Plaines gelées — Eveil de Justice et Eva [CLOS→ Justice, Côtes de Nacre / Eva, Vallée des Murmures]

Tes griffes et tes crocs s'étaient enfoncés dans la chair, tu l'avais ressenti au plus profond de tes nerfs.
Mais la chair était froide et molle, et aucun sang n'avait envahi ta gueule. Et aucune réaction de douleur n'avait secouée ta cible.

Alors la Chose qui avait cessé tout mouvement au point de n'être plus qu'une poupée rigide et irréelle, plongeant l'instant présent dans une profonde respiration qui lui avait fait redouter la suite, s'était finalement animée de nouveau. La vitesse surnaturelle de ses gestes avait repris le contrôle. L'air était devenu glacial par rapport au soleil qui brûlait les herbes de la plaine à cette heure de la journée.
Et la gigantesque main s'était abattue sur lui, le projetant au sol sans la moindre cérémonie. Le choc avait chassé tout l'air de ses poumons - et la créature avait continué d'appliquer une force titanesque sur son corps abattu. Le gémissement de frayeur et de douleur qu'il avait voulu pousser n'avait même pas réussi à s'échapper de sa gueule, mourant bien avant. Tout comme lui avait l'impression de mourir. Il n'aurait su décrire la douleur qu'il ressentait tant elle n'avait rien de comparable avec tout ce qu'il avait pu affronter jusque là. Ni la peur qui s'était emparée de lui en réalisant qu'il s'agissait d'une situation qu'il n'aurait pu imaginer même dans ses pires cauchemars, et qu'il n'y voyait aucune échappatoire, aucune lueur d'espoir.
Il allait mourir.

La pression infernale qui compressait sa cage thoracique jusqu'à le faire suffoquer s'était soudainement levée. Il s'était senti quitter le sol et monter dans les airs, suspendu par la peau du cou, comme ce temps si lointain où il avait été louveteau.
Il se souvint qu'à ce moment là, toutes ses pensées n'avaient été qu'un magma flou et informe, un surplus d'informations dansantes lancées par son cerveau en détresse qui cherchait à faire quelque chose, même s'il ne savait pas quoi.
Une part de lui avait pourtant compris, déjà; en se voyant ainsi si proche de cette gueule immense qui ne faisait pas partie de ce monde. Il voulait se débattre, il voulait mordre en puisant dans les dernières forces que lui avait laissé ce monstre. Il ne pouvait pas s'avouer vaincu ainsi- pas après tout ça. Pas après ce qu'il avait fui. Pas sans avoir compris.
Mais son corps tétanisé ne répondait pas à ses injonctions violentes.

Et il s'était vu descendre aux enfers directement dans ce gosier démesuré, les dents l'encerclant et se rapprochant autour de lui.
Il aurait aimé avoir eu le loisir de philosopher sur sa fin, mais il n'en avait même pas eu l'occasion.

Une douleur vive.
Et puis plus rien.

• • •

Ses oreilles furent transpercées d'un son insupportable et strident.
Quand il ouvrit les yeux, ses yeux ne pouvaient voir que le sang.

Il se redressa brusquement, clignant des paupières pour tenter d'en faire partir le voile rouge qui les couvrait. Mais il se rendit compte après plusieurs essais infructueux que cela ne partait pas -le monde était tel qu'il le voyait désormais. Teinté de rouge. Imbibé de sang.
Il prit une grande respiration et s'attendit à ce que ses côtes et son corps tout entier le fassent souffrir après la raclée monumentale que la créature lui avait filé, mais contre toute attente le mouvement ne lui provoqua aucune douleur. Rien ne faisait réellement de sens. Les pensées s'alignaient mais ne se connectaient pas devant l'absurdité de cet environnement grotesque dans lequel il s'était retrouvé plongé, de même que ses sensations et le simple fait d'être ici lui paraissaient d'une logique complètement étrangère à tout ce qu'il avait toujours connu.
Un peu comme ce réveil étrange qu'il avait vécu, il y avait de nombreux mois de cela maintenant, dans un univers qui lui avait alors parut décalé mais bien moins fantasmagorique que celui-ci.

Etait-il mort ? Il savait qu'il allait mourir.

Pourtant cela ne ressemblait pas à la Mort. Ses sensations étaient bien trop réelles, du goût de cendre sur sa langue jusqu'à l'air vicié qui picotait sa trachée. Il avait presque l'impression de se retrouver là-bas à nouveau. Sur ces terres désolées et mornes qu'il avait quitté, voire même sous leurs tunnels de roche sombres et interminables. Le décor qu'il avait dans ses souvenirs était cependant un peu moins coloré.
De plus, on lui avait toujours clamé que la Mort n'était rien d'autre qu'un grand Néant dans lequel on pouvait seulement ressentir les mandibules des insectes nécrophages qui se repaissaient de notre corps délaissé. On leur répétait souvent. Pour qu'ils n'oublient pas le sort qui les attendait s'ils ne se conformaient pas.
Il s'esclaffa légèrement face à l'ironie de la situation, lui qui se retrouvait dans un monde si semblable -et en même temps si différent- de celui qu'il avait tout fait pour quitter. Etait-ce donc là une leçon de morale ? Devait-il trouver un quelconque sens à ces évènements qui s'étaient enchaînés sans crier gare ?
Etait-ce donc là la fameuse "Justice" dont on l'avait affublé à sa naissance ?
Le retour du bâton de celui qui pensait pouvoir fuir d'où il venait et ce dont il était fait ?

Au moins était-il habitué à la sensation d'avaler de l'air épais et de se sentir balayé par un vent cendré.

Justice se redressa tant bien que mal, forçant sur ses muscles engourdis pour s'asseoir. Il poussa un léger grondement sous l'action, secouant la tête pour tenter de remettre ses idées en place. Mais il lui semblait que ce serait peine perdue dans cette foutue farce. Un rapide coup d’œil vers le sol -vermeil, lui aussi- l'informa de la disparition de deux de ses griffes d'argent, laissant apparaître un trou béant qui aurait du saigner et la griffe originelle, nue et si simple qu'il lui paraissait contre-nature de pouvoir la contempler. Génial/ Il lui manquerait donc le soutien d'une partie de ces armes auxquelles il s'était habitué dans une situation critique. En temps normal, peut-être aurait-il apprécié de voir disparaître un fragment de ce qui le liait à son passé et dont il ne pouvait se défaire lui-même.

Mais pas aujourd'hui.

Le mâle noir se mit à observer autour de lui, tentant de mettre fin aux multiples questions qui tourbillonnaient dans son crâne pour se concentrer sur l'urgence de la situation dans laquelle il se trouvait. L'instinct de survie bien aguerri qu'il avait développé se mit à pulser de nouveau dans ses veines. Il lui faudrait à nouveau se reposer sur ses lourds acquis.
Malheureusement, son analyse des lieux se révélait pour le moment plutôt infructueuse. A part dire que cet endroit était plutôt pourri et qu'il était rouge et sans fin apparente, il n'était pas vraiment plus avancé. Et il avait l'air d'être seul.

Il se retourna, brusquement saisi de l'idée qu'il n'avait même pas fait attention à surveiller l'angle mort le plus critique qu'il possédait. Son dos.

A quelques distances de là, une masse noire et blanche dénotait dans le décor monochrome. Justice plissa les yeux, un nouveau grondement naissant dans les profondeurs de son thorax. Mais il lui sembla distinguer des oreilles, un museau, des pattes. Tout ce qu'il y avait de plus normal pour un loup - hormis ces grandes ailes duveteuses et cette longue queue souple qui s'enroulaient autour du corps encore inconscient, mais dont la banalité dans ce monde lui fit pousser un soupir de soulagement. Visiblement, ce camarade inconnu et impromptu n'avait rien de commun avec la monstruosité qui s'était présentée à lui et à l'autre solitaire.
Qui n'était pas là, d'ailleurs. Du moins pas dans son champ de vision. Justice avait beau tourner sur lui-même en scannant les alentours, il ne pouvait voir qu'eux et nul autre. Et cette étendue de sol qui paraissait infinie.

Ce qui commençait à le plonger dans une sacrée mauvaise humeur.

Pourquoi lui ? Pourquoi ici ?

Il n'appartenait même pas à ce monde, il n'était qu'un inconnu à ces terres. Il n'avait rien à voir avec cet autre individu qui gisait non loin de là. Il ne cherchait qu'une vie tranquille loin de l'Enfer qu'il avait réussi à duper -seulement pour se retrouver plongé dans un nouveau genre d'horreur auquel il ne comprenait rien et dont il ne possédait aucune clé pour se sortir.

Un aboiement de colère surgit de son corps et il claqua des mâchoires dans l'air, furieux contre l'univers qui lui en voulait au point de ne pas lui accorder de répit. Furieux contre lui-même de se laisser emporter par ses émotions, de se laisser aller à la seule colère qu'il connaissait en étant confronté à l'inconnu. De ne pas être capable de chercher d'autre solution que celle qui lui hurlait de simplement déchirer la voûte céleste à coups de crocs et de griffes.

Ses yeux froids et perçants se posèrent une nouvelle fois sur la silhouette du loup à plumes qu'aucun mouvement ne semblait animer -du moins, du peu qu'il en distinguait.
Et il tourna les talons, mâchoires serrées à en faire mal, peu disposé à rechercher la compagnie. Seulement motivé par la possibilité de sortir d'ici et de retrouver le moindre élément de normalité auquel il pourrait se raccrocher.
Sous ses foulées déterminées qui frappaient le sol, le monde semblait changer d'un pas à l'autre. Il reconnaissait la sensation de la terre sèche et poudreuse de la savane dans laquelle il se trouvait avant tout cela, et les herbes sèches craquant sous ses pattes. Mais parfois aussi survenait la morsure glaciale de ses coussinets sur la neige et la glace, sensation qu'il avait déjà connu sur cette étrange banquise où il avait rencontré son premier loup ailé, l'ange blanc venu rejoindre le cadavre égorgé d'un mâle sombre.
Et le vent éthéré qui le caressait était tantôt d'une chaleur tempérée et familière, tantôt glacial et sans pitié pour sa fourrure courte.

Des sons tonitruants résonnent autour de lui, proches d'un rire sournois. Ses yeux meurtriers dardent d'un côté et de l'autre tandis qu'il continue d'avancer -sans pour autant avoir l'impression réelle d'avaler une quelconque distance dans cette étendue infinie- en recherchant la source du bruit, ses babines se soulevant par réflexe sur des crocs effilés.
Le décor semble aussi changeant que ses sensations, semblant se modifier en permanence par endroits. Ce monde était faux. Ce monde était faux et sans le moindre sens et il allait le rendre fou.

Justice se mit à courir.

Les mains se rapprochent. Elle se placent en coupe, des deux côtés de la louve bicolore, et cette dernière ne peut rien faire. Elle ne peut rien faire d'autre que replier ses ailes sur son corps, tenter de se cacher dessous, fuir le regard de la bête pour limiter les dégâts, rien, aucune opportunité ne s'offre à elle. L'absence de violence manque la rassurer, jusqu'à ce que le contact se fasse, et que les doigts de la chose ne se posent sur son corps. Tes tremblements, Eva, sont presque convulsions sous l'effet de la peur, du rejet et du dégout. Tu aimerais qu'il te relâche, qu'il te pose et que plus jamais il ne te touche. Mais ce ne sont que prières vaines de la louve, qui se recroqueville un peu plus sous la caresse monstrueuse de la bête.

Ses doigts sont froids, Eva a l'impression d'être entourée d'un cadavre, et cette sensation ne la ravit pas le moins du monde. Et, dans les petits interstices qui l'autorisent à voir ce qu'il advient d'elle, elle aperçoit cette bouche, au niveau de son poitrail, qui s'ouvre. Et grandit. Grandit. Grandit encore, distendant de façon burlesque et malsaine les traits du Monstre. Et ces mains qui s'approchent, avec Eva dedans, Eva qui finalement bascule, tente de se raccrocher aux doigts, aux paumes, à tout ce qu'elle peut mais ses dents glissent sur le cuir inattaquable, glissent sur les mains sans ongles sans même les égratigner.

Elle hurle, une dernière fois, avant que la bouche ne la happe et l'emporte. Où ?

--

Qu'est-ce qui parvint à tirer Eva de son sommeil, qui n'avait rien de naturel ? Pas le son strident. Pas l'aboiement du grand loup noir, ni les rires de hyènes incessants - mais un mélange des trois. Un mélange qui la fit s'éveiller brusquement. Elle ouvrit les yeux, ouvrit les ailes, se redressa d'un bond, le regard écarquillé, les pattes tremblantes. Et, elle inspira une goulée d'air, frénétiquement.

Les rires de son rêve ne s'étaient pas tus. Et les formes qui l'entouraient étaient encore pires que tout ce qu'elle aurait pu imaginer. Dormait-elle encore ? Venait-elle de plonger dans les affres de l'enfer ? Quel était ce lieu qui lui donnait mal au crâne, crépitait en permanence et lui donnait l'impression d'avoir plongé dans une réalité qui n'était pas la sienne ? Elle tenta de se concentrer.

Difficile, quand les rires semblaient venir de tout parts, l'entourer, l'oppresser. Elle observa les environs. C'était rouge.

Le ciel était carmin. Le sol était lit-de-vin. Les plantes, sur le sol, bordeaux. Et l'horizon se désagrégeait dans des teintes de grenat. Mille camaïeux de toutes les teintes de rouge, couleur du sang séché. Elle frissonna, ouvrit la gueule et inspira. L'air était lourd. Moite. Le respirer ne faisait qu'amplifier le sentiment de détresse qui l'habitait déjà. Et, tout autour, des nuées de cendre qu'aucun coup de vent ne venait perturber, comme un souvenir de décembre distordu et malmené. Un frisson la parcourt. Chaud, froid ? Elle n'arrive pas à se décider, alors que sous ses pattes le chatouillis des plantes laisse parfois place au crissement lourd de la neige qu'on écrase.

Eva inspira de nouveau, tâchant de se concentrer cette fois sur les effluves qui l'entouraient, cherchant à capter la moindre information qui pourrait lui être utile. Sur fond de bois brûlé, la senteur d'un loup qu'elle ne connaissait pas lui parvint. Son poil se hérissa. Dans ses souvenirs, le Monstre n'exhalait pas tel fumet, et elle était prête à prendre le risque de retrouver ce camarade plutôt que de rester seule. Elle trotta quelques pas, nez au vent. Chaque inhalation hérissait ses plumes et faisait bouffer son poil. Et, au fond, les hyènes, toujours, lancinante musique qui lui donnait envie de vomir. Se rapprochaient-ils ? Elle espérait que son esprit la trompait.

Elle s'envola, battit des ailes plusieurs fois, passant de courants d'air chaud à courants d'air frais selon un schéma complètement impossible, manquant de la faire choir alors qu'ascendances se créaient et disparaissaient au gré du bon vouloir d'un esprit semblerait-il malade. Elle finit cependant par apercevoir une forme qui s'éloignait d'un galop soutenu. Eva pinça les lèvres. Fuyait-il quelconque danger qu'elle n'aurait perçu ? Mais la course semblait plus déterminée qu'erratique, et la Pie prit encore quelques mètres d'altitude avant de se diriger vers lui. Son vol était difficile, et parfois il lui arrivait de plonger ou de gagner plusieurs mètres sans qu'elle ne réussisse à vraiment déterminer pourquoi, de puissants courants d'air chaud ou froid la projetant d'un côté ou de l'autre. Arrivée juste derrière le loup noir, elle se décala sur le côté et se laissa atterrir à côté en trottinnant, pour rester à sa hauteur.

Hé, l'ami !

Elle ne savait pas vraiment comment l'interpeler autrement.

Sais tu où nous nous trouvons ?

Une once d'espoir éclairait le visage de la louve. Peut-être...

Un bruissement d'air dans son dos.

Justice manqua de trébucher en sentant le déplacement d'air et le léger bruit aérien se produire juste derrière lui. Ses babines se retroussèrent en un instant et il fit une embardée sur le côté, s'apprêtant à mordre sauvagement ce qui avait pu surgir sans crier gare et semblait manifestement le poursuivre en silence.
Mais la compréhension soudaine de ce qu'il vit et interjection amicale qui arriva à ses tympans retinrent son geste de justesse, empêchant la totalité de ses muscles tendus à bloc de se jeter sur l'individu qui venait d'apparaître à ses côtés.
Une silhouette fluette surmontée d'une crête blanche et duveteuse, de grandes ailes aux plumes noires et blanches qui se repliaient tout juste. Le mâle noir reconnut l'individu inconscient qu'il avait laissé derrière lui, quelques minutes à peine de cela.

Justice pila dans sa course et planta ses yeux contrastés dans ceux de celle qui s'avérait être une louve. Loin d'être pris de remords de l'avoir laissée en arrière, il eut envie de lui aboyer à quel point elle était inconsciente d'atterrir tout naturellement à côté d'inconnus dans un monde qui ne criait pas tout à fait l'hospitalité, comment il avait failli refermer ses crocs sur sa fourrure qui paraissait si douce; de quelle pitoyable manière elle serait morte sous la violence d'un de ses propres congénères.
Mais il retint ses mots derrière sa mâchoire serrée, interrompu dans le fil destructeur de ses pensées pour écouter sa tirade suivante.

— Sais-tu où nous nous trouvons ?

Est-ce que j'ai l'air de faire une promenade de santé dans mon jardin ?
Justice garda pour lui une nouvelle fois toutes les paroles et pensées désagréables qui affluaient dans son esprit au prix d'un grand effort, se forçant à ne pas laisser son humeur massacrante l'envahir complètement.
Son sang bouillonnait, ses yeux jetaient des éclairs, mais à toute évidence la petite louve-oiseau n'y était pas pour grande chose et se retrouvait coincée dans la même situation que lui. Pourquoi s’était-elle retrouvée si proche de lui dans une étendue apparemment sans fin alors qu'il ne l'avait jamais vue auparavant ? Y avait-il d'autres loups comme eux, pris au piège de ce sombre univers ?
Son regard balaya brièvement l'horizon sanglant, tendant son encolure vers le lointain pour tenter de humer quelques odeurs qui pourraient le guider et l'éclairer, mais tout semblait déformé et imprégné de l'atmosphère cendrée et étouffante qui les enveloppait. Même l'odeur de sa comparse ne portait plus rien lui permettant d'identifier un tant soit peu sa meute ou sa provenance.
Il reporta son regard sombre et maussade sur elle au bout de quelques secondes, lui répondant vaguement d'une voix encore plus rauque et grondante qu'à l'accoutumée.

— Peu m'importe où l'on est. Il faut en sortir.

Ses doigts se crispèrent, faisant crisser les griffes métalliques qui lui restait sur ce sol si étrange coincé entre deux --voire trois-- mondes. Il brûlait de continuer à avancer pour ne pas stagner ici, si inconfortablement vulnérable au milieu de cet espace. Peu lui importait également de ne pas savoir où aller. Tant qu'il n'attendait pas que le temps passe et ne ramène la créature à lui.
Penser à la chose fit bouillir son sang un peu plus encore, et un grondement puissant roula dans sa gorge. Il ne se laisserait pas faire une seconde fois. Si cette chose était plutôt versée dans les confrontations violentes, il savait y faire également. Bien qu'il aurait préféré ne pas la recroiser de si tôt.

Il s’élança vers l'avant pour reprendre sa course avant d'interrompre gauchement sa foulée, semblant se rappeler quelque chose d'important --un petit oubli, peut-être.
La louve.
Il fit volte-face et la lorgna un instant, une moue dubitative sur les lèvres. L'hésitation prit place dans son esprit, partagé d'un côté par la puissante envie de repartir en solitaire à nouveau et le sentiment plus discret qui réclamait la compagnie et prônait la collaboration. Dans les situations critiques, Justice avait toujours été mené à penser d'abord à lui-même avant les autres. Non pas par simple égoïsme --c'était simplement une pure question de survie. Et personne n'avait jamais pleuré les corps de ceux qui n'étaient pas parvenus à s'en sortir par eux-mêmes sans attendre placidement qu'un autre ne vienne leur porter assistance.

Pourtant tu n'es plus là bas, Justice. Tu n'es pas comme eux.
Justice tenta de calmer la tempête violente qui secouait son crâne, ses pensées contradictoires d'entre-mêlant avec violence pour prendre le dessus.
Il ferma les yeux un instant, tête basse, poussa un soupir irrité en essayant de faire le vide.
Puis rouvrit un regard plus clair qu'il verrouilla sur la louve.

Peut-être qu'elle pourrait lui être utile, après tout. Leur être utile.
Il la détailla rapidement du regard, cherchant à analyser son nouvel allié. Une carrure fine et fragile, des pattes hautes mais frêles, excepté pour ces pattes arrières semblables à celles d'un oiseau. Malgré tout, la louve serait fort peu utile s'ils se retrouvaient à devoir se battre.
En revanche, ces ailes...
Un imperceptible sourire fleurit au creux de ses lèvres en regardant les longues plumes bicolores qui pouvaient transporter la louve dans les airs.
Il renversa alors la nuque en arrière, fixant la voûte céleste qui n'offrait rien de plus qu'un rouge sombre et insondable. Il ne savait pas où ils étaient, et il ne voyait pas réellement de solution leur permettant de s'échapper de ce cauchemar éveillé. Mais il faudrait essayer.

Sa voix s'éleva à nouveau dans l'air étouffant.

— Tu pourrais peut-être essayer d'atteindre le sommet... Si il y en a un.

Sa voix se fit plus grave sur les dernières syllabes, trahissant ses propres doutes vis à vis de la seule idée qui pouvait pour le moment lui parvenir en voyant ce ciel vide et cette louve ailée.
Elle avait au moins le mérite d'avoir la tête sur les épaules, et de ne pas paraître trop déphasée par la situation. Avec un peu de chance, elle aurait d'autres suggestions par la suite.

Justice n'aurait qu'à tâcher de l'imiter et de ne pas laisser la colère grondante qui dormait sous la surface l'envahir de nouveau.

Elle eut un mouvement de recul félin au mouvement clairement agressif du loup couleur cendres, retenant de justesse un petit cri devant cette soudaine animosité. Mais cette dernière s'en alla aussi vite qu'elle était venue, et Eva ne lui en tint pas rigueur. Dans un lieu pareil, tout pouvait être ennemi, surtout ce qui sortait de l'ordinaire, et elle savait bien qu'ici les pigeons en son genre n'étaient pas légion. Le loup, devant elle, serrait les mâchoires en la détaillant, une lueur dans les yeux qu'elle ne parvenait pas entièrement à déchiffrer même si elle n'y lisait pas les choses des plus agréables.

Il était semble-t-il aussi perdu qu'elle, et surtout il avait bien envie de partir d'ici. Ce qui la rassura - il ne faisait pas partie de ce monde, crainte dont elle n'avait pas réussi à se débarrasser, notant ses teintes noires s'harmonisant parfaitement avec le paysage.

Il exhalait puissance et violence contenue. Elle voyait ses muscles secs et nerveux rouler sous sa silhouette au gré de leurs contractions, des tics agiter sa peau et la tendre sur son corps svelte, noueux. Une vraie machine de guerre au poil ras couturé de cicatrices - à l'antipode de la louve bicolore. Avait-elle le droit d'égoïstement se sentir plus en sécurité à proximité de ce loup, face à l'éventuelle arrivée d'un chatouille trop curieux et tactile ? Le loup noir réussissait à peine à contenir les pulsions qui l'habitaient, mais au moins il ne le fixait pas de ses yeux injectés de sang, qui ne clignaient jamais et s'approchaient, s'approchaient...

Sentant qu'elle perdait pied, Eva frissonna, et se rendit compte que son interlocuteur prenait la poudre d'escampette, tranquillou. Elle n'eut pas le temps de le rattraper, saisie par la peur qu'il l'abandonne seule ici, qu'il avait déjà fait demi-tour pour la fixer de ses yeux saumon. En voyant son exaspération, son soupir, elle agita une oreille, mal à l'aise. Etait-elle tant que ça un cas de conscience ? Si elle ne devinait pas les alternatives qu'il considérait, elles n'étaient pas toutes à son avantage. Elle n'avait cependant pas besoin d'être devin pour savoir qu'elle ne dégageait aucune promesse de sécurité dans un coin pareil, et qu'elle faisait à première vue bien piètre allié. Ca allait être à elle de prouver le contraire.

En entendant sa suggestion, elle sentit les plumes de son dos se hérisser malgré elle, son poil bouffer. Elle ne dit rien, mais son corps parlait pour elle : l'air était vicié, et tenter d'atteindre une altitude supérieure au rase-motte qu'elle avait eu jusque là ne lui disait rien qui vaille. Et si elle se faisait projeter au sol par une de ces bourrasques monstrueuses qu'elle pouvait ressentir ? Si elle tombait dans un trou d'air ? Elle n'était pas aussi légère que ces moineaux qui volaient dans du rien, la puissance de ses ailes avait une limite. Elle leva le museau. Quel que soit l'endroit qu'elle observait, il était rouge.

Rouge.

Rouge, rouge, rouge.

Elle baissa la tête, étourdie, avant de plaquer violemment un sourire sur son visage, le sourire le plus dépourvu de bonheur du monde, mais qui pouvait presque faire illusion.

Oui ! Les conditions de vol ne sont pas idéales, mais ça permettra déjà peut être de se repérer.

Elle recula de quelques pas, et secoua ses ailes, se préparant mentalement à l'exercice. Ne mentons pas : elle fit trainer cette préparation un peu plus que de raison, ne réussissant à se faire à l'idée qu'elle allait de nouveau se jeter dans ce vide malsain. Puis, elle bondit, le plus haut qu'elle pouvait, aidée de ses longues pattes et de son ossature fine, si légère !

[Dé]

Elle battit une première fois des ailes, une seconde fois, brassant l'air autour d'elle.

L'air inexistant.

Elle retomba comme une pierre au sol, repoussée, presque écrasée par une bourrasque formidablement froide, clouée au sol.

Oof- !

Elle fit quelques pas, ses pattes raidies par l'atterrissage brutal, inattendu. Elle se décala de plusieurs mètres, peu disposée à réitérer l'expérience à l'exacte même place, où elle se prendrait probablement le même courant d'air glacial dans les plumes. Elle ne faisait plus attention à ce qui l'entourait. Elle ne voyait plus le loup noir à quelques pas d'elle, les cris de hyène glissaient sur son échine et la parsemaient de frissons mais son mental était d'acier. Son monde se réduisait à sa respiration sifflante, encombrée de cendre, et à ce ciel carmin qu'elle ne réussissait pas à lire. Sa boussole, girouette interne lui semblait brisée, malmenée. Elle qui n'avait jamais eu le sentiment d'être perdue jusque là se sentait si... Ailleurs.

Elle inspira une dernière fois, avant de se propulser de nouveau vers le ciel.

Cette fois-ci, elle accrocha quelque chose. C'était ténu, c'était difficile, mais comme à son premier vol elle parvint à gagner quelques mètres. Puis retomba, agitant des pattes par réflexe bien qu'elles n'attrapent que du vide.

Et, enfin, tout sembla se stabiliser. Elle eut une sorte de cri étranglé, qui pouvait facilement passer pour un cri de joie, alors qu'elle s'élevait, et s'élevait encore jusqu'à atteindre une hauteur plus qu'appréciable.

Elle se plaça en vol stationnaire, et observa.

Eva grimpa et grimpa encore, l'air lui oppressant les poumons mais les courants la portant haut. Elle plissa les yeux, cherchant à comprendre ce qui se tramait devant elle, autour d'elle. Justice n'était plus qu'un point noir, loin.

Et elle commençait à croire qu'elle avait les yeux qui merdaient, parce que tout autour d'elle ressemblait à une superposition d'hologrammes de haute qualité. Enfin, c'est ce qu'elle aurait pensé si elle savait à quoi ressemblait un hologramme. Elle sentait, au fond d'elle même, dans sa peau, qu'ils étaient à la fois partout et nulle part . Et ca lui faisait froid dans le dos. Allaient-ils... devoir vivre ici ? Mourir ici ?

Elle frissonna.

Et c'est à ce moment que se déclencha la première vision.

Et la seconde.

Et une autre encore, toutes plus terrifiantes les unes que les autres, et surtout chacun avait son petit chatouille personnel. Eva sentit son corps convulser de nouveau et inspira des grandes goulees de cendre pour tenter de se calmer, son vol devenant erratique. Pire. Elle le sentait, au plus profond de son être, comme un mot qui résonne et vibre sur la même fréquence.

Incapable de le supporter plus longtemps et les visions s'arrêtant, elle piqua vers le sol, pour commencer par le plus important :

Une bête arrive. Maintenant .

Elle s'était presque écrasée au sol tellement elle s'était jetée dans le vide, prenant des risques inconsidérés pour aller plus vite. Son regard, fou, ne se focalisait sur rien :

Il faut partir. Il faut partir maintenant-

Sentant qu'elle perdait pied, elle ferma les yeux une seconde malgre l'urgence pour se reprendre et sa voix se stabilisa :

Il arrive de la bas. Je te raconterai le reste en chemin - beaucoup de choses à dire.

Elle le pressa, ne lui laissait pas le temps de parler et se mit à trotter, pas assez vite pour distancer la bête (etait-ce de toute façon possible ?) Mais assez pour se rassurer pendant qu'elle parlait.

Il y a une terre en dessous de la nôtre et plusieurs monstres, ils ont enlevé de nombreux loups et les menacent-

Le souvenir de la bête qui l'avait mangée étouffa ses mots dans sa gorge et elle dut se faire violence pour continuer. Elle etait au bord de la panique, mais prenait sur elle.

Trois loups aux Cotes de Nacre avec une bete, deux louveteaux et un loup au temple de Yurai avec une bete, un au cimetière... avec une bête aussi. Deux loups et une bête dans un... dome ? Gris, flou ? Ailleurs, peut être, comme nous sommes hors de la carte ?

Elle hésite, inquiète, avant d'ajouter sur un ton pressant :

Ils étaient tous en mauvaise posture, mais celui au cimetière...

Comment décrire l'impasse dans laquelle il se trouvait, les échecs critiques qui se succédaient en chaîne et le chatouille distrait par tous les camarades du monde qui en oubliait de justesse de manger sa proie ? Eva n'avait pas les mots.

Celui au cimetière... si on réussit a le rejoindre, on pourrait peut etre...

L'aider ? Elle s'arrêta net, se rappelant un détail capital.

Les monstres ! Ils n'avaient plus les... yeux immondes ! Juste leur bouche immense sur le poitrail...

Elle préférait la bouche aux yeux, claro.

Eva réfléchissait tout haut, incapable de s'arrêter.

On est ailleurs, encore ailleurs, mais il y a des bêtes ici aussi...

Elle jeta un coup d'oeil par dessus son épaule, et son poil se herissa. Elle murmura :

Je ne pense pas que parcourir une distance nous mène... quelque part.

L' idée l'effleurait, la titillait, la grattait de partir seule, dans les airs, pour parcourir bien plus rapidement ces terres sur lesquelles ils étaient. Mais... l' idée d'abandonner le mâle et se retrouver seule la repugnait au plus haut point, au dela du côté immoral de la chose.

De prime abord, la petite louve avait semblé hésiter.
Justice avait alors brièvement serré les mâchoires, se demandant ce qu’il pourrait bien faire d’elle si son seul atout visible se révélait inutilisable.
Puis ses traits s’étaient brusquement éclairés, et la voix fluette de l’hybride s’était élevée dans les airs avec un enthousiasme qui sonnait un peu faux. Il ne lui répondit pas quand elle lui exprima son accord, se contentant de hocher vaguement la tête en reculant d’un ou deux pas pour lui laisser de la marge de manœuvre.
Tandis que ses yeux parcouraient inlassablement l’étendue rouge en y guettant le moindre mouvement et signe de danger, se jetant vivement sur le moindre glissement visuel qui s’avérait être l’un de ces nombreux tressautements du décor, comme si celui-ci semblait ne jamais être d’accord avec sa propre nature.

Puis la louve se prépara au décollage.
Les ailes s’ouvrirent de toute leur envergure, ce qui ne manqua pas de captiver brièvement l’attention de Justice qui observa les plumes se gonfler et s’étirer à leur maximum, avant qu’elle ne batte des ailes à plusieurs reprises pour s’arracher à l’attraction du sol.
Et retombe immédiatement.
Justice eut une légère grimace, se demandant si là gisait la fin de tout espoir. Mais loin de se laisser abattre, la frêle créature se releva et insista, se préparant de nouveau à l’expérience. Les grands appendices bicolores brassèrent l’air lourd de nouveau, déplaçant leur lot de cendres qui se dispersaient dans le vent changeant, et la louve poussa de nouveau sur ses membres. Elle s’éleva dans les airs.

Et y resta.

Un sourire satisfait s’invita entre les lèvres du grand mâle noir qui l’observa avec un brin de fascination, se demandant quelles sensations cela pouvait procurer d’avoir toujours été capable de flotter en altitude quand lui avait été contraint de ramper sous terre.
La progression semblait difficile, et il craignit plusieurs fois que l’étrange canidé ne fusse projeté au sol par ces forces invisibles qui semblaient la balloter dans les airs, elle, silhouette si légère luttant contre des éléments qu’il ne pouvait comprendre. Mais malgré leurs craintes partagées, la pie s’éleva bien plus haut qu’ils ne l’avaient imaginé, et bientôt elle ne fut qu’une tâche bicolore sur fond de toile carmin. Il avait du mal à arracher ses yeux de la contemplation impatiente de son vol, attendant avec ferveur qu’elle apporte une quelconque nouvelle ; mais il se forçait régulièrement à balayer les alentours du regard. Il serait inacceptable qu’ils se fassent surprendre une nouvelle fois.
La louve ne redescendait toujours pas, et Justice commençait à ne plus apprécier de rester ainsi figé sans rien faire, dans l’expectative de quelqu’un d’autre. Ses muscles brûlaient d’agir, bien qu’il n’aurait su quoi faire exactement.
Son rythme cardiaque s’accéléra sous la frustration, les griffes métalliques crissant sur le sol en constant changement.

Mais enfin son oiseau bifurquait vers le bas à nouveau, fonçant en piqué dans sa direction comme il avait vu les faucons le faire.
Elle manqua de se briser les pattes lors de l’impact, et elle semblait tout à fait agitée par ce qu’elle avait pu réussir à éclaircir de là-haut. Les informations commencèrent à couler à un rythme précipité.

— Une bête arrive. Maintenant.

Une sueur froide parcourut son échine en même temps que s’éveillait un brasier ardent dans ses entrailles, pareillement à ce monde qui sans cesse passait du chaud au froid.
Il écouta à peine les injonctions à partir de la petite louve dont la voix affolée semblait secouer l’entièreté de l’être, car résonnait en son crâne un bourdonnement sourd d’une rage à peine contenue qui revenait déjà embrumer ses pensées. Un grondement commença à rouler dans les profondeurs de son thorax, menaçant comme l’océan dont la houle gonflait sous la surface.

Mais la louve se mit à trotter rapidement en interrompant sa phrase, lui donnant un coup de plumes involontaire au passage qui interrompit la brusque montée d’adrénaline dans son corps.
La mention de la créature avait fait sonner Vengeance dans sa tête, et déjà ses muscles s’étaient tendus pour l’attendre de pied ferme.
Mais avec le retour d’une once de bon sens et de raison, il réalisa qu’il lui serait tout autant bénéfique d’éviter une rencontre contre un adversaire aussi destructeur que surnaturel. Il avait beau avoir du mal à l’avouer, la Chose l’avait terrifié comme toute créature censée l’aurait été et sa colère impulsive n’était qu’une réponse de dernier recours face aux circonstances qui ne lui avaient pas laissé le choix.
Après une dernière hésitation de ses muscles ancrés au sol et animés du feu du combat, Justice s’arracha à sa position et emboîta le pas à la louve, prenant la direction opposée à l’arrivée annoncée de la bête, rattrapant rapidement les quelques foulées d’avance qu’elle avait sur lui.

Ses oreilles pointues restèrent droites et dressées sur son crâne tandis qu’il absorbait en silence les mots débités avec précipitation et panique. La moitié de ce qu’elle racontait ne semblait pas faire de sens et il avait du mal à en tirer quoi que ce soit, mais il devrait lui faire confiance et prendre en considération le fait que même leur venue ici ne faisait pas le moindre sens.
Il y avait donc d’autres mortels comme eux, prisonniers du monde rouge en diverses projections des terres auxquelles on les avait arrachés. Mais leur monde à eux, prit entre deux lieux, n’était pas exactement défini.
La louve s’arrêta net en s’exclamant soudainement. Le cœur de Justice manqua un battement et il freina brutalement également, s’attendant presque à faire face à une de ces créatures en se retournant.
Mais la louve ailée s’était simplement rappelée d’un des détails qui l’avait marquée. Les monstres n’avaient plus d’yeux.
Il mit un peu de temps avant de réaliser les implications d’une telle découverte. Il se souvint de la sensation de paralysie unique qu’il avait ressentie dans tout son corps lorsque les yeux si étranges de la difformité s’étaient posés sur lui et l’autre solitaire. S’il n’en avait plus… Ils seraient davantage libres de leurs mouvements.
Quant à la louve, elle semblait ne plus pouvoir s’arrêter de débiter des paroles. Sauf qu’ils ne couraient plus. Justice lança des regards anxieux derrière la pie tandis qu’il revenait sur ses pas pour se rapprocher d’elle légèrement, s’attendant à voir une ombre distendue surgir à tout instant dans le décor factice.

La dernière phrase de la louve, murmurée dans un souffle, sembla criblée de désespoir et de désillusion.
Ses yeux bleu nuit cerclés d’orange fixés vers le lointain, il finit par prendre la parole à son tour d’une voix dure et grondante.

— Pas le choix, il faut avancer. Si tu dis qu’il y a d’autres terres, d’autres loups, mais qu'on est au-dessus d’eux… Il doit y avoir un moyen de sortir d’ici, de traverser les frontières.

Tout ne faisait peut-être pas sens dans ses paroles, mais lui au moins avait l’impression de voir ses idées s’éclaircir. Les explications de la louve et ce qu’elle avait vu permettaient peut-être de comprendre pourquoi ils n’avaient vu personne d’autre, pourquoi l’horizon paraissait si vide et infini. Ce lieu qu’ils foulaient était une erreur dans la projection des terres réelles, et ne s’était pas intégré correctement au reste. Ils avaient une double peine en se retrouvant ainsi isolés du reste.

Mais si ces lieux avaient des défauts, alors ce monde entier était factice.

Justice donna un bref coup de museau à la louve pour la presser à repartir, peu désireux de devoir se confronter à une créature si un espoir de sortie était proche. Sans l’attendre, il virevolta sur lui-même pour reprendre la trajectoire qu’ils poursuivaient juste avant de s’interrompre, martelant le sol d’un galop fougueux et rapide, relâchant toute la puissance de ses muscles et le feu de sa détermination pour atteindre une vitesse soutenue. Il ne s’attarda pas à s’assurer que la louve suive son rythme. Avec ses ailes, elle pourrait rapidement planer à sa suite. Si elle ne s’écrasait pas au sol.

A nouveau, cette alternance entre le feu et la glace sous ses pattes.

A nouveau, ces sursauts autour de lui dans cette reconstitution ratée de deux décors se télescopant sans cesse sans se stabiliser. Il pouvait voir comme des brèches fugaces s’ouvrir et se refermer tout autour de lui dans l’environnement changeant.
Justice maintint le rythme de la course, soufflant bruyamment sous l’effort de ses foulées avalant mètres après mètres.
Les crépitements semblaient passer à quelques centimètres de lui. Les failles dans une farce grotesque.

Quand il vit un éclair débuter sur sa droite, il se jeta brusquement sur le côté pour s’engouffrer dans la frontière entre les deux terres.

[Lancer de 2 Dés avec les PC – Agi pour tenter de se faufiler rapidement sur les "glitch" ]

Etonnée par le petit coup de museau mais sortie de ses pensées grâce à lui, Eva sursauta et se remit en route, trottant rapidement derrière le loup noir de cette allure que les loups peuvent tenir des heures durant sans se fatiguer. Mais il allait vite, très vite, porté par sa détermination, et Eva augmenta son rythme, battant parfois des ailes pour gagner les mètres que sa lenteur lui faisait perdre. Mais alors qu'elle se questionnait comment sortir, alors que cette plaine brûlante, glacée, semblait infinie, son compagnon se jeta violemment au sein d'un éclair.

Elle eut un petit cri, et son poil se hérissa. Quel qu'était le destin du loup noir, elle préférait le partager que de rester seule, et d'un bond elle se propulsa dans les airs, rabbattit ses ailes, et plongea à sa suite.