Circulaire [Justice]

On avait beau toujours être en été, l'automne se faisait pressentir.

Le soleil du matin crachait sur les plaines une lumière froide, et la chaleur, pour lui, n'était qu'illusoire : le fond de l'air était frais. Il voyait le vent qui acheminait déjà d'épais nuages cotonneux de derrière les montagnes, et l'herbe qui reprenait des couleurs. Il voyait les animaux qui s'affairaient plus, les températures étouffantes de l'après-midi qui se carapataient pour aller sous un ciel plus clément, et en déjà deux ans d'errance en ces terres, il avait appris une chose : cette période de l'année lui filait le cafard.
Car après l'automne viendrait l'hiver, et il lui faudrait attendre de longs mois pour que le printemps daigne de nouveau pointer le bout de son nez.
Comme probablement tous les loups du désert, Joaquín n'appréciait guère l'humidité. Il tolérait bien le froid la nuit, puisqu'elle lui était coutumière, mais ça s'arrêtait là. Mais lorsque ce froid vous donnait l'impression que vous aviez en permanence les pattes plongées dans l'eau glacée, et que ça durait du matin au soir, puis du coucher au lever du soleil, ça devenait vite lassant.
Il lui arrivait de songer à rentrer chez lui. Qu'importe le danger et la colère de Nacho et de ses sbires, qu'importe une mort certaine, crever comme un chien dans le Canyon lui aurait toujours permis de se sentir plus vivant que roulé en boule dans son terrier à attendre que l'hiver passe. Il s'était établi dans les plaines savanes pour le moment, et la température y avait le mérite de ne pas descendre trop bas durant l'hiver. L'endroit était correct, mais il doutait d'y rester indéfiniment. Pour une obscure raison le désert dont lui avait longtemps parlé Arabella ne semblait plus exister et avec le recul, il réalisait qu'il avait attendu beaucoup de cet endroit aujourd'hui disparu. Il avait sans doute envisagé de retrouver l'Oasis où elle et Daniel s'étaient installés lorsqu'ils demeuraient ici, et de s'y établir à son tour. Ses longues randonnées un peu partout l'avaient conduit à trouver un canyon, à l'entrée des terres de l'une des meutes locales. L'endroit était bien plus vert que ce à quoi il était habitué et tendait à être saturé d'insectes mais il envisageait sérieusement d'aller s'y caser quelques temps. Il avait pu constater un renforcement du nombre de patrouilles en bordure des terres des clans depuis quelques temps, et supposait que quelque chose se tramait, mais n'avait jamais cherché plus loin. Aller se creuser un terrier sur les terres que ces derniers s'étaient attribués n'était certes pas l'action la plus intelligente de l'année, mais il n'était pas prêt de courber l'échine devant quelques bourgeois territoriaux. Et cela aurait le mérite de mettre un peu de piment dans sa vie, qui était pour le moment assez routinière.

Il avait réussi à attraper une petite antilope durant la nuit — préférant cette dernière pour partir à la chasse, au vu de la couleur de son poil – et trottinait le long d'un petit sentier depuis une bonne demi-heure. Le ventre plein, il n'avait pas grand chose à attendre de la journée, et envisageait vaguement d'aller s'introduire sur les terres d'un clan quelconque pour le seul plaisir de les emmerder en y répandant son odeur un peu partout. Ce n'était pas franchement mature. Mais soyons honnêtes : ça avait le mérite de l'occuper.
Arrivant au bord d'un petit étang qui ressemblait plus à une grosse flaque qu'à une véritable étendue d'eau, il s'arrêta sur la berge pour se désaltérer quelques minutes. Et réfléchir à ce qu'il pourrait bien faire de son après-midi, entre deux gorgées d'eau claire.

Caressé par les rayons d'un soleil montant, Justice n'en finissait plus de tourner en rond.
Et non, cela n'avait rien à voir avec le titre de ce RP qui n'a eu de cesse de m'inspirer cette phrase. Non non non.

Les yeux vissés sur l'horizon encore brumeuse, le loup noir avançait à grands pas, mais sans but précis. Cela devenait une routine pour lui en ces lieux.
Une routine irritante.

Comme fréquemment, c'était toute une foule de sentiments contraires qui l'habitaient et se bousculaient, jouant des coudes pour être au premier rang quelques temps avant qu'un autre ne lui vole sa place, et ainsi de suite. Il essayait parfois de faire taire tous ces affluents contradictoires, mais son esprit fourmillait sans cesse -surtout en l'absence d'autre stimulation. Et il trouvait bien peu de simulation en ces étendues desséchées qui s'étalaient à perte de vue. L'oeil morne, il contemplait vaguement les touffes d'herbe dressées qu'il piétinait sans pitié sur son passage. Les tiges se tordaient en un froissement dans un ballet de couleurs jaunâtres, s'abattant au sol, certaines y restant, d'autres se relevant. Quelle drôle d'analogie de la vie.
Il en souriait presque, à imaginer tous ses anciens camarades comme autant d'herbes sauvages, balayés par une puissance supérieure et écrasante les contraignant à sa volonté, brisant la colonne d'une partie d'entre eux épousant la poussière pour l'éternité tandis que les autres se relevaient tant bien que mal pour attendre la suite et affronter les futures épreuves.

Et chaque foulée en écrasait toujours plus.

Lassé de son petit jeu vengeur, Justice fit une brève pause dans son inlassable progression, s'allongeant à l'ombre d'un rocher plat et un peu esseulé qui avait au moins le mérite de dissimuler l’entièreté de son corps. A part explorer, il n'avait pas grand chose de concret à faire. Surtout depuis qu'il n'était plus vraiment lui-même. Son réveil au fin fond de ce ravin avait tout changé. Il ne pensait plus toujours clairement. Il fuyait quelque chose sans réellement savoir quoi, poussé de l'avant par une énergie qui ne semblait pas venir de ses muscles endoloris. Et le pire dans tout ça- il avait du mal à regagner son ancienne forme. C'était le seul bagage positif qu'il avait emporté de chez lui. Et l'idée de perdre la force qu'il avait acquis au prix de son sang et de sa sanité l'effrayait terriblement.

Marcher toute la journée avait le mérite d'assouplir à nouveau ses articulations engourdies.

Un bruit à sa droite provenant de l'autre côté de son rocher fit pivoter son oreille, bientôt suivie par le reste de sa tête.

Près d'une mare qu'il n'avait même pas remarquée en arrivant, un autre individu noir était apparu, prélevant sa part d'eau dans cette improbable petite oasis qui avait décidé de persister ici, contre toute attente et bravant toute probabilité. Il faisait encore chaud et il n'avait pas senti la moindre humidité tout au long de son parcours au sein de cette steppe.
Bref.

Maintenant, il n'était plus seul. Et Justice n'était pas certain sur la suite d'actions à adopter.

Il pourrait attendre qu'il parte. Ils étaient ici dans les terres dites libres, celles où, apparemment, les excentriques locaux n'auraient aucun mot à dire sur leur présence. Il n'en avait aucune certitude, d'autant qu'il ne connaissait toujours pas grand chose aux coutumes qui régnaient en ces lieux, mais il se fiait à son nez et à ses observations. Ici, les odeurs ne restaient jamais bien longtemps, les passages étaient brefs et solitaires -pas de gros regroupement de type clanique.
Humant discrètement l'air en direction du grand noir, toujours abrité par la présence immuable du grand rocher qui acceptait généreusement de lui offrir sa protection, Justice entreprit d'analyser le nouveau venu. Quelque chose lui disait qu'il n'était pas du coin. Du moins n'appartenait-il pas à une de leurs meutes - cela était une certitude.

Justice aurait peut-être penché en faveur de l'attente tout en restant caché à l'ombre, car il ne voulait pas nécessairement d'une confrontation. Mais en même temps, Justice s'était rendu compte qu'il avait soif. Sa longue marche commençait tout juste à peser sur son corps, et la chaleur le gagnait. Et Justice n'était pas du genre à courber l'échine quand il avait besoin de quelque chose et que rien ne l'empêchait de l'obtenir.

Ancrant ses griffes métalliques dans le sol poussiéreux, le mâle se leva prudemment, les yeux vissés sur l'inconnu alors qu'il sortait de l'ombre, sa silhouette se détachant en contre-jour.
Sans un mot prononcé, sans lâcher de ses yeux le nouveau venu, Justice vint à son tour effleurer l'eau de son museau, retirant les quelques gorgées dont il avait besoin, face à son compagnon éphémère.

Lorsqu'une silhouette se détacha de l'ombre des rochers, quelques mètres sur sa gauche, Joaquín se figea. Sans pour autant bouger de manière ostensible, toujours penché au-dessus de la flaque, il darda un oeil unique sur l'étrange canidé qui s'approchait lentement de lui, visiblement aux aguets lui aussi. Son poil se gonfla lentement tandis qu'il observait l'autre en biais, guettant le moindre mouvement susceptible de témoigner une quelconque hostilité, voire un danger imminent. L'autre s'arrêta non loin de lui pour se désaltérer.

Joaquín, tournant légèrement la tête vers lui pour mieux le voir, en profita pour l'observer.
Il semblait bien être un loup, en dépit de son poil étonnamment ras et d'une allure sans doute plus fine qu'un congénère lambda. Cela dit, ce territoire regorgeait de canidés aux apparences des plus mystérieuses, et ses deux premières rencontres avaient impliqué un mec avec un troisième oeil au milieu du front et une meuf avec quatre yeux au lieu des deux usuels, aussi avait-il bien vite cessé de se poser des questions à chaque physique un peu délirant croisé au détour d'un sentier. Fait notable, l'autre arborait sur son visage une large cicatrice en forme de croix qui ne semblait pas arrivée là par hasard, et les griffes de ses antérieurs étaient surmontées d'implants métalliques assez peu commodes.
Et il y avait cette odeur étrange sur lui, comme le souvenir d'une vie passée sous terre. Il fronça le nez, perplexe, avant de se redresser. Il avait le sentiment que l'autre n'était pas du coin non plus.

Toujours sur ses gardes, il décida d'engager la conversation. Principalement parce que cela faisait longtemps qu'il n'avait pas parlé avec quelqu'un, et que quand bien même il jouissait d'un tempérament plutôt introverti et d'une tendance à se reclure sur lui-même, la compagnie des autres lui manquait. Il n'allait pas cracher sur un échange, qu'il soit hostile ou non. A ce stade, et au vu de la routine terriblement abrutissante dans laquelle il s'était empêtré ces derniers mois, même un combat aurait été bienvenu. N'importe quoi, pourvu que ça le sorte de la vase dans laquelle son existence semblait s'enliser.

— Etranger aussi, non ? demanda-t-il d'une voix rendue rocailleuse par de longues semaines sans parler à qui que ce soit.

Continuant de laisser son regard se balader sur l'autre, il s'arrêta sur l'épais collier de cuir à son cou, et plus particulièrement sur les motifs en forme de croix qui l'ornaient. Ses oreilles frétillèrent légèrement.
Les gens de chez lui ne vénéraient qu'un Dieu unique, apporté avec eux par les colons il y avait bien des générations de ça, et cette croix n'était pas sans lui rappeler celle qui arborait les chapelles que l'on trouvait un peu partout chez lui, ou celles que les femmes portaient à leur cou. Il se demanda s'il existait un quelconque lien, et plissa légèrement les yeux. S'il y avait bien une chose dont il avait appris à se méfier, c'était des dévots. Ces empaffés étaient capables de justifier les pires atrocités du monde par leur foi et l'existence d'un dessein plus grand qu'eux. Un désir insondable venu d'ailleurs, que par on ne savait quel miracle ils étaient capables de comprendre.
Lui-même s'était adonné nombre de fois à des actions peu recommandables, mais au moins avait-il eu la décence de les assumer pleinement.

So far, so good.

La séance buvette se déroulait pour le moment calmement, les deux participants se jaugeant en silence, leurs quatre iris s'affrontant sans la moindre discrétion.

Plus il l'observait, plus il en était sûr. Le loup noir n'était pas du coin, lui non plus. La bref odeur exotique qu'il avait capté en sa direction s'était amplifiée, et bien qu'il soit incapable de définir d'où il pouvait bien débarquer, beaucoup d'éléments trahissaient son indépendance vis à vis de ces terres. Ils se détaillèrent sans gêne, chacun cherchant à percer les secrets et les intentions de l'autre. Il avait vu l'autre étranger se tendre. Il était lui-même tendu.
Il y avait quelque chose d'encore plus incertain au fait de rencontrer un allochtone qu'un de ces loups de clan. Ces derniers semblaient bien différents en leurs allégeances et leurs motivations, mais il avait cru dénoter une certaine unité dans leur façon de se comporter. Les attaques gratuites et sans questions semblaient rares. Il y avait une impression globale de civilité qui les entourait.
Avec un étranger qui débarquait d'on-ne-sait-où -comme lui, on pouvait s'attendre à tout. Après tout, eût-il été un autre membre de son clan originel, il n'aurait pas voulu croiser son propre chemin.

Un léger spasme agita ses doigts ornés de métal quand l'autre se releva, quittant la surface poussiéreuse de l'eau qui avait tiédi au soleil pour le regarder d'un peu plus haut. Justice fit de même. C'était désormais deux loups assis face à face qui se toisaient sans se lâcher des yeux.
Mais l'autre ne semblait pas prêt à bondir ou à se préparer à l'attaque. Ses yeux jaunes donnèrent l'impression de s'éclaircir à son égard et il fut le premier à lâcher quelques mots dans l'atmosphère, brisant le silence qui régnait en maître sur leur rencontre.

- Etranger aussi, non ?

Si les indices de ses origines étrangères auraient pu être manquées par un loup vaguement aveugle ou anosmique, il aurait fallu qu'en plus il soit sourd pour ne pas cette fois être convaincu de l'évidence. L'accent lourd qui s'accrochait à la langue de l'animal révélait complètement à quel point il ne faisait pas partie de la faune locale. Il devait vraiment venir de très, très loin. Justice lui-même avait du parcourir des centaines de kilomètres jusqu'à se retrouver ici et il était porteur également d'une légère distortion dans la prononciation de certains mots qui dénotait un certain éloignement de ses terres d'origine, mais lui... Lui, c'était un cas tout autre. Les mots employés  avaient été simples et courts, et quelque chose lui soufflait que le loup noir serait en bien plus grande difficulté sur des phrases plus longues.
Cela impliquait de s'exprimer soi-même de manière simple, et de s'accrocher pour déchiffrer les futurs dialogues. Il ne réfléchit pas bien longtemps avant de réaliser que cela ne lui posait pas beaucoup de problèmes. Il n'aimait pas spécialement parler pour rien dire, et les grands bavards avaient tendance à l'agacer.

Ainsi répondit-il à l'interrogation de l'inconnu par un hochement de tête appuyé et affirmatif -espérant que de là où il venait ce signe de tête n'avait pas une autre signification, parce que là, sinon, ça risquait de devenir compliqué.

L'autre était donc parvenu aux mêmes conclusions que lui après s'être tous deux finement analysés et peignés du regard, et au début il ne sut pas bien quoi ajouter de plus à la conversation, oscillant discrètement sur ses deux pattes avant d'un air vaguement nerveux et mal à l'aise. Le porteur de plumes avait fait l'effort d'engager un échange. Il serait mal avisé de le planter dès son début.
Mais en même temps, il n'avait pas trop l'habitude de bavarder, et il ne savait pas trop quoi dire pour faire connaissance.

- ... Pourquoi être venu ici ?

Ses oreilles droites se pointèrent sur son interlocuteur juste après avoir lâché sa phrase. Il se rendit compte après quelques secondes qu'il ne faisait peut-être pas ça dans le bon sens. Et que la question pouvait être vaguement agressive ou inquisitrice. Peut-être que quand on fait connaissance, les autres ont plutôt tendance à demander le nom, où d'où il vient. Il pencha légèrement la tête sur le côté, soudainement moins enthousiaste et davantage songeur et soucieux d'avoir raté sa démarche de sociabilisation.

Mais bon, tant pis.

Il était très difficile de savoir ce que l'autre pouvait bien penser.

Non pas que Joaquín ait été un expert en empathie, doté de neurones miroirs super cheatés, pimpés au téquila depuis sa plus tendre enfance. Sa capacité à éprouver les émotions d'autrui était à vrai dire assez limitée, et la plupart du temps volontairement ignorée car très peu utile lorsqu'il était question de survie. Néanmoins les loups de son pays — plus exactement les mâles – possédaient généralement un panel d'émotions assez restreint, qui plus est facile à décrypter, et il n'avait jamais eu trop de problème à deviner ce qui pouvait se passer dans la tête de l'autre.

Ici, c'était différent. Derrière ces prunelles bleues serties d'or, le vide. Aucun indice.
L'abîme.
Voilà qui ne l'aidait pas beaucoup.

Cela dit l'étrange animal ne montrait aucune hostilité et semblait plutôt intrigué. C'était en tout cas ce que Joaquín supposait. Tout comme l'autre, son apparence différait pas mal de celle des locaux et il n'avait clairement pas l'air du coin.

— Pourquoi être venu ici ?

Joaquín fronça les sourcils, perplexe. Ca avait le mérite d'être parfaitement compréhensible, mais sans être natif du coin, il était capable de comprendre que cette phrase était clairement simplifiée. A voir si c'était parce que l'autre parlait également une langue étrangère ou si c'était juste pour lui faciliter la tâche, vu que son accent à couper au couteau ne cachait en rien sa maîtrise plus que précaire de la langue du coin.

— Histoires de famille, répondit-il sobrement. Y Toi ?

Il désigna à son tour l'autre d'un petit signe du museau, son regard quittant un instant celui de l'autre pour retourner se poser sur les griffes métalliques à ses pattes.
A en juger par les vieilles cicatrices à ses doigts, celles-ci semblaient littéralement incrustées dans sa chair. Ca avait dû faire un mal de chien.

Il releva les yeux, attentif.

Le conflit entre leurs regards semblait éternel, les yeux jaunes et sauvages du sombre étranger ne laissant pas une seconde de répit aux iris vifs du loup au poil court. Aucun des deux ne semblait prêt à lâcher les armes.

La réponse ne se fit pas réellement attendre, puisque son camarade de flaque d'eau semblait plutôt enclin à la conversation et pas sensible pour deux sous à de quelconques histoires de bienséance et de formulation.

— Histoires de famille. Y toi ?

La réponse était sobre et courte, mais là encore elle avait le mérite d'être claire. Les oreilles de Justice butaient toujours sur la prononciation de certains sons, mais globalement c'était compréhensible sans trop d'efforts. Il y avait quelque chose d'intéressant à la perspective d'avoir rencontré un canidé si éloigné qu'il n'en parlait plus la même langue. A quel genre de frontières coupait-on soudainement tout lien avec les autres peuples pour développer une langue exclusive ?

Et surtout, pourquoi ça n'avait pas été son cas ?

Il supposa que là encore, ils n'avaient pas été suffisamment éloignés des autres clans. Ou bien les origines de son clan -dont il ne savait rien- n'avaient pas été suffisamment anciennes pour aboutir sur une différenciation complète des usages et des langages. Ou bien il y avait un quelconque intérêt pour eux de ne pas se reclure en autarcie et de maintenir une certaine forme d'échange possible avec les autres -ne serait-ce que pour leur communiquer leur haine avec toute l'assurance de se faire comprendre.

L'autre lui avait posé une question, ceci dit, et Justice allait bien devoir y réponde.
Il ne s'était pas foulé, à vrai dire; puisqu'il avait opté pour une question miroir -mais c'était finalement tout naturel.
Il se demanda ce qu'il allait bien pouvoir dire. Il n'était pas vraiment partant pour bavarder longuement sur ses origines, ni pour disserter sur les raisons qui l'avaient poussé à se retrouver ici -d'autant plus qu'ici ne voulait pas dire grand chose dans la mesure où c'était simplement la première terre d'accueil qui lui avait paru viable pour faire une pause dans son exil, qu'ici aurait donc pu très facilement être ailleurs si il avait pris une orientation ne serait-ce que légèrement différente lors de ses longues semaines de progression, et que la réponse la plus techniquement adéquate était donc "le hasard".
Mais l'autre loup ne semblant de toute manière pas non plus porté sur les longues histoires personnelles, les réponses sobres seraient un choix appréciable pour le moment présent.

Le son bref et rauque qui sortit de sa poitrine avec un sursaut de ses épaules ressembla vaguement à un esclaffement avorté quand il songea qu'il pouvait facilement emboîter le pas à la réponse pré-faite du loup noir sans mentir non plus, et l'esquisse d'un sourire amusé se dessina d'un des deux côtés seulement de ses babines.

— A peu près pareil.

La réponse restait évasive pour lui aussi. Ce n'était pas plus mal ainsi.
Justice n'avait pas manqué de remarquer la fréquence à laquelle son interlocuteur jetait des coups d’œil en aller-retour sur certains de ses accessoires, tentant peut-être de percer le secret de leurs origines -notamment ses griffes.
Il devait bien avouer que ce petit attribut métallique était généralement celui qui faisait le plus sensation, d'autant que malgré le panel large et varié d'accessoires que les loups de cette terre arboraient, certains de ces attributs plus ou moins agressifs; il n'avait encore rien croisé de comparable. Il joua inconsciemment de ses doigts, plantant les appendices de métal dans la terre sèche.
S'il appuyait suffisamment fort jusqu'à repousser les limites de son articulation, il pouvait encore ressentir la douleur des objets cruels s'enfoncer dans la chair fragile de ses pattes.

Alors qu'il avait temporairement relâché l'autre mâle de son regard pour le balader de manière succincte sur l'horizon de cette plaine sèche et chaude qui semblait bien vaste, une autre question lui vint en tête pour alimenter le feu bien maigre et crachotant de leur discussion.

— Et... Comment tu trouves ces terres, par rapport à chez toi ?

Pour une fois, son regard resta rivé vers le lointain au lieu de revenir se figer dans les prunelles vives du loup noir. Les oreilles attentives et inclinées dans sa direction, il avait de lui-même créé un petit foyer de curiosité au sein de son cœur qui, avide d'entendre parler des terres qui façonnaient ce monde -même celles qui étaient trop loin pour qu'il ne les atteigne un jour, espérait être nourri de quelques images pour agrémenter son paysage mental.

Au vu de sa réponse, l'autre semblait tout aussi peu disposé que lui à s'épancher sur sa vie personnelle. C'était une bonne chose. Tout en sachant pertinemment que cet étrange loup venait d'une terre qui n'avait rien à voir avec la sienne, il éprouvait face à ce dernier un certain sentiment de familiarité. Les hommes, chez lui, ne parlaient pas beaucoup d'eux. Les femmes non plus d'ailleurs, quand bien même elles étaient souvent bien plus portées sur la conversation, libérées des barrières mentales qu'on imposait aux petits mâles de se construire dès leur plus jeune âge, afin de les durcir, et de les former à la seule chose qu'on attendrait d'eux au cours de leur vie : la survie, et la protection de leur famille. En l'occurrence les femmes, et les gosses. Rien de plus. Ils avaient beau jouir de bien plus de libertés, ils n'en demeuraient pas moins de simples remparts face aux dangers que représentaient les autres. On n'attendait pas des mâles qu'ils fassent la discussion, chez lui, ou en tout cas pas qu'ils racontent quoi que ce soit de bien profond ni réfléchi à partir du moment où cela ne concernait pas un éventuel braquage ou pourquoi pas un siège. On attendait juste d'eux qu'ils frappent. Et qu'ils ne s'encombrent pas de sentiments qui pourraient les faire rechigner à la tâche.

— Et... Comment tu trouves ces terres, par rapport à chez toi ?

Ce fut au tour de Joaquín d'étouffer un vague rire, plutôt comme un claquement sec, qui se serait heurté contre la paroi de ses babines. La réponse lui paraissait simple, et pourtant, il n'avait jamais pris la peine de se poser réellement la question, au-delà de quelques considérations de température et d'humidité. S'il venait d'une partie particulièrement aride du Désert, sa patrie jouissait d'une certaine diversité en ce qui concernait les paysages, avec ses plages, ses montagnes, et sa végétation parfois luxuriante, surtout à la saison des pluies. Il avait pris réellement conscience de tout ça lorsqu'il avait quitté son Canyon, et vu du pays, littéralement. Néanmoins la température y était toujours sensiblement plus haute qu'ici, et il y faisait moins humide. Et il n'y avait pas de stupide banquise. Quelle idée, une banquise, putain. Avec ses petits oiseaux courts sur pattes et incapables de voler qui se dandinaient de manière disgracieuse en allant à l'eau, comme des serveurs de café trop à l'étroit dans leur costume trois pièces bon marché. Petits oiseaux à la chair étonnamment juteuse et grasse — sans doute le gras leur servait-il à ne pas mourir de froid sur cette putain de banquise –, assez goûteux, mais qui demeuraient dans un endroit bien trop glacial à ses yeux pour qu'il en fasse tous les jours son repas.
Il n'y avait pas non plus de temples étranges dédiés à des divinités aux couleurs de la gay pride l'arc-en-ciel. Par contre il y avait des églises. Et des chapelles. Et. Des. Putains. De prêtres. Sans compter les prosélytes. Et ces enfoirés de missionnaires. Les gens de chez lui étaient tout aussi abrutis de religion qu'ici, à l'exception près qu'ils n'avaient jamais eu l'occasion de voir leur supposé Créateur en incarnation, et que ce dernier ne leur conférait aucun pouvoir, si ce n'est celui de décréter que certaines personnes méritaient d'être tuées, et d'autres pas.
Cela dit Joaquín n'avait jamais croisé de divinité ici non plus. Tout cela le laissait plus que sceptique.

— Froid et humide, grommela-t-il. Température et humidité, donc. Pas d'alcool, ajouta-t-il, non sans regret.

Ce qu'il aurait pas donné pour une petite bouteille de téquila à siroter au coin du feu ou accoudé à un bar, qui plus est avec ce maudit hiver qui approchait.
Il leva le nez vers l'autre et tendit le museau dans sa direction, lui renvoyant implicitement sa question.

C'était comme voir deux Terminators qui tentaient d'avoir une conversation.
Mais ça lui allait bien.

Sa question en quelques mots fut accueillie par le même genre de rire désarticulé qu’il avait tenté d’émettre plus tôt, les rapprochant une fois de plus comme étant des genres de machines un peu déréglées et similaires malgré les kilomètres de différences qui les séparaient néanmoins. Cela eut le mérite de garder Justice amusé, ce même sourire difforme et asymétrique venant soulever l’une de ses babines en soulignant les traits osseux de son visage anguleux.
Son regard revint se planter dans les yeux du grand brun et il crut pouvoir y discerner les paysages lointains qui se dessinaient au gré des souvenirs du mâle qui devaient affluer en ce moment même. Il ne pourrait malheureusement jamais les voir pour de vrai, et il dut se contenter du concept vaporeux des terres lointaines qu’il ne pouvait même pas imaginer.

La réponse vint dans une voix grondante dans laquelle le lourd accent s’empâtait encore davantage, arrondissant les syllabes des mots encore plus qu’il ne l’aurait cru possible dans la limite de sa compréhension.

— Froid et humide. Pas d’alcool.

Il se vit encore servir une ration à peine tiède de quelques maigres mots pour alimenter son esprit, et il dut bien s’avouer qu’il ressentit un léger pincement de déception à l’idée de ne pouvoir accéder à des descriptions plus savoureuses des terres dont l’étranger aux plumes était originaire. Mais il ne lui en voulait pas non plus – ces quelques mots échangés s’inscrivaient dans la continuité de leur rencontre jusqu’à présent, et deux êtres peu bavards ne risquaient pas de faire des miracles.
En réalité, Justice n’aurait pas craché sur une longue conversation, rien que pour une fois. Les mots inutiles l’irritaient au plus haut point, mais il savait qu’une partie des autres âmes qu’il rencontrait aurait autre chose à lui offrir, et un autre individu venant de loin comme celui qu’il venait tout juste de dégotter aurait pu lui conter les merveilles d’un monde lointain et lui permettre de décoller de cette terre qu’il ne quittait jamais. Justice devait bien se rendre à l’évidence – pour tout ce qui concernait des concepts qu’il n’avait pas encore eu l’occasion de réellement voir de ses yeux, son imagination se heurtait rapidement à un mur et occultait les frontières de son esprit.
L’univers leur avait donné la capacité de la parole, et pourtant de là où il venait les mots n’étaient qu’un banal utilitaire. Ils discutaient peu de leurs émotions –jamais, à vrai dire, à partir du moment où les premiers mois de leur vie étaient consumés et que peu à peu l’étau de leur condition se refermait sur eux. Ils ne pouvaient deviner des mots qu’on ne leur donnait pas, et toute tentative de créer des liens se retrouvait ainsi brisée et les mots intimes qui pouvaient être échangés finissaient par s’asphyxier et mourir dans le noir et le silence. Et la boucle était bouclée.

Et bien-sûr, Justice était tombé sur le mec qui n’avait pas non plus le vocabulaire pour exprimer de longues phrases.
Il souffla bruyamment par les narines, chassant d’un battement de cil les pensées d’antan venus parasiter l’instant présent. Il avait tout son temps, après tout. Et les courtes paroles échangées leur permettait d’égrainer des indices à leur rythme. A l’écouter donc, l’endroit d’où il venait était d’une température bien plus clémente –probablement plus sec et chaud sans toutes les variations de météo et de microclimats que l’on trouvait magiquement dans cette zone où banquise et désert chaud se côtoyaient à quelques kilomètres.
Et puis il y avait cette deuxième… chose.

Alcool, avait-il dit.

Justice pencha légèrement la tête, retournant le mot dans tous les sens pour tenter d’en retrouver la trace dans son esprit. S’agissait-il d’un mot commun que l’autre ne connaissait pas en cette langue et qui l’empêchait de comprendre ? Peut-être était-ce une unicité de son pays natal qu’il ne retrouverait jamais ailleurs et dont il n’y avait pas de traduction, d’ailleurs ?
Les yeux pétillants à l’idée d’avoir peut-être trouvé l’accès à découvrir davantage de secrets de cet endroit lointain et voyant que son camarade lui renvoyait implicitement la question d’un léger geste, il se saisit de l’occasion pour rebondir d’un air un peu plus vivant que ce qu’avait connu leurs maigres bouts de phrases lâchés sans saveur jusqu’ici.

— Alcool ? Je ne connais pas. Cela vient de chez toi ?

Puis il fit une pause, restant un instant la mâchoire ouverte et des mots non prononcés en suspension dans sa gorge. Que pouvait-il bien dire vis-à-vis de chez lui ? Que c’était morne et stérile ? Que la température était la même toute l’année sous terre, mais que la surface était balayée par des vents secs et poussiéreux sur fond d’air soit brûlant soit gelé –que malgré tout chaque loup appréciait d’en sentir la brûlure dans la gorge tant chaque occasion de s’extraire des tunnels sombres était un trésor à chérir ?
Le loup en face de lui semblait chérir ses terres natales, probablement ne comprendrait-il pas que l’on puisse éprouver à la fois attraction et répulsion pour cet endroit désolé qui était malgré tout ce qu’il avait toujours connu et qui regroupait sous la même ombre les maigres souvenirs heureux qu’il avait pu extraire des tourments qui y dormaient.

Sa gueule se referma finalement tandis qu’il hésitait, ne sachant réellement mettre de mots sur ce qui traversait ses pensées. Il inspira, préférant se concentrer sur des constats simples. Espérant que le brun préférerait plutôt s’intéresser à une dissertation au sujet de l’alcool.

— Ici, c’est plus… Diverse. Les terres et les loups sont différents.

Merci, Captain Obvious.

La manière qu'eut l'autre mâle d'arquer légèrement la tête lorsqu'il parla d'alcool eut vite fait de l'alerter. Certes, ce geste pouvait être motivé par de nombreuses raisons, allant de la défaillance du système nerveux à la simple surprise de savoir que non, il avait eu beau flairer partout, il n'y avait pas la moindre trace d'alcool en ces fichues terres, mais il eut le sentiment que la perplexité de son congénère venait d'ailleurs. Sentiment qui fut bien vite confirmé par la question de ce dernier, qui ne manqua pas de balancer Joaquín dans le trente-sixième dessous de la dépression silencieuse. Celle qu'il vivait intensément en son for intérieur, mais dont il ne laissait strictement rien paraître, stoïque tel le roc, avenant tel le cactus, et sobre tel... eh bien, tel ce pauvre mec face à lui, qui ne savait même pas de quoi il lui parlait.
Ainsi donc la légende était vraie. L'alcool n'était pas universel.
Ses babines frémirent, menaçant de se retrousser en une moue dégoûtée.
On lui avait dit que Daniel n'avait jamais trouvé d'alcool qu'une seule fois — qui plus est, il s'agissait de téquila –, au coeur d'un gigantesque palais très clairement trop prout-prout pour des mecs comme eux, et que la cuite qu'il s'était prise ensuite avait été telle qu'il s'était demandé jusqu'à la fin de ses jours si cette bouteille de téquila n'avait pas été qu'une simple hallucination induite par un organisme en manque depuis bien trop longtemps. Certes, il n'avait jamais demandé aux autres s'ils connaissaient un endroit où en trouver, trop occupé qu'il était à leur cracher dessus dans un langage qu'il n'était bien le seul à comprendre tout en se refusant à essayer de faire un effort pour en apprendre un autre. Il y avait donc eu un vague espoir.
Il en restait peut-être toujours un.
Ce type n'était pas d'ici non plus. Et avec ses crucifix de partout, il venait peut-être d'une secte qui prônait le rejet de toute substance altérant l'esprit. Le côté barbant et castrateur de la religion, le sang du Christ en moins.

— C'est une espèce de boisson. Pour faire fiesta. Ou... autres choses, finit-il par capituler, ne sachant trop comment expliquer ça de manière simple et concrète, surtout dans une langue qu'il ne maîtrisait que partiellement.

Son interlocuteur hésita alors avant de lui dire que l'endroit était plus varié que celui duquel il venait. Ce qu'il comprenait également. Son pays était divers, mais sur des proportions bien plus grandes. Ce continent-là faisait tout au plus la taille de son Canyon. Qui n'était présent que sur un tout petit bout de désert. Attenant à des montagnes. Attenantes à la mer.
Restait à savoir d'où l'énergumène pouvait bien provenir. Il en savait au final aussi peu sur l'autre que l'autre n'en savait sur lui.
Joaquín hocha silencieusement la tête, avant d'hésiter à son tour.

— Chez moi les loups n'ont pas plus que deux yeux. On n'a pas d'ailes non plus, songea-t-il, pensif.

Fait était que de toutes les personnes que Joaquín avait pu croiser, cet étrange canidé au poil ras et à la silhouette élancée était le plus normal.
A côté d'eux, lui, avec son poil certes un peu plus fourni que la normale, ses proportions normales, et de manière générale son anatomie normale, était tristement quelconque. Mais ça lui convenait bien. Les gens de chez lui n'était pas très ouverts à l'anormalité, surtout si celle-ci n'apportait pas un avantage clair et immédiat par rapport aux autres. Lui-même y était assez réfractaire, ayant été éduqué selon les valeurs du pays.
Son regard avait dérivé à son tour sur les vastes étendues d'herbes alentours, tandis qu'il se remémorait ses dernières rencontres. Force était de reconnaître qu'elles s'étaient toutes bien passées. Cet endroit était étonnamment peu hostile. Il avait peur de finir par s'assagir, à force. Il allait finir par rouiller, s'il ne mettait pas rapidement un peu d'action dans sa vie.
Reportant son attention sur l'autre loup, il plissa les yeux, pensif, avant de ramener son arrière-train derrière lui pour s'assoir.

— Si vous n'avez pas alcool, comment vous faites fiesta ? Mh ? Fête ?, ajouta-t-il, en hochant légèrement la tête dans l'espoir d'inciter l'autre à lui répondre.

En allant tous s'éclater à écouter un vieillard déclamer psaume sur psaume à la messe du dimanche, peut-être ?

Sa curiosité semblait avoir eu l'effet inverse que celui escompté.
Là où Justice aurait pensé engager une conversation endiablée et passionnée au sujet d'une spécialité locale, il lui semblait au contraire voir tout un monde s'effondrer au fin fond des yeux jaunes de son comparse. Les traits de son visage se crispèrent et sa peau frémit en de multiples endroits, visiblement prête à se muer en une expression déconfite.
Justice était assez sensible aux changements d'humeur chez les autres, sans être particulièrement capable de mettre des mots dessus pour autant. Être capable de décrypter les ondes émanant des autres loups était l'une capacités de survie qu'il avait développées au sein de son ancienne communauté, bien que cela paraisse moins éminent que l'habilité à se battre. Savoir envoyer des coups de crocs et de griffes bien placé ne faisait pas tout pour s'assurer une place stable dans un monde qui ne l'était pas; pouvoir sentir venir les coups bas et les mauvaises intentions était devenu tout aussi crucial pour savoir réagir au moment clé.
Ainsi donc sentait-il les puissantes émotions négatives qui avaient envahi le grand brun et ses plumes bariolées, et Justice pivota ses oreilles vers l'arrière d'un air proprement abasourdi. Etait-ce donc si grave que ces terres ne semblent pas abriter d'alcool ?

Ou bien était-ce plus grave encore qu'il ne sache même pas ce dont il s'agissait ?

— C'est une espèce de boisson. Pour faire fiesta. Ou... autres choses.

Sa mine déconfite semblait confirmer ses soupçons. Son manque d'enthousiasme et sa détresse visible à devoir expliquer une notion aussi simple également. L'étranger vouait visiblement un genre de culte à la boisson dénommée alcool, et son absence semblait le plonger dans une spirale de désespoir, ce qu'il avait toujours du mal à comprendre étant donné qu'il n'avait toujours pas la moindre idée de ce que ça pouvait être réellement au vu du manque d'explications claires qui avait été fourni. Fiesta. Autres choses.
Fiesta était encore un inconnu au bataillon, quant à "autres choses"... Bref. Il n'était pas sur le point d'élucider le mystère pour le moment. La seule boisson qu'il connaissait, c'était l'eau sous toutes ses formes. Et le sang contenu dans les proies. Il était à des années lumières de soupçonner l'existence d'une autre substance qui pouvait servir à s'hydrater.
Il avait bien peur que le loup aux mèches rouges ne soit trop désemparé par la situation pour revenir de lui-même sur le sujet de l'alcool, aussi se promit-il de mener l'enquête à l'occasion. A sa propre façon.

— Chez moi les loups n'ont pas plus que deux yeux. On n'a pas d'ailes non plus.

Justice s'étant attardé sur le sujet des lointains mystères inaccessibles en avait presque oublié la suite de la conversation, et il faillit éclater d'un rire franc à la réponse donnée par l'autre loup. Il était vrai qu'il avait été confronté ici à tout un tas de mutations que son clan aurait probablement considéré comme anormales et n'aurait pas laissé se développer, de peur que ce genre de maladies ne se propage et n'appauvrisse leurs gènes tout en corrompant leur sang si pur. A moins peut-être que certaines de ces modifications ne se révèlent avantageuses pour quelques individus. Davantage de griffes. Davantage de crocs.
Justice ne put empêcher un léger frisson de parcourir sa peau malgré la chaleur ambiante à l'image furtive qui s'était faufilée dans son esprit un court instant - celle de Légion doté non pas d'une, mais de deux mâchoires argentées.

En tout cas, malgré leurs différences de pelages et d'accessoires, il fallait bien avouer qu'anatomiquement parlant, les deux étrangers étaient finalement bien peu... étranges, par rapport à la population locale. Même leurs gênes avaient fait le choix modeste de ne pas s'exprimer en technicolor, là où certains avaient eu pour ambition secrète d'exploser toutes les couleurs de l'arc-en-ciel sur un seul et même pelage. Justice était tout à fait monochrome, et son comparse restait sobre, simplement orné de quelques discrètes traces rouges. Cette terre était peut-être radioactive - et ils risquaient donc de subir le même sort en s'y attardant. Ou bien c'était un peu le lieu de rassemblement de tous les reclus du monde entier.
En attendant, tout le monde chez lui se ressemblait, avec leur poil presque ras, leur fourrure majoritairement sombre et leurs grandes oreilles droites. Il ne s’était jamais réellement posé la question avant d’avoir franchi les frontières de son territoire natal, mais voir autant de diversité génétique chez les autres l’avait fait questionner la soi-disante pureté de son sang. Soit ils étaient une race un peu particulière établie ici depuis bien longtemps et suffisamment isolée pour expliquer leur apparence particulière et généralisée, soit ils n’étaient que le fruit d’un rassemblement malsain de dégénérés sectaires au nombre réduit s’étant reproduits entre eux jusqu’à créer une troupe entièrement unifiée mais complètement consanguine. Ce qui pourrait expliquer la persistance de leur délire autoritaire, aussi.

— Si vous n'avez pas alcool, comment vous faites fiesta ? Mh ? Fête ?

Visiblement, le cerveau de l’autre mâle n’avait fait qu’un tour avant de revenir à son sujet de préoccupation majeure. Mais loin de lui donner davantage d’informations, il semblait plutôt alarmé par l’état critique dans lequel son existence semblait être en l’absence du magique breuvage.
L’autre s’était assis de nouveau et plissait ses yeux perçants en sa direction, lançant sa question avec un mouvement de tête si empressé qu’il en devenait presque agressif.
Justice, lui, ne s’assit pas mais fit un pas en arrière en baissant légèrement l’encolure, son corps se mettant instinctivement en tension bien qu’il ne sache pas réellement pourquoi. Ses muscles s’étaient bandés comme lors de ces nombreux moments où ils s’apprêtaient à la défense en vue d’un combat.
Bien-sûr, toute sa raison lui disait que l’autre n’était pas réellement devenu plus agressif. Il n’y avait pas davantage de danger qu’avant. Il n’était pas nécessaire de le jauger pour anticiper les meilleurs angles d’attaque.

Mais le mâle le mettait dans une position plutôt inconfortable à le confronter de nouveau à un concept qui lui paraissait inconnu. Fiesta. Fête. Quelque chose lui disait qu’il aurait dû connaitre ce mot, encore plus que le précédent. Mais là encore, il n’avait pas la moindre idée de quoi répondre au grand énergumène.
Et cette déstabilisation –cette sensation de ne pouvoir mener à bien une simple conversation– commençait à l’irriter légèrement.
Il expira lentement au bout de quelques secondes, relâchant progressivement la tension accumulée dans son corps. Ses oreilles se redressèrent, pointant de nouveau vers le mâle brun. Sa réponse survint d’un ton légèrement plus sec et claquant qu’il ne l’aurait voulu.

— On ne fait pas la fête.

Il avait particulièrement appuyé le dernier mot, le crachant presque tandis que les lettres de ce mot inconnu glissaient presque hors de contrôle, manquant de se dérober à sa langue. Il avait préféré prétendre connaître le concept et le rejeter en bloc plutôt que de passer à nouveau pour ignare aux yeux de l’étranger.
Mais la réponse ne satisferait pas son compère, il pouvait le sentir.

Un éclat vif mais lointain s’alluma dans son regard, et un rictus laissant poindre ses crocs déchira ses lèvres avant même qu’il ne puisse contrôler la pensée qui avait envahi son esprit puis sa gueule.

— Mais on sait se battre.

Sans rien en témoigner, trop occupé qu'il était à s'interroger sur les us et coutumes du pays étrange d'où provenait son interlocuteur pour envisager une attitude d'apaisement, Joaquín remarqua que l'autre s'était tendu, face à lui. Ses questions semblaient le mettre mal à l'aise. La fête était peut-être prohibée, chez lui. Un peu comme la danse dans Footloose. J'aime parler de films que je n'ai pas vus. Mais je l'aurais vu si mon enregistrement n'avait pas foiré quand il passait sur RTL9. Et si la version proposée par Netflix n'était pas UN PUTAIN DE REMAKE
Mais si tel était le cas, rien n'interdisait à l'autre d'être le Kevin Bacon de sa tribu. Il était bon de braver les règles. C'était d'ailleurs le domaine de prédilection de Joaquín. Pouvaient en témoigner les nombreux arbres en territoire meutard sur lesquels il avait allègrement pissé lors de sa dernière excursion dans des terres de clan. Si l'infraction était plus que minime, et n'avait rien à voir avec le mec qu'il allait buter dans son épreuve de vie quelques semaines plus tard, imaginer les membres de la meute résidente rager en découvrant les traces de son énième passage à l'intérieur de leurs frontières s'avérait assez grisant. En plus d'être comique.

— On ne fait pas la fête, cracha l'autre, visiblement échauffé.

Joaquín eut par réflexe un infime mouvement de recul, amorçant de relever son arrière-train, comme prêt à recevoir une attaque. Probablement aussi parce qu'il n'appréciait pas de voir que l'autre semblait bien moins adepte de la fiesta que lui, et avait même carrément l'air de mépriser le concept. Maudits monothéistes, à toujours vous farcir le crâne de conneries puritaines et toutes plus grosses les unes que les autres, de tu ne tueras point ton prochain sauf s'il est de race inférieure à la tienne, celui-là est sauvage et fait pour t'être soumis à l'homosexualité est blasphème mais la pédophilie ça va, en passant par la femme fait la cuisine et les enfants, n'oublie pas de te flageller quand tu dis un gros mot ou encore la fête c'est un truc de dépravés va plutôt à la messe, et de toutes les conneries précédemment citées, c'était probablement cette dernière qui irritait le plus Joaquín, pourtant grand défenseur de la condition féminine dans l'âme. D'ascendance sauvage, pour reprendre les termes cités plus haut. Plutôt grossier lorsque cela était nécessaire. Et pas forcément très regardant sur le genre d'un éventuel partenaire, si jamais il en venait là.
Seigneur. Quel monstre était-il.
Mais avant qu'il n'ait le temps de véritablement se relever, l'autre esquissa un étrange sourire, visiblement satisfait. Le genre de sourire que Joaquín avait parfois eu l'occasion de croiser, et qui n'augurait jamais rien de bon.

— Mais on sait se battre.

De nouveau les babines de Joaquín tremblèrent, par instinct. Devait-il envisager que cette conversation ne dégénère ? Ç’aurait été dommage, car jusque là elle se passait plutôt bien et avait même le mérite de l'intéresser. Il ne crachait certes jamais sur un combat, ayant toujours eu le sang chaud, mais il se surpris à penser que pour une fois, il n'avait pas spécialement envie d'en venir aux crocs et aux griffes avec le mâle en face de lui. Peut-être parce que quelque chose le taraudait depuis tout à l'heure. Et quand bien même le sujet ne semblait pas plaire à l'autre, il avait bien l'intention de tirer tout ça au clair, histoire aussi de savoir s'il faisait tout simplement face à un dégénéré au cerveau lavé par des années de dérives sectaires ou s'il était juste... différent de lui, mais sauvable.
Joaquín prit ainsi une grande inspiration, cherchant à calmer les palpitations toujours plus galopantes de son coeur, le courant d'adrénaline qui commençait à affluer dans ses rêves et les tiraillements de ses muscles qui ne demandaient qu'à être sollicités.

— D'accord, fit-il, sourcils froncés, mais quand vous gagnez un combat, vous célébrez, non ?

Chez lui, tous les chemins menaient à la fête, et bien sûr, toutes les fêtes menaient à l'alcool.
La vie avait beau être courte et merdique, le climat rude, la sécurité inexistante, l'argent un concept plus qu'abstrait pour la majorité de la population, le meurtre constant et le deuil d'un être cher quasi quotidien, au moins, ils avaient la fête, et pouvaient se targuer de célébrer tout et rien. Que ce soit une naissance, une mort, une victoire, des épousailles, des retrouvailles, ou juste le fait d'être ensemble, d'être toujours en vie une fois la nuit tombée. Les nuits étaient loin d'être silencieuses, dans le désert. Il y avait les cris, les aboiements et les larmes des familles qu'on égorgeait et des dignités qu'on évinçait. Des filles qu'on violait et des mecs qu'on tabassait. Des maisons qu'on pillait. Des destins qu'on brisait.
Mais il y avait aussi les rires gras, d'hommes, de femmes, et le chant des guitares, le verre qui se brise, les chants tout courts, autour d'un feu, dans une baraque, près d'un saloon, et ça, bon sang, ça lui manquait terriblement. Même la gueule de bois qui suivait le lendemain.

Et personne, absolument personne, ne pourrait lui dire que la fête, ce n'était pas merveilleux. Les gens de chez lui n'avaient que ça. Qu'importe d'avoir une grande maison sertie d'or, s'il n'y avait personne pour célébrer avec nous une fois le soir venu. La fête, c'était l'âme du désert, et ce mec avec ses crucifix et ses babioles ne pourrait pas venir comme ça, et lui cracher fête à la gueule comme s'il s'agissait d'hémorroïdes ou de la Peste, alors qu'il était évident à le voir avec son allure de paumé qu'il n'avait jamais dû en connaître une qui soit digne de ce n...

— Attends, fit soudainement Joaquín en se redressant comme si une décharge électrique lui courrait le long du dos. Tu sais ce que c'est, la fête ?

Pas le moindre jugement, seulement une question, et une myriade d'interrogations silencieuses qui se bousculaient dans sa tête.

Le feu brûlait dans ses artères et palpitait dans ses veines.

Il ne savait pas entièrement comment il en était arrivé si vite à cet état, cet état qu'il connaissait si bien, cet état qui le transportait dans un monde parallèle qu'il détestait mais duquel il était pourtant si dépendant. C'en était devenu une part de lui - l'un des nombreux héritages qu'il emporterait dans son sillage, où qu'il aille, même après les kilomètres qu'il avait mis entre lui et eux.
Ses yeux acérés fixaient le brun plus intensément encore que précédemment, son corps en tension guettant le moindre de ses mouvements. Il vit la moindre de ses réactions, de la tension qu'il avait fait naître dans le corps musclé de l'autre au changement de lueur dans son regard et au frémissement de ses babines. Il devait se demander ce qu'il se passait, s'interroger sur la marche à suivre. Mais n'était-ce pas lui qui l'avait provoqué ? Lui dont les questions cherchaient à lui faire perdre pied ?
Il l'avait bien observé, l'autre, durant toutes les minutes passées autour du plan d'eau. Il avait un physique taillé pour l'action, lui aussi. Il avait vu les cicatrices, il avait vu sa posture. C'était un combattant en quelque sorte. Il n'aurait su retracer son passé, mais certaines marques parlaient d'elles-mêmes. Alors il savait qu'il réagirait à son tour. Il sentait le sang pulser à ses oreilles, chaud et prêt à l'action. Sa queue battit l'air quelques fois, ses poignets se fléchirent. Il saurait accueillir le premier assaut de l'autre mâle et pourrait en jauger la force réelle.

Il pouvait voir l'adrénaline suinter pareillement des muscles de son partenaire.

Pourtant sa masse resta ancrée au sol, et c'est après une profonde respiration que l'étranger reprit la parole.

— D'accord, mais quand vous gagnez un combat, vous célébrez, non ?

Justice resta la gueule légèrement entrouverte, un souffle léger s'échappant de ses lèvres.

Il y eut quelques secondes de battement et de silence, durant lesquelles son esprit sembla prendre une pause. Ses muscles étaient toujours brûlants mais l'impulsion qu'il avait compté insuffler à ses muscles ne vint pas. L'attaque qu'il attendait était mort-née. C'était une tournure d'évènement qu'il avait du mal à saisir.
Il aurait pourtant du chercher à l'attaquer. Il aurait du...
Les pensées moururent d'elle-même, se fanant avant même d'aboutir complètement. Le loup noir soupira. Il relâcha soudainement la pression qui serrait sa cage thoracique, cligna des yeux, et jeta un oeil apaisé mais morne sur son interlocuteur.
Pour une fois, il avait mentionné un mot qui le raccrochait tristement aux maigres choses qu'il avait connu.

Les célébrations.

Ses souvenirs en étaient flous, majoritairement masqués par les absences qu'il s'imposait fréquemment de lui-même, préférant ne pas voir tout ce qui se déroulait autour de lui. On ne pouvait jamais réellement s'esquiver, mais se laisser noyer par la masse étouffante de ses camarades en étant relégué dans l'ombre du fond de la cave était souvent suffisant pour pouvoir laisser divaguer ses pensées ailleurs.
Leurs célébrations consistaient majoritairement en des effusions barbares pour acclamer leurs meilleurs guerriers, des faits marquants ou la consécration des initiés au sein du clan.

Il aurait eu sa propre cérémonie, s'il était demeuré entre leurs rangs suffisamment longtemps. Il aurait été au premier rang pour admirer les efforts que ses congénères auraient mis en place pour l'honorer. Il s'imaginait sans peine -mais sans joie- leurs yeux exaltés et leurs narines dilatées par l'odeur du sang, leur langue haletante d'excitation, fixant sur lui des regards impatients en guettant les signes du plaisir intense qu'il était censé ressentir devant le spectacle d'accomplissement, celui qui lui certifiait qu'il faisait partie de leur famille. A jamais.

A jamais.

L'odeur putride des corps descendus sous-terre se rappela à lui de la même manière qu'elle imprégnait les parois de leurs tunnels sur plusieurs jours lors des cérémonies. Des bribes de souvenirs affluaient; un festival d'os, de chair déchirée, de pieux traversant les carcasses décharnées. Une grimace de dégoût déforma ses traits, étirant ses lèvres et remontant l'une de ses babines sur une canine. Et la haine imprégna son regard, plus forte que la peur.
Il savait que pour sa cérémonie on aurait ramené au sein de leur camp le corps de la jeune mère. La petite femelle qu'il avait du tuer pour eux. Il sentait encore les battements de son cœur affolé, quand sa jugulaire était pressée tout contre son palais, lui qui tenait en ses crocs les dernières secondes très précieuses d'un être vivant dont il avait le pouvoir d'ôter la vie. Ce qu'il avait fait.
Et il aurait souhaité que ce soit eux.

Il aurait aimé y retourner pour tous les tuer.

Il releva les yeux vers le mâle brun.

— En quelque sorte.

Sa voix sourde et grondante lui parut particulièrement sèche sur sa langue, irritant sa gorge. Il se pencha vers la mare pour y boire de nouveau, préférant perdre son regard dans le fluide miroitant que sur le canidé aux questions inquisitrices. Dont il entendait presque les rouages tourner tant la situation semblait le perturber, et tant il souhaitait démêler cette situation au sujet de leurs traditions particulièrement divergentes.
Ses griffes remuaient légèrement dans le sol sablonneux, comme si l'impatience de la violence ne s'était pas tari en elles seules. Il n'aurait pas souhaité s'en servir, pourtant. Même si le combat avait été mené contre l'autre étranger, il n'avait nullement l'intention de sérieusement le blesser. Il n'aurait s'agit que d'un déchaînement bénin de pulsions.
Mais cela ne l'étonnait guère que des petits objets venant tout droit de leurs tréfonds de terres souillées ne soient animés d'une volonté propre de s'abreuver de sang.

— Attends. Tu sais ce que c'est, la fête ?

Justice eut presque envie de rire, tout comme il eut envie de soupirer pour de bon et de tourner les talons.
Décidément, celui-ci ne lâcherait pas l'affaire. Au moins avait-il mis la patte sur un des problèmes premiers.

Redressant la tête, il s'apprêta à lui lâcher quelques mots en demi-teinte quand un frisson glacial remonta le long de son échine à toute allure.
Ses poils courts s'érigèrent de toute leur longueur.

Quelque chose n'allait pas.

Le noir fit volte-face en un instant, faisant face à l'ombre qu'il avait quitté il y avait de cela plusieurs minutes maintenant pour s'approcher de l'autre loup.
Le rocher était bien là, captant toujours les rayons brûlants du soleil tout en offrant une zone de fraîcheur étendue sur un tapis d'herbes. Il n'y avait rien de plus. Pourtant son cœur battait à en rompre ses côtes, et le brasier du conflit qui s'était à peine éteint venait de se raviver en d'immenses flammes réchauffant tous ses muscles.

C'est là qu'il le vit enfin.

L'ombre lui avait alors paru anormalement allongée, mais il avait mis ça sur le dos de la course du soleil étirant progressivement ses projections. Mais il voyait désormais qu'il n'en était rien.
Là, émergeant littéralement des ténèbres, un autre loup noir s'avançait vers eux. Dès que ses yeux s'étaient posés sur son corps prostré et ramassé, il avait relevé la tête, son cou s'étirant pour les fixer directement de toute sa hauteur. Puis sa hauteur avait progressé. Encore et encore.
Jusqu'à ce que sa tête culmine bien loin au-dessus des leurs, juchée au sommet d'une encolure monstrueusement longue.

Et son corps ainsi étiré ne pouvait que révéler les doigts longs et abominables et le corps nu et famélique qui constituait le reste de son corps.

La réaction de Justice fut immédiate. Tous les muscles de son visage se contractèrent pour retrousser ses babines, laissant apparaître l'intégralité de ses crocs tandis qu'un grondement puissant émergea de sa gorge en guise d'avertissement. Ce monstre était peut-être juste une difformité malade et inoffensive, voire encore l'un de leurs congénères bizarres à l'anatomie approximative, mais il refusait que l'être qui se mouvait vers eux sans un bruit ne s'approche davantage sans s'annoncer.

Mais il continuait d'avancer, sans un mot.

Justice jeta un rapide coup d’œil vers le loup brun avec qui, finalement, il semblerait être amené à combattre. Côte à côte plutôt que face à face.
Il gronda entre ses crocs serrés.

— C'est quoi, ça ?!

Puis son corps tendu se prépara à l'assaut. Il abaissa son avant-main, ses coudes touchant presque la poussière, l'arrière-train tendu et la queue dressée. Ses crocs reluisaient et sa gorge continuait de gronder. Ses pattes et ses griffes étaient solidement ancrées au sol, n'attendant qu'un seul signe pour bondir.

Si la chose s'approchait davantage malgré les signaux clairs qu'il émettait, elle aurait décidé d'elle-même son arrêt de mort.

Il n'y avait pas besoin d'être particulièrement porté sur l'empathie pour voir que sa question était loin de mettre l'autre à l'aise. Cela avait au moins le mérite de confirmer les doutes de Joaquín : ce mec ne savait pas ce qu'était une vraie fête.
Force était de reconnaître que la fête pouvait prendre bien des visages, et que la définition qu'il en avait pouvait être très loin de celle de beaucoup d'autres. Elle impliquait systématiquement une énorme gueule de bois le lendemain, et dégénérait généralement assez rapidement en bagarre, tournant parfois même au bain de sang. Quelques aspects qui auraient pu en rebuter plus d'un, mais qui pour les mâles de chez lui, constituaient les fondamentaux de la franche camaraderie.

— En quelque sorte.

Joaquín fronça le nez, insatisfait. Sa courte réponse était imbibée de ressentiment, et il préféra ne pas chercher à creuser plus loin. Premièrement, parce que lui-même était loin d'éprouver une profonde affection pour ses compatriotes, et surtout pour la plupart de ceux qu'il avait laissés derrière lui en quittant son pays, et deuxièmement parce qu'il considérait préférable de ne pas en savoir plus. Probablement parce qu'il savait déjà.
Peu après avoir quitté le Mexique, il avait eu tout le loisir d'observer les manières bien particulières qu'avaient certains peuples de célébrer tous ensemble, alors qu'il était amené à traverser les territoires voisins. Considérés comme primitifs, ils étaient un rappel permanent de ce que son propre peuple avait pu être, quelques générations auparavant, avant que les premiers colons n'arrivent chez lui et ne décident de "civiliser tout ça" en y apportant leur propre touche de violence et de dépravation. Si Joaquín cultivait pour ces nouveaux loups venus d'ailleurs en grands maîtres prétendument maîtres d'une sagesse nouvelle une certaine rancune, probablement culturelle — il était lui-même descendant direct d'autochtones et très peu métissé –, il n'appréciait guère plus ceux dont les siens étaient issus. Barbares dégénérés dévoués à d'autres divinités, toujours prompts à massacrer des villages, réduire des familles en esclavage et s'adonner à moult rites sacrificiels dans l'espoir de faire tomber la pluie, ils n'appelaient en rien sa sympathie. Leurs célébrations à eux, c'était généralement d'arracher le coeur encore palpitant de vie de leurs victimes, pour l'offrir en cadeau à un hypothétique serpent à plumes. Et sa famille.
Conneries.
Lui avait au moins la décence d'assumer qu'il tuait pour lui-même, et personne d'autre.

Il observait pensivement l'autre, se demandant s'il avait un jour pris part à de telles réjouissances, contraint ou non, lorsqu'un mouvement derrière attira son attention. Plissant les yeux, il aperçut qui venait vers eux un autre animal à l'allure décharnée. Sentant un frisson de dégoût parcourir son échine lorsqu'il aperçut sa peau rongée par la galle, il eut un léger mouvement de recul, pas franchement réjoui à l'idée de choper une maladie avec l'hiver qui approchait. Puis voilà que tout à coup le loup n'en était plus tout à fait un. A mesure qu'il approchait d'eux, les fixant de son regard malade, ses pattes se muaient en mains dont les doigts étaient semblables à des branches, et d'un coup son cou s'allongea drastiquement.

— Me cago en la puta, marmonna Joaquín, stupéfait.

Son regard ne pouvait se détacher de l'effroyable silhouette qui continuait de serpenter vers eux, un peu plus difforme à chaque instant qui passait, comme si ça n'était jamais suffisant. Une sueur froide l'envahit lorsque leurs regards se croisèrent, et il eut l'impression de ne plus pouvoir bougé.
Ca n'était jamais arrivé.
Quel que soit l'ennemi, quelle que soit la menace, qu'importe la situation, qu'importent ses chances se survie, Joaquín n'avait jamais, ô grand jamais, été cloué sur place par la peur.
Cette chose n'était pas naturelle.
Encore plus anormale que la cargaison de difformités qui peuplait ces terres.
Même lui était capable de le dire.

Un grondement sourd monta dans sa gorge tandis que ses babines dévoilaient ses crocs. La bouche de Joaquín se tordit en une grimace de dégoût, et la colère embrasa ses prunelles.
Le poil gonflé, il avança lentement, traversant le point d'eau, pour venir se placer aux côtés de l'autre solitaire. Voilà que la situation prenait une tournure tout à fait inattendue.

Parvenant enfin à se détacher des yeux de la créature, il la scruta minutieusement, de haut en bas. Impossible de savoir ce que valait ce potentiel adversaire.
Et il n'était pas franchement désireux d'aller mordre là-dedans.
Il lança un aboiement féroce, intimant à la chose de s'arrêter où elle était.

Il entendit à peine le marmonnement incompréhensible lâché par son compagnon, dont la présence venait d’ailleurs de rallier un de ses flancs. Il était visiblement tout aussi perturbé par l’apparition monstrueuse qui leur avait fait l’honneur de se dresser face à eux, et il ponctua leur accueil d’un aboiement sec et sans appel.

En même temps, il connaissait peu de monde –voire personne– qui serait insensible à pareille présence.
Malgré la situation, il ne put empêcher ses pensées de glisser rapidement vers ses anciens compères, une fois encore – se demandant qu’aurait été leur réaction. Après un bref moment d’étonnement, ils se seraient probablement jeté sur l’étrangeté, rassurés par leur nombre et certainement satisfaits de pouvoir se défouler sur un adversaire au sang plus que manifestement impur.

Et une partie de lui souhaitait faire de même, sauf qu’il n’avait ni le nombre, ni leur obsession destructrice à vouloir supprimer de la surface du globe tout ce qui ne leur ressemblait pas. En revanche, il ressentait bel et bien une certaine forme de peur et cette main glacée qui empoignait ses entrailles et envoyait de multiples injonctions à son esprit confus. Il voulait bien accorder une présomption d’innocence à la plupart des êtres qu’il croisait – mais cette chose-là, elle lui inspirait tout sauf la confiance. Et Justice avait appris à se fier à son instinct dès son plus jeune âge.

Pourtant il y avait aussi cette forme impassibilité chez la bête qui maintenait en place le corps fébrile du loup, cette impression de solidité dans un corps pourtant si frêle, ce sentiment désagréable qui lui soufflait à l’oreille que pour une fois, il risquait de ne pas être à la hauteur.
Face aux deux mâles imposants, la créature ne semblait pas se démonter un instant. Bien qu’elle eut stoppé la progression de sa masse difforme, il craignait que cela n’ait rien à voir avec leurs avertissements virulents et que le pire ne soit encore à venir. La créature ne s’arrêterait pas là. Il y avait cet air fixe, presque candide sur sa tête affreuse. Et puis il y avait ces yeux.
Dès qu’il croisait les globes injectés de sang, une nuée de frissons revenait parcourir son échine, envoyant des fourmillements dans tous ses membres et dans sa nuque, accélérant son rythme cardiaque.  
Même les yeux sans âmes de Fléau ou de Légion ne lui avaient jamais fait un tel effet. Il s’arracha à leur emprise au terme d’un effort qui lui parut intense alors qu’il n’avait fait que détourner le regard – et il le fixa brièvement sur le loup brun à ses côtés, dont il put voir la fourrure gonflée et les crocs pareillement dévoilés. Il chercha dans les prunelles jaunes le signe d’une idée ou d’une stratégie à laquelle se raccrocher, mais il n’y vit qu’une concentration électrique sur l’intrus et les mêmes doutes qui l’animait. Lui non plus ne savait comment accueillir leur invité, et semblait tout aussi réservé sur la question de l’attaque immédiate. Au moins Justice était-il heureux de se trouver à ses côtés en ce moment-là – qu’aurait-il fait, seul qu’il était la plupart du temps, face à une telle bête sans le moindre soutien ?

Il revint rapidement braquer ses yeux étincelants sur le monstre, peu désireux de le laisser trop longtemps hors de sa scrupuleuse surveillance. Juste à temps pour en voir l’imposante main nue tendre ses longs doigts dépourvus de griffes dans leur direction. Le grondement sourd qui roulait dans sa gorge gagna en intensité et ses mâchoires se séparèrent légèrement pour le laisser passer et gagner en puissance.
Il resta campé sur ses positions, son corps vibrant sous la tension de ses muscles. Ses oreilles effectuaient des va-et-vient aléatoires, reflétant sa propre impuissance face à la situation –ne sachant que faire pour les sortir de cette situation.
Sous le membre étendu de la bête, il crut voir quelque chose bouger au creux de son poitrail. De la peau qui se tordait et se séparait au sein de la fourrure dense. Une ouverture, comme une gueule, hérissée de larges dents à un endroit où il n’y aurait dû avoir que des os. Cette fois, un léger glapissement aigu vint ponctuer son grognement durant un court instant de glaçante surprise.

Il maintint sa posture défensive, mais recula d’un unique pas mesuré.

Il expira l’air qui avait semblé bloqué dans sa poitrine durant tout ce temps pour avaler une nouvelle lampée d’un air qui lui parut suffocant et aboya en direction de la chose.

— Qu’est-ce que tu veux ?!

Au fond, il sut qu’il n’aurait pas de réponse. Mais son corps d’être mortel et bien réel s’accrochait aux dernières réactions rationnelles auxquelles il pouvait s’agripper.  
Un lézard se faufila à toute vitesse dans les herbes sèches, le bruissement des végétaux passant tout près de la patte du loup noir. Celle-ci s’abattit en un instant sur le reptile, transperçant net son corps mou d’une de ses griffes.

Et c’est avec l’énergie du désespoir qu’il se pencha vivement pour ramasser le lézard et le saisit par la queue, le balançant vers la créature d’un mouvement sec de l’encolure.

Le petit corps s’écrasa dans la poussière, soulevant une fine brume jaunâtre juste à côté de l’autre patte à la peau nue. Et sous la cavité béante qu’il avait vu s’ouvrir dans le thorax de l’abomination.

Après tout, vu l’aspect de son corps, le machin était peut-être simplement affamé et incapable de se nourrir seul tant sa venue précipitait la fuite de tout le gibier du coin. Avec un petit snack, il allait être sympa et retourner ramper dans l’ombre, les laissant tranquilles pour l’éternité.

Quand bien même il était loin d'être un tendre, et avait pu par le passé s'adonner à de nombreuses exactions sans jamais en tirer le moindre remord, Joaquín n'aimait pas attaquer le premier. Question de principe, peut-être. Ou juste une manière un peu lâche de se dédommager et de se déculpabiliser totalement en cas de massacre. Je l'ai peut-être tué de manière extrêmement brutale, mais il m'avait attaqué le premier. Oh, certes, il n'a fait que me provoquer avec une simple gifle, mais j'estime qu'il s'agissait là d'une attaque et qu'à partir de ce moment-là, la légitime défense était totalement justifiée, même si ladite défense ressemblait plutôt à une folie destructrice et meurtrière et qu'il ne reste désormais plus de lui qu'un corps mutilé qu'on peinerait presque à identifier comme étant les restes d'un animal. C'était une sorte d'habitude qu'il avait pris assez jeune, et dont il ne se défaisait pas. Quand bien même des fois le désir d'attaquer était prodigieux, presque insoutenable, il se retenait. Cela n'en rendait sa contre-attaque que plus féroce et sanguinaire. Au final, il aurait peut-être mieux valu pour son adversaire, dans ces cas-là, qu'il ait attaqué le premier.

Il était donc là, campé sur ses pattes comme un connard, à aboyer méchamment à la gueule de l'autre, ou en tout cas à ce qui aurait pu être sa gueule, tout du moins jusqu'à ce qu'il n'aperçoive soudain dans le creux de sa poitrine le trou béant et hérissé de dents qui semblait presque lui sourire. Le nez froncé de dégoût, Joaquín, qui s'il était terrifié — et ça lui faisait un mal de chien de l'admettre – n'en perdait pas sa capacité de raisonnement pour autant, entreprenait de faire lentement le tour de la créature lorsque l'autre mâle à ses côtés se saisit d'un lézard qui passait à sa portée et le jeta droit vers l'étrange animal.
Reconnaissant qu'il s'agissait là d'une bonne idée, il commença à se déporter sur le côté, l'échine basse, ses yeux jaunes fixés sur l'autre.
C'était aussi l'une de ses habitudes. Tourner lentement autour de sa proie. Pour la dérouter, premièrement. Pour la jauger au mieux, surtout. Si cette chose cachait une bouche entre ses côtes, alors qui sait ce qu'il aurait pu trouver d'autre, à la détailler sous tous les angles ?
Si l'envie de plonger ses crocs dans cette créature pour se départir du sentiment d'impuissance qui montait en lui était pressante, il n'attaquerait pas un ennemi sans en savoir plus sur lui. Et il fallait bien reconnaître que la chair nue de cette chose était extrêmement peu appétissante, et qu'il craignait d'attraper Dieu seul savait quelle merde en y plantant ses crocs.
Ou peut-être n'était-ce là qu'une justification qu'il se trouvait. Au fond de lui, il le savait très bien : il n'avait juste pas envie de s'approcher de ce truc. Et là encore, ça lui en filait un sacré coup à l'égo.

A peine avait-il fait quelques pas sur le côté que l'autre se saisissait du lézard que l'autre loup lui avait jeté... et le lui balançait droit à la gueule. Incapable de s'esquiver, cloué sur place par une force qui le dépassait, Joaquín ne put que voir le cadavre du reptile s'approcher dangereusement de son crâne pour venir s'écraser entre ses deux yeux. Y rebondir puis aller s'échouer au sol.
Une incroyable vague de colère le submergea et il aboya de plus belle, prêt à se jeter sur l'autre, lorsque celui-ci sembla disparaître en un clin d'oeil. Voilà qu'il était à présent sur l'autre solitaire, étirant sans la moindre grâce ses doigts décharnés vers lui, cette étrange gueule bien trop près de son visage.
Et que dire de cette étrange tête de loup qui semblait posée sur ce cou bien trop grand ? Le premier réflexe de Joaquín aurait été d'attaquer ces stupides yeux qui le rebutaient tant. Pourtant quelque chose ne semblait pas juste.

Sentant que le temps lui comptait, il prit néanmoins quelques instants de plus pour observer le corps difforme. La nature dans ce qu'elle avait de plus absurde. Cette chose n'était pas un loup.
Cette chose tentait pourtant de se faire passer pour l'un d'entre eux.
Les babines de Joaquín se retroussèrent, et il décida qu'il en avait assez. Quand bien même ce type était chelou, affublé de croix comme Église Baroque et ne savait pas ce qu'était une fête digne de ce nom, il n'allait pas le laisser se faire boulotter sans rien foutre, premièrement parce que leur échange se passait jusque là globalement assez bien, deuxièmement parce que de toute manière, si l'autre y passait, il serait le suivant sur le menu.
Mais techniquement, l'autre n'attaquait toujours pas.
Eh bien soit, lui n'attaquerait pas non plus. Il tâcherait juste de clarifier un peu tout ça. Premièrement, de comprendre ce qu'était exactement ce monstre.

Il semblait y avoir vers son ventre des touffes de poils lâches, qui pendaient lamentablement. Cette chose n'avait pas l'air vraie. On verrait bien. Au pire, s'il réussissait ce qu'il entreprenait, il y verrait un peu mieux. Et il verrait aussi où il mettait les dents.
Il verrait s'il y avait d'autres yeux quelque part. Ou une zone sensible.
Quelque chose, merde.

Lâchant un puissant grondement, Joaquín s'élança vers la créature, plongeant droit vers son ventre, et se saisit de l'une des épaisses touffes de poils qui pendaient au niveau de son abdomen, avant de tirer violemment dessus.
Peut-être que ce mec était comme Peau d'Âne. Un air miteux à l'extérieur... et une gueule carrément pire en-dessous.

[Utilisation de deux dés réussite avec les deux PC Force]

Justice attendit la réaction de la créature, le cœur battant.
Ses yeux étaient trop hauts et trop loin pour qu’en temps normal il ne puisse en discerner les détails. Ici pourtant il était persuadé de pouvoir affirmer que les globes oculaires le fixaient lui. Il pouvait en voir les moindres détails s’en afficher, ne sachant pas réellement s’il s’imaginait ou non ces veines rouges qui en envahissait la sclère.
Et avec ces yeux surnaturels fixés aux sienx revenait la sensation d’être cloué au sol –mais pas physiquement, non. Seul prônait un sentiment de vide et d’impuissance vidant ses muscles de toute l’énergie nécessaire à s’esquiver de la scène.

Le monstre voulait qu’on le regarde. Qu’on reste avec lui. Et que l’on sache qu’il nous regardait, lui aussi.

Ses longs doigts roses se tordirent et attrapèrent le reptile malchanceux avec une douceur et une précision déconcertantes, puis son encolure se plia et se mût mais ce n’est pas vers le cadavre que la tête se tourna pour l’étudier.
C’est vers lui, et ses cervicales qui s’étiraient rapprochèrent le visage perturbant dans sa direction. Exactement ce dont il n’avait pas envie. Le grondement qui n’en finissait plus de faire vibrer sa cage thoracique s’amplifia encore, bien qu’il commenca à réaliser à quel point il était impuissant. Leurs avertissements ne servaient visiblement à rien. La chose n’avait pas peur, la chose les ignorait.
Il vit une ombre passer à la limite de son champ de vision et décala légèrement la tête pour constater que la silhouette de l’autre solitaire progressait au ras du sol, faisant quelques pas pour amorcer un tour autour de la créature tout en gardant une bonne distance de sécurité. Justice espérait secrètement que l’autre pourrait trouver un point faible qui les aiderait à se débarrasser de l’invité que personne n’avait d’ailleurs invité au cas où la situation venait à –encore– empirer. Au moins avait-il un peu de marge de manœuvre tant que les yeux vitreux de l’abomination restaient fixés sur lui.

Puis une autre ombre traversa son champ de vision, le lézard projeté à grande vitesse sur un voyage retour.
Il ne put que regarder avec impuissance quand celui-ci s’écrasa misérablement sur le front du grand mâle avant de retomber dans la poussière. Décidément, ce petit reptile avait eu droit à une fin de vie mouvementée et pleine de rebondissements.

Eût la situation été différente et plus propice au comique, Justice aurait éclaté d’un rire franc devant la scène. Malheureusement, c’était sans compter le public peu recommandable qui les observait toujours un peu plus loin.
L’autre mâle se laissa aller à une nouvelle vague d’aboiements, visiblement courroucé par l’affront, et se jeta en avant. Justice reporta rapidement son regard et l’entièreté de son attention sur la chose pour pouvoir assister au dénouement de cet assaut quelque peu brouillon, mais le monstre n’était plus à sa place.

Il était beaucoup plus proche.
Il était juste devant lui.
Son cœur manqua un battement -plusieurs battements, en fait.

C’était impossible. Il n’avait détourné sa surveillance que pour quelques secondes –même pas.
Aucun être vivant n’aurait eu la capacité de couvrir les nombreux mètres qui les séparait encore quelques instants auparavant sans émettre le moindre son, sans dégager le moindre nuage de poussière, sans imprimer aucune trace dans la terre meuble.
C’était impossible.
Justice savait comment réagir face aux adversaires de sa propre espèce. Justice avait fréquenté toute sa vie des êtres détestables aux instincts primaires avec qui la communication était simple et brutale. Justice savait gérer ces profils, et mieux encore. Il avait été plus malin qu’eux tous. Contrairement à eux, il ne fonçait pas tête baissée dans n’importe quel combat, malgré les pulsions violentes que son corps avait rapidement appris à développer.
Il savait jauger les autres, il savait s’adapter, il savait faire en sorte de ne pas se mettre inutilement en danger tout en gardant un avantage.

Mais cet adversaire ne se jaugeait pas.
C’était impossible.

Les bras nus s’étaient avancés vers lui et la grande main se tendait autour de lui, les doigts s’étirant très lentement. Si lentement qu’il crut impossible que ce soit la même créature qui s’était pratiquement téléporté quelques secondes auparavant.
La gueule était bel et bien réelle, elle, cette gueule béante qui n’avait rien à foutre là, avec ces dents qui ne ressemblaient aucunement à un bestiau connu et cette odeur suffocante qui lui fit froncer le nez.
C’était impossible.

Le bout d’un des doigts toucha la peau de son épaule. C’était à peine un effleurement, pourtant le courant électrique qui le parcourut en réponse fut violent.
Un signal d’alarme s’alluma dans son esprit et une sirène se mit à hurler.

Il se retrouva brusquement propulsé des années dans le passé, bousculé par une succession d’images brutales et de sensations suffocantes. Une foule aux longues griffes et aux crocs pointus l’acculent et le déséquilibrent.
Il sentit des réflexes d’antan prendre le dessus, il se sentit perdre le contrôle. La bête avait ignoré tous ses avertissements. La bête s’était approché bien plus proche qu’elle n’aurait dû.
Il se revit au milieu de ses semblables, découvrant réellement les crocs pour la première fois. Goûtant le sang de ses camarades pour la première fois. Déchirant la première oreille qui était passée à sa portée. Assénant les premiers coups pour les tenir éloignés.

Il voulait tenir la créature éloignée.

Griffe, mords. Repousse-les.
Détruis-les.

Le long grondement qu’il avait fait résonner si longtemps mourut dans sa gorge. Les yeux qui s’étaient écarquillés de peur –ces yeux d’un bleu si profond, cerclés d’un orange si vif– se remplirent de haine. Sa vision se brouillait pour se recentrer uniquement sur la menace imminente.
Il vit à peine l’autre mâle qui se dirigeait à son tour vers le monstre pour venir tirer sur ses touffes épaisses.

Ce fut un nouveau grondement rauque, plus puissant, plus menaçant, qui naquit entre ses crocs tandis que ses mâchoires s’ouvrirent brusquement à leur maximum et qu’il s’arracha autant qu’il le put à la paralysie glaçante de la créature au prix d’un effort déchirant, seulement assez pour faire un pas en arrière pour mettre un peu plus de distance entre lui et l’immense gueule noire avant de se cabrer vers le haut. Vers cette tête si haut perchée qui avait osé s’avancer vers lui et se pencher pour l’observer d’un peu plus près.

Il voulait en arracher les yeux si grotesques.

Il se sentit mordre. Les griffes d’argent scintillèrent un instant sous les rayons du soleil, et elles s’abattirent à son tour sur la cible.
Il ne ressentit rien d’autre que le plaisir malsain de savoir qu’il avait atteint l’ennemi et l’espoir de lui avoir fait mal.

Les choses ne prirent pas une bonne tournure. Le pire dans toute cette histoire, c'était que cela ne le surprenait même pas.

Contre toute attente, la pilosité de l'animal ne partit pas facilement. Il aurait pu tenter de voir le côté positif des choses et de se rassurer en se disant que son mal n'était probablement pas la gale, mais l'envie de faire quelque trait d'esprit lui manquait clairement, et il n'eut de toute manière pas le temps d'y songer, puisqu'une énorme main s'abattit sur lui, le clouant au sol, et chassant instantanément toute trace d'air de ses poumons. Sentant avec fureur — à ce stade-là, et en dépit de l'étrange aura de terreur qui entourait la Chose – ses os grincer sous la pression et ses poumons se comprimer, cherchant désespérément à se remplir sans y parvenir, il ne parvint même pas à émettre un grognement. Tout juste à montrer les dents.

Du coin de l'oeil, il observa l'abdomen de cette abomination s'ouvrir de manière grotesque, puis engloutir l'autre loup. Comme ça, d'un coup. C'en était absurde. Parvenant au prix d'immenses efforts à avaler un peu d'air, Joaquín émit un ricanement sec, tant la situation lui parut ridicule.
Et voilà que son repas avalé, la créature tournait son immonde tête vers lui, l'approchant bien plus qu'il ne l'aurait souhaité. Submergé par une profonde répulsion, incapable de mettre de la distance entre lui et la source de son effroi, Joaquín tenta de se débattre un instant, mais capitula bien vite. Arrivait un moment dans la vie d'un homme où il devait accepter son sort. Embrasser sa destinée.
Pour les embrassades on repasserait plus tard.

Il était foutu, de toute manière.
Un rictus étira ses babines. Quelle fin misérable.
Quelle tragique ironie.
Lui qui avait fui sa famille et une contrée bien plus hostile que celle-ci, traversé des pays entiers, parfois tous plus sauvages les uns que les autres, lui qui avait survécu à de multiples embuscades, en pouvant se targuer de n'avoir pu compter que sur sa force et son astuce, sans jamais user du moindre artefact, dans l'espoir de trouver ici une terre d'accueil et de se mettre au calme se retrouver à y passer aux mains — littéralement – d'une incohérence de la nature, pas même trois ans après s'être installé ici. A croire que c'était le lot des siens.
A croire qu'il n'avait jamais été fait pour survivre.
Il était après tout, comme on le lui avait craché à la gueule, le descendant de Miguel.
Un mec coriace, comme lui. Qu'on avait longtemps cru increvable, comme lui. Jusqu'à ce qu'un colosse ne vienne l'occire, comme le bras armé du destin venu réclamer son dû.
Au moins le retour de Daniel avait été justifié. Sa mort, Miguel l'avait cherchée. Il n'avait probablement jamais attendu qu'elle.
Mais lui ? Défait par quelque chose qu'il ne comprenait pas ? Dont la présence n'était bien due qu'à un malencontreux hasard ? Lui, condamné à n'être qu'une vague statistique, une victime anonyme, tout au plus un numéro parmi foule d'autres sur un tableau de chasse ?
... à l'instar de tous ces loups qu'il avait pu tuer, ne voyant jamais en eux que de simples obstacles sur sa route, des bouts de viande sans histoire, des visages qu'il ne prenait jamais la peine de se remémorer.
Heh.
Le rictus de Joaquín s'élargit légèrement.
Finalement, c'était sans doute mérité.
Traité comme un chien toute sa vie, il crèverait comme un chien.

Son corps réclamait la bataille. Tous ses muscles hurlaient, le suppliant d'attaquer, de tenter de mordre. Il n'y avait bien qu'à ça qu'il ait jamais été bon. Mais cela ne servirait de toute évidence strictement à rien. A quoi bon se faire des illusions. Il aurait juste préféré que ses dernières images aient été différentes. Il aurait préféré ne pas crever avec cette peur au ventre. Cette peur stupide, venue d'ailleurs, qui lui glaçait le sang dès que cette tête à rallonge dardait ses yeux sur lui.
Il aurait bien aimé vivre plus. Il aurait voulu mourir en ayant comblé, ne serait-ce qu'un peu, ce sentiment de manque qui lui collait au train, dont il ne se défaisait jamais, et qui n'avait de cesse de grandir à mesure que le temps passait. Il aurait voulu y passer sereinement, sans cette impression d'échec. Sans se sentir comme un potentiel gâché, une mélodie qu'on aurait pas eu le temps de siffler.
Et il aurait bien voulu s'en coller une dernière. Il aurait voulu mourir ivre, putain, pas terrifié sans réellement comprendre pourquoi.
Et il aurait voulu savoir ce qui causait sa perte. Si ce n'est un malencontreux hasard. Il aurait voulu comprendre pourquoi.

— Pero qué cojones eres... articula-t-il, suffoquant.

Une violente quinte de toux agita tout son corps, et il parvint à ajouter, plein de colère, entre deux spasmes :

— Si me quieres comer hazlo rapido, ¡joder!

Ponctuant ses ultimes propos d'un crachat envoyé de côté, il ancra ses yeux jaunes dans ceux de la bête, et fit la seule chose qu'il pouvait faire.
Il attendit que ça vienne.