette carcasse fantomatique ?

Elle roula une dernière fois des épaules avant de s'arrêter face au disciple d'Ao, droite sur ses pattes et le museau relevé dignement. Ses yeux vairon perçèrent les orbites du fantômes. Son attitude semblait se changer, mais Morrow n'en répondit rien. Elle se contenta de remuer une oreille en gage d'attention.

La mort n'est pas aussi horrifique que tu le décris. Sans mort, il n'y aurait pas de vie. Comment-a-t-elle en passant sa patte sur une petite touffe d'herbe qu'elle admira doucement.

Elle sourit lorsqu'il confessa sa peur de l'oublie et releva le regard vers lui, reposant sa patte à sa place initiale.

La mort n'est pas à craindre, elle est synonyme de délivrance pour quelqu'un qui souffre, et d'honneur pour un combattant ou un ancien. Elle nous rappelle à quel point la vie peut être précieuse. Et puis, si tu fais de bonnes actions, ton nom perdurera dans l'histoire. Ton existence reste donc immortelle en soit.

Une légère brise vint rafraichir son pelage et faire virevolter sa mèche de cheveux, qui retomba sur son oeil bleu. Elle baissa son regard sur sa patte droite et fixa celle-ci un court instant.

Certes, mais tu n'es pas sans âme. Répondit-elle après s'être débarrassée d'une épine de pin coincée entre ses coussinets.

D'un petit mouvement du museau, elle écarta la mèche de ses yeux et plongea son regard vairon dans les orbites du squelette. Calme, elle finit par s'asseoir, toujours face à son camarde sans vie. Malgré les différentes apparences qu'il pouvait avoir en fonction des éclats de lune, le regard de Morrow ne cilla pas. Il était plutôt mignon sous sa forme de fantôme en fin de compte, bien qu'il ait un sale caractère. Mais ça malheureusement, on y échappe pas lorsqu'on est blessé. La rouge était bien placée pour comprendre cela, Ao lui avait ouvert les yeux et c'est grâce à la déesse qu'elle avait pu prendre de la distance sur elle-même.

Et bien, fais en sorte que ce soit un don. Répliqua-t-elle d'une voix à la fois ferme et douce.

Tu es peut-être un fantôme, mais tu es un Lazulis aussi. Je peux te voir, et je ne suis pas la seule, alors si tu refuses d'optimiser parce que certains ne peuvent te voir, fais le pour ceux qui te voient et qui peuvent parler de toi.

Elle marqua une brève pause, immobile, puis d'une voix toujours aussi affirmée reprit :

Ne mélange pas les fous de ceux qui croient. Me considères-tu donc comme une folle parce que je te vois ? A cette dernière question, son regard devint plus noir, et son visage plus sévère.

La gloire appartient à ceux qui s'en montrent dignes, morts ou vivants. Il ne s'agit que d'ouverture d'esprit, ceux qui ne sont pas capable de le comprendre sont idiots.

Elle ferma les yeux, puis se leva, répondant au fantôme avec un simple sourire.

N'oublie pas cette conversation. Lança-t-elle en pivotant sur elle-même, se dirigeant vers le chemin du retour. Tant pis pour Ao, ce sera une autre fois..