Les premiers matins | Sora

Solitude leva les yeux au ciel. Là-haut, les nuages commençaient à s'amonceler, masquant le ciel bleu et le soleil qui avaient irradié ce début de matinée. L'espace entier, de la neige immaculée à la voûte céleste désormais moutonneuse, se teintait d'un blanc presque uniforme, annonçant de manière certaine l'arrivée de la neige. Le loup massif inspira profondément, comme s'il profitait de ces derniers instants avant le blizzard, des derniers moments où il pourrait pleinement respirer face au ciel sans risquer d'avaler des flocons acérés. Il se remit en marche.

Ça avait pris du temps.
Les premiers matins, surtout, avaient été compliqués. Se réveiller seul, lové sur soi-même, avec comme seul rempart contre les éléments son propre corps avait été un véritable obstacle à surmonter en soi. Les autres, la meute, la véritable intelligence collective existant dans son clan de naissance ne lui avait jamais réellement laissé le temps de se trouver seul face à lui-même, et la douche en avait été d'autant plus froide quand, à l'aurore, au moment où il se sentait le plus vulnérable, il réalisait que sa meute n'était plus là. Pas qu'il voue une quelconque affection à aucun des membres de son ancienne meute, non. Il s'était depuis longtemps enfermé dans une armure d'indifférence pour se protéger : songer à la perte d'un être cher, craindre pour la mort et la survie d'un autre était une faiblesse que l'on ne se permettait pas, dans un endroit où chaque seconde passée en vie était un véritable affront aux éléments. Simplement, un loup ne pouvait pas survivre seul, au Pays du Froid. Il n'était donc pas, en ces lieux inhospitaliers, imaginable de se retrouver seul ; s'il n'avait pas perdu le reste de sa meute dans le blizzard, le grand loup n'y aurait même certainement jamais pensé.

Ironique, quand on s'appelait Solitude.

Et là, sa solitude, il se l'était mangée en pleine gueule. Du jour au lendemain, il se trouvait seul décisionnaire, seul capitaine de sa propre barque qu'il guidait, tant bien que mal, dans l'obscurité. Il se sentait comme une fourmi séparée de la fourmilière : perdu, incapable de prendre des décisions. Incapable de se rendre compte de l'étendue de sa propre liberté. Il s'accrochait comme il pouvail aux repères qui lui restaient : les sensations que lui transmettaient son propre corps, et la marche, surtout. Jamais il ne dormait plus de deux soirs de suite au même endroit. Jamais il ne s'établissait réellement, jamais il ne cessait de marcher, comme si la course perpétuelle lui donnait un but. Il savait, au fond de lui, que ce n'était qu'un moyen de repousser les questionnements qui commençaient à l'assaillir.

Notamment celui-ci : qu'allait-il devenir ?

C'était donc assez naturellement qu'il ne restait que sur la grève : ici, au moins, il faisait froid, le blizzard lui faisait plisser les yeux, et il se trouvait dans cette position presque confortable de bras de fer contre les éléments. Il comprenait ce vent, connaissait le froid, s'était habitué à ne plus sentir ses coussinets à la fin d'une rude journée de marche : il savait creuser un trou dans la neige pour s'y lover le soir, et bouffer de la neige pour se désaltérer. Il n'y avait que la chasse qui lui procurait réellement des surprises : les animaux qui peuplaient la grève, oiseaux arctiques et phoques, n'avaient pas grand chose à voir avec ce à quoi il était habitué. Mais tant que ça se mangeait...

Solitude s'arrêta, comme s'il avait trouvé un objectif à cette course autrefois sans but. Au loin se découpait très nettement une silhouette familière bien qu'inconnue : cela faisait des semaines qu'il n'avait pas croisé un loup. Et il était, à l'instar de ses congénères, un animal grégaire.

Sans réfléchir davantage, le solitaire se remis en marche, curieux de ce semblable qui lui était si étranger.

ㅡ Tu t'es perdu ?

Solitude marqua un temps d'arrêt.
Le loup en face de lui n'avait nullement l'air inquisiteur, ou agressif d'aucune façon. Il le regardait approcher, le séant posé sur la glace dans la plus grande des décontraction, le dévisageant comme on dévisage un inconnu, sans témoigner la moindre once de crainte ou d'inquiétude. Solitude lui jeta un oeil étonné, regarda les alentours, tentant de détecter une trace de vie, un signe d'activité. Tout cela était, après réflexion, bien étrange Ce loup qui se pointait là, seul, face à lui, qui ne manifestait aucune inquiétude comme s'il maîtrisait la situation, qui semblait l'attendre entre deux léger monticules de glace, c'était trop gros. On ne la lui faisait pas à lui, Solitude du Pays du Froid.

Le mâle massif huma l'air, scella ses appuis, s'apprêtant à se battre. Il laissait le silence s’appesantir, s'étendre, s'étirer, noyer l'ambiance d'une épaisseur gluante de gêne alors que tous ses sens étaient en alerte. Il se tenait prêt à la moindre éventualité, complètement certain qu'il était d'éviter ainsi une embuscade tendue par le mâle qui lui faisait face et ses possibles comparses. Il ne connaissait que trop bien ce schéma, tant les guerres de territoire étaient violentes dans sa contrée d'origine jamais les Pisteurs ou les Guerriers ne l'auraient laissé, lui, membre du clan des chasseurs, sortir en vie de cette rencontre. Il était donc évident pour le solitaire que ce loup aux marquages et aux parures étranges qui le toisait du haut de sa désinvolture ne faisait aucune différence.

ㅡ Que me veux-tu ? Et que fais-tu seul ici ?

Sol recula d'un pas, dévoilant les crocs. Il avait conscience d'être plus massif que son adversaire potentiel, et il avait pu de nombreuses fois éprouver l'avantage significatif que représentait sa carrure lors des combats. Il se savait impressionnant, effrayant même : clairement, si les adversaires étaient moins de cinq, il parviendrait à les maîtriser, au moins le temps de battre en retrait.