Repos - LIBRE

REPOS

-Le ciel pleure encore papa.
- Le ciel pleure…?  oh.. c’est une joli façon de dire qu’il pleut.
-... Es-tu fier de moi ?
- Avalon enfin.. bien sûr que je suis fier de toi.
- Alors pourquoi tu ne dis jamais .. mon véritable prénom ?
- ...


-Lebannen.


-Lebannen.



-LEBANNEN.

Cela remonte à loin déjà, la première fois que tu lui as hurlé son véritable prénom à la gueule. Et tu t’es promis de ne plus jamais le refaire, plus jamais. Plus jamais. Le voir ainsi, à la merci de l’incantateur, à la merci de tous, cela t’avait brisé. Ton coeur n’avait jamais autant souffert. Tu t’en étais tant voulu, à t’en arracher la fourrure à coup de crocs. Heureusement ça n’a pas duré, et quand il est revenu à lui même, dans son véritable état, inconscient, tu t’es blotti contre lui et tu as pleuré. Pleuré sans t’arrêter, pleuré toute la nuit s’il le fallait, tu as eu peur. Tu as toujours peur. Pour lui. Pour eux.
Pour ta famille.

Il fait nuit et il marche sans s’arrêter, le plus vite possible. Son souffle se fait court, il faut vite qu’il s’éloigne de tout ça, le plus vite possible, il ne se le pardonnerait pas.

Tu te souviens encore du jour où ton fils a reçu son glowstick, il semblait si fier, si heureux. Mais au moment même ou la nuit sans lune à engloutit son corps il s’est transformé et a bien failli te tuer. Tu n’as jamais vraiment compris pourquoi les dieux lui ont infligés cela. Au fond c’est mieux ainsi; qu’il ne se souvienne jamais. Avalon ne jure que par la justice et la justesse, la hiérarchie et le respect. Il est bien sûr au courant de la nature de son pouvoir mais tu te caches bien de lui spécifier qu’à chaques transformations, tu l’enfermes loin pour qu’il ne blesse personne. ça le tuerait.

Il a quitté les terres Lazulis, il ne veut pas qu’on le retrouve. Il fuit. La plaie du monde, il se souvient de tant de choses et ses pensées semblent lui courir après, ses souvenirs. Sa rencontre avec Opale, Raw, sa mère, son ancienne tribu, Nephalem, Anaël…
Il se souvient de leur voix, comme un choeur, il se fait porter par celles-ci. C’est doux, c’est agréable, ça lui fait oublier la fatigue et le chagrin qui déchire son coeur.

- Tu verras, je serais sûrement le plus sage de cette meute et je guiderai toutes les âmes en peines et perdues vers nos Dieux.
-Ahah.. je n’en doute pas Avalon.
-Je fais ça pour toi. Je fais ça pour ne plus que tu sois triste.
- … Triste ? Qu’est ce que tu racontes enfin, je ne suis pas triste. Je t’ai toi, ton frère, ton père, je ne suis pas triste.
-Et pourtant tes yeux te mentent. Tu regardes toujours dans le passé.

Cette phrase t’avais marqué, peut-être que tu n’étais pas envenimé par le chagrin mais ton corps gardait des marques d’un ancien temps. Tes iris ne parvenaient plus à refléter le présent.

Avant même de s’en rendre compte, il marche dans la neige. C’est froid et c’est cette sensation que le fit réaliser d’où il se trouvait. La Grève Gelée. Le vent vient s'engouffrer dans son pelage de terre et de feu et son souffle faible s’élève dans l’air en de petits nuages opaques. Il marche encore, mais quelque chose cloche.

Depuis tout ce temps, derrière lui se trouve d’énormes tâches d’un sang épais. Son sang.
Lentement, il s’effondra dans la neige. Il observe celle-ci, il aime être ici, il aime tout ce blanc. Ça lui rappel son amour, ça lui rappel la lumière, le printemps. Il n’a pas peur. Il sait qu’il meurt, il a déjà vécu cela, mais cette fois, il n’a pas peur. Il est simplement triste, car il a fuit son fils. Il a fuit ses enfants. Il a fuit son amant.

-Papa, je t’aime.
-Je t’aime aussi. Toujours. Où que tu sois, qui que tu sois, je t’aimerais toujours. Tu dois vivre pour toi Avalon, par pour me rendre fier. Je suis ton père, c’est mon rôle d’être fier de toi.

Il sourit, là, allongé seul dans la neige, en train de mourir. Il sourit. Il est jaloux, il aurait aimé les voir grandir un peu plus, les accompagner un peu plus. Il est déjà mort une fois, il n’a pas peur et là … et là il veut vivre encore. Il n’a pas envie de s’éteindre, il ne veut pas les laisser.

-... s’il vous .. plaît … laissez moi …. encore un peu … de .. temps ..

Juste le temps de lui dire au revoir, d’attendre que son fils reprenne conscience et de lui dire que ce n’était pas de sa faute. Le temps de le voir rentrer sain et sauf chez les Lazulis. Il va avoir peur à son réveil en ne voyant pas son père, il aura peut-être froid ? Et faim ? Il faut que quelqu’un aille le chercher. Juste un peu de temps.

-Ce n’est..pas… de .. ta faute..

Il ne pouvait pas savoir, dans cette forme, que son père était trop vieux pour esquiver le coup de mâchoire qui s’est fermée sur sa gorge. Il ne pouvait pas savoir, que les chaînes étaient trop usées et que cette nuit elles allaient se rompre. Il ne pouvait pas savoir.

Laissez lui le temps de lui expliquer.

Le coeur du faucon s’arrêta, là, petit amas de fourrure au milieu de toute cette neige et ce rouge. Là, il se repose enfin.
Il s’endormit une dernière fois. S'il était triste avant de s'endormir, maintenant il sait. Il sait pourquoi il est revenu à la vie une première fois ; pour rendre fier ses enfants. Ce n'est pas Avalon qui luttait pour la fierté de son père, mais son père qui luttait pour le sourire de son fils.  [/color]

Le tonnerre résonne et semble ne jamais s'arrêter. Les éclairs déchirent le ciel en rythme, et la pluie torrentielle qui s'abat sur les mortels semble n'avoir qu'un seul but : décimer la Terre entière, refouler en son centre les impuretés qui en tâchent la surface, ne laisser place qu'à un nouveau tableau blanc et vierge.

Lui, il est là, il a peur, il est seul.

Les pattes tendues à l'extrême pour le maintenir arrimé au sol malgré les tremblements qui les agitaient, le pelage détrempé et les yeux brillants d'un tumulte d'émotions, il se tient au milieu d'une étendue sans fin. Il est jeune, il est faible, et les éléments qui se déchaînent autour de lui lui hurlent de partir.

Partir, partir, partir.

Mais quand il s'élance enfin, poussé par une terreur qu'il ne peut refouler et envoie tous ses muscles bandés en un mouvement soudain, une ombre gigantesque déchire l'air et la matrice là où quelques fractions de secondes plus tôt il n'y avait rien devant lui. Une mâchoire démesurée et argentée s'ouvre et fond sur lui comme surgissant des ténèbres mouvantes qui tentent de l'envelopper, et le vent qui sifflait sans discontinu dans ses oreilles se mû en un hurlement strident -on aurait dit une voix féminine qui criait, et cette voix était désespérée, et cette voix semblait morte.
Puis les crocs brillants se refermaient sur lui et son corps semblait se dissoudre et disparaître pour n'être plus que frissons.
Puis il tombait, mais tout était noir, et tout était silencieux, sauf pour le vacarme de son coeur affolé qui tentait de briser la cage que constituaient ses côtes, mais n'y parvenant pas s'arrêtait simplement.

L'inspiration sifflante qu'il prit le réveilla en sursaut.
Bien présent dans sa cage thoracique, son coeur battait sourdement mais sans réelle volonté de s'échapper. Il avala sa salive et poussa un soupir avant de laisser retomber mollement sa tête sur ses antérieurs rassemblés.
Dehors l'aube se levait à peine, teintant de rouge les nuages d'orage encore lourds qui continuaient leur lente procession vers d'autres terres sur lesquelles déverser leur courroux. Celui qui avait secoué la roche au-dessus de lui cette nuit avait peut-être été à l'origine de son cauchemar.

Des cauchemars du genre, il en faisant fréquemment depuis l'étrange réveil qui l'avait tiré d'un long sommeil. Il ne comprenait toujours pas ce qu'il s'était passé, et il laissait rarement ses pensées s'attarder sur ce sujet car il était désagréable de se sentir si impuissant face à la situation et de ne pas progresser. Alors il tentait de ne pas y accorder d'importance. Il tentait de faire impasse. Il avait passé une longue partie de sa vie à refouler tout un environnement entier pour ne pas se laisser atteindre; un simple déboussolement un peu persistant ne devrait pas lui poser tant de problèmes.  
Toujours était-il que tout semblait différent désormais. Le paysage était différent, l'odeur dans l'air était différente, les loups étaient différents... Tout.
Et ça n'avait pas le moindre putain de sens.

Justice savait se souvenir des paysages et des odeurs. Des informations qu'il apprenait, aussi. Il ne s'agissait que de survie après tout. Qui pouvait évoluer dans un environnement dont il ne connaissait rien ?
Alors pourquoi, de tout ce qu'il avait appris ici, presque plus rien n'était valide ?
Le grand loup se leva subitement et sauta à bas de l'abri de fortune qu'il s'était trouvé pour la nuit, en solitaire nomade qui devait reprendre son travail d'exploration du début. Il s'étira et s'ébroua avec vigueur pour tenter de se débarrasser du fourmillement désagréable qui avait envahi sa peau. Il avait trop pensé à tout cela. Il commençait à s'énerver, et tempêter seul dans son coin n'était jamais une très bonne chose.
Laissant le réseau de grottes derrière lui, il partit droit devant lui en trottinant, vers l'horizon sanglant qui gagnait en luminosité à mesure que le soleil montait dans la voûte céleste. L'astre était en perpétuel mouvement. Il se devait de l'imiter.

Se pourléchant les babines à l'idée d'attraper un petit-déjeuner, il progressait légèrement et rapidement. Il se savait loin des terres de ces clans adorateurs de tubes lumineux pour le moment, leur signature odorante étant très diffuse en ces lieux à l'aspect légèrement désolés, ce qui lui permettrait au moins d'être assez tranquille.
Un vent glacial lui parvenait du lointain, et il savait qu'il se rapprochait de cette grande étendue de glace qu'il avait longé peu de temps auparavant sans s'y être réellement aventuré. Le froid n'avait jamais été son fort. Son pelage court ne lui permettait d'ailleurs pas d'y rester longtemps.
Il amorça une longue courbe qui s'éloignait par conséquent de la côte arctique quand il pila net.

Dressant l'encolure et levant le museau vers le ciel, il huma les odeurs portées par le vent frais.

Du sang.

Il y avait quelque chose d'étrange à l'odeur, et un drôle de sentiment le faisait hésiter. Il leva une patte qu'il laissa en suspension, incertain de la marche à suivre, mais suffisamment intrigué pour ne pas pouvoir se détourner de cette effluve diffuse mais bien réelle. S'il voyait juste, l'animal qui perdait ce sang était d'une taille conséquente, il ne l'aurait pas sentie d'aussi loin autrement alors qu'il ne voyait pour le moment rien à l'horizon directe.

Il lui faudrait s'aventurer dans les terres gelées qu'il avait voulu contourner, mais l'idée d'un repas assuré justifiait la mesure.
Alors il se mit en route.

Les rafales froides qui le frappaient de face le ralentissait légèrement mais il suivait méthodiquement la piste, observant de ses yeux atypiques le paysage qui se teintait des couleurs matinales pour repérer son objectif. La neige tout autour de lui se baignait d'une ambiance rougeâtre qui correspondait drôlement à sa quête de sang. Il avançait encore, scrutant les étendues immaculées qui s'étalaient jusqu'à un océan lointain et couvert de brume qu'il ne pouvait pour l'instant que faiblement entendre.
Il espérait ne pas avoir à marcher jusque là.

Il n'aurait pas à marcher jusque là.

Ses oreilles engourdies par le froid se redressèrent quand il aperçut une tâche de sang à quelques dizaines de mètres de lui. Puis une autre. Puis c'était tout un chemin sanglant qui se dévoilait, flagrant au milieu de toute cette neige, témoin d'un être qui semblait n'en avoir plus pour très longtemps à vivre.
Il suivit brièvement les marques lugubres, récentes mais pas si fraîches au vu de leur aspect, et il ne lui fallut pas longtemps ensuite pour apercevoir la masse sombre et inerte qui en marquait la sinistre conclusion. Le point final d'une triste phrase.

Mais il y avait quelque chose qui clochait.

Là où il s'attendait à trouver une pauvre bête épuisée ayant tout fait pour survivre à ses blessures mais désormais offrant son corps à la prédation d'un loup errant, il trouva là un tout autre type d'animal blessé.
Ce n'était pas un jeune cerf mais un vieux loup qui était étendu dans une neige plus si blanche que ça, auréolé de son propre sang qui s'étendait en sillons sombres depuis son cadavre. Au milieu de la fourrure sombre de son encolure, une plaie ouverte brillait légèrement sous les doux rayons du soleil levant, et le sang encore légèrement humide refluant jusqu'à ses narines dans une sensation désormais bien moins alléchante.

Sans un bruit, il recula d'un pas et s'assit dans la neige. Le vent sifflait toujours, mais plus doucement, berçant presque les deux corps côte à côte, l'un vivant et l'autre endormi pour un long moment. La scène lui rappelait des souvenirs d'un temps ancien, empreint d'une violence toute autre. En comparaison, ce théâtre enneigé était là d'une bien douce symphonie.
Justice observa les alentours, pris d'un sentiment étrange. Il ressentait presque de la peine pour cet inconnu. Qui était-il pour avoir conclu sa vie dans une si grande souffrance ? Il semblait être d'un grand âge, et il avait repéré un de ces tubes de verre à ces côtés. En son sein miroitait encore un liquide légèrement nacré, teinté d'un bleu éteint. Que faisait ce drôle d'oiseau si loin de son nid pour venir achever sa vie ? N'avait-il pas de la famille à sa recherche ?

Il ne voulait pas le laisser là. Mais il ne savait que faire du corps endolori étendu sur le tapis de glace. A terme, la neige le recouvrirait. Mais peut-être méritait-il de reposer autrement et de partir accompagné.
Il pencha la tête, incertain sur la marche à suivre. De là où il venait, les cérémonies n'existaient pas. Un mort n'était qu'un pion en moins sur l'équiquier. Disparu et rapidement oublié. La mort n'était pas synonyme de recueil, simplement de faiblesse.

Alors il se contenta de l'observer, lui rendant un hommage silencieux, la tête légèrement inclinée. Plus loin, bien plus loin, le soleil continuait sa course imperturbable.

REPOS

Aujourd’hui ça sentait le sang. Une odeur désagréable, présente un peu partout, comme de la rouille. Tu n’aimes pas cette sensation, qu’à tout moment, tout peut exploser. Tu n’aimes pas cela car tu sais très bien que tu ne pourras rien y faire. Et en voyant ton amant traîner son corps vers la fin de son temps, tu savais que l’odeur émanait de lui. Et lui aussi, semble le savoir. Avalon ne voit plus rien, il est aveuglé par l’admiration et quand son père lui demande de le suivre, il ne remarque pas que l’arrière-train de celui-ci commence à se paralyser, que ses mouvements sont lents, que la douleur de ses os lui arrache de temps en temps une grimace. Tu aurais aimé le retenir, lui dire que tu peux t’en occuper mais tu sais au fond, que mourir pour aider son fils est l’unique mort qu’il accepterait, lui, le loup qui est revenu d’entre les morts.

— Lieutenant …

Il ne s’est pas retourné, il t’a simplement adressé ce regard. Celui qui veut tout dire, celui qui soigne les moeurs. Et tu le regardes disparaître dans le crépuscule, sans rien dire, sans bouger.

Et ça sent le sang.

Tu tournes en rond Anaël, tu attends. Tu attends avec stupidité le retour de ton amant et de ton fils, tu sais qu’il ne reviendra pas, mais tu espères. Tu espères au plus profond de toi que pour une fois, les dieux lui seront claimants. Tiens, que t’arrive t-il, tu ne crois pas en ces dieux, toi qui as grandi sans, te voilà à leur demander des faveurs ?
Reviens Lieutenant. Reviens.

Les minutes passent, puis les heures, et toujours rien. Maintenant c’est l’inquiétude pour ton fils qui prend le dessus. Et sans trop réfléchir d’avantage, tes grandes ailes se déploient et tu t’envoles, comme un nuage déchirant le ciel, tu progresses vite, tu ne veux pas perdre de temps, tu veux retrouver tes deux amours. Tu suis l’odeur du sang .
Rapidement, tu tombes sur Avalon. Il est inconscient, recouvert de sang. De sang. Le tiens il est froid, il est calme, tu te retiens car tu n’as pas le temps de pleurer. Tu attéris lentement sur le sol, tu tires le corps de ton fils à l’écart de cette flaque et tu l’allonge un peu plus loin. Tu sens l’odeur d’un loup Lazulis arriver, c’est une bonne chose, il ne te sera pas seul à son réveil. Car tu es déjà reparti, sans rien dire, sans bruits, tu recherches le mourant.

Oh Lieutenant tu es parti t’exiler si loin pour mourir, seul. Anaël sent les larmes monter, car au milieu de toute cette neige, un point rouge attire son attention et tu le trouves. Mort. Il semble apaisé, il semble heureux. Tes grandes ailes le recouvrent, comme pour le réchauffer, la tête basse tu n’as pas encore remarqué la présence de l’autre lupin.

Tu es accablé, détruit, tu pleures. Tu pleures car tu sais qu’il avait horreur d’être seul et le voilà … ici, au milieu du silence et de la solitude.

— Idiot.

Puis l’odeur te vient, lentement tu tournes la tête et tombe sur un lupin de jais et de charbon. Ton regard divague un instant mais tu ne bouges pas. Tu ignores pourquoi il est là, connaît-il Lieutenant ?

— Tu as la même odeur que lui, loup. L’odeur de la mort qui revient.

Un léger sourire se dessine sur son visage remplit de larmes.

Le vent froid sifflait à ses oreilles engourdies, gonflait le poil du loup noir dont le cœur s'était arrêté, propulsait des flocons arrachés au sol enneigé dans les courants célestes.

Le museau levé vers le ciel, Justice se demandait si quelqu'un viendrait un jour trouver ce grand corps brisé ou bien s'il était destiné à être petit à petit recouvert par le souffle glacé qui battait la plaine de glace et peu à peu poussait la neige à s'accumuler sur tout ce qui se trouvait sur son passage.
Comme si sa présence était une faute. Un imprévu grossier qu'il fallait effacer de la surface immaculée de cette banquise qui faisait face à un océan indomptable. Les tremblements qui agitaient son corps pour tenter de le réchauffer lui firent réaliser -à regret- qu'il ne pourrait pas éternellement attendre aux côtés du vieux loup tombé au combat. Son poil presque ras n'avait jamais été une invitation à se tenir aussi longtemps dans un lieu au froid si mordant qu'il en remontait jusque dans sa moelle.
Et pourtant, le guetteur ne semblait pouvoir s'arracher à sa veille silencieuse; son poids était ancré dans le sol, une corde invisible était nouée à sa gorge et le reliait au cadavre désormais rigide. Quelque chose l'empêchait de se résoudre à abandonner ce mort que la vie elle-même avait décidé de laisser derrière elle. Il ne savait pas quoi.

Peut-être était-ce la poésie lugubre de ce tableau si froid et si morbide qui le retenait. Il y avait un mort à ses pattes, mais pour une fois Justice n'y était pour rien. Ses griffes d'argent miroitaient faiblement les lueurs du ciel qui s'éclaircissait, leur éclat attirant son oeil périodiquement - mais il se forçait toujours à le ramener ailleurs.
Il ne comprenait pas ce qui le poussait à rester près de l'inconnu si longtemps -et pourtant, si il n'était pas là pour le surveiller, qui le ferait ?

Il crut d'abord que le reflet du soleil dans un flocon virevoltant l'avait brièvement aveuglé et que l'éclat blanchâtre qu'il avait vu dans les cieux n'était qu'une illusion temporaire.
Mais à mesure qu'il continuait à fixer cette tâche claire qui se détachait des nuages fuyant vers l'horizon il constatait que la tâche évoluait et grossissait. Au contraire des nuages lourds et groupés entre eux, la lueur était indépendante et légère, virevoltant librement comme une plume lâchée au vent.
Mais ce n'était pas une simple plume solitaire, c'était un être porteur de deux grandes ailes qui tournoyait loin au-dessus de la scène macabre, et qui se rapprochait désormais à grande vitesse.

C'était un ange.

Et l'ange fondit sur l'âme en peine qui avait quitté la terre dans la souffrance, l'ange posa une patte légère sur le sol gelé, l'ange étendit ses immenses ailes duveteuses et en enveloppa le corps, apportant enfin l'abri et le réconfort que le corps semblait tant réclamer.

Et l'ange était un loup.

Le loup avait parlé, et le loup connaissait vraisemblablement ce congénère qui s'était éteint, et s'il n'était pas divin sa présence n'en était pas moins la délivrance venue du ciel dont ce vieux loup qui semblait appartenir au sol avait eu tant besoin.

Visiblement, Justice n'avait pas été remarqué, et tandis que lui observait la scène dans le silence flottant et irréel seulement brisé par les pleurs du loup ailé, il se sentit délivré de cette mission qu'il s'était à contrecœur attribué.
Le guetteur s'était vu offrir une relève.

Il avait commencé à se relever -malgré la protestation de ses muscles crispés- et s'apprêtait à s'éloigner pour laisser la réunion se conclure dans l'intimité quand les deux yeux d'un bleu pâle fixés sur lui l’arrêtèrent net dans ses mouvements.

— Tu as la même odeur que lui, loup. L’odeur de la mort qui revient.

Un frisson plus glacé que les environs descendit lentement le long de sa colonne vertébrale.

L'ange souriait.

Pris de court par l'intervention, pas complètement debout mais plus réellement assis non plus, Justice fixa à son tour son regard froid sur l'ange.
Il n'expliquait pas la sensation amère et désagréable que ses paroles avaient provoqué. Il attribuait l'inconfort à sa situation déjà inconfortable d'être transi de froid - mais il ne pouvait se duper lui-même.
Il y avait cette impression dérangeante que cet inconnu qui venait tout juste de descendre du ciel en savait davantage sur lui alors même qu'ils ne s'étaient jamais vu auparavant. Et les paroles qu'il avait prononcé retentissaient en lui en une symphonie imparfaite et sans harmonie.

Avait-ce un quelconque rapport avec le tube empli de liquide brillant qu'il portait lui aussi ? Si celui de son congénère s'était éteint avec lui, celui-ci diffusait sa lueur verte et hypnotisante sans faillir.
Un souvenir flou et insaisissable d'une louve de ces terres mentionnant leur pouvoir et la convoitise qu'ils généraient lui revint.
Puis se dissipa.
Les yeux de Justice se plissèrent et ses babines se froncèrent légèrement, menaçant de dévoiler les crocs sous le coup de la frustration.

Justice n'oubliait jamais.

Mais il reporta son attention sur son bien réel interlocuteur, le presque blanc - celui qui était vivant. Il se déroba légèrement du regard translucide qui lui semblait l'envahir et le percer, s'immisçant bien trop profondément en lui à son goût.
Nerveux et mal à l'aise, désireux de changer de sujet, il préféra fixer ses prunelles sur le visage éteint du mort. Lui au moins ne pouvait plus l'atteindre, de là où il était.

Sa voix rauque se fit à peine audible parmi les sifflements aigus du vent.

- Qu'est-ce qu'il s'est passé ?