La danse du merle et de la tortue ✩ Eva

Mentor.

Le mot roulait sous son crâne, rebondissait dans sa tête, sous sa peau, provoquait frissons et hauts le cœur. Le moment où Volstein l'avait prise à part tournait en boucle dans sa tête.

Eva, j'aimerais te parler s'il te plait.

Une introduction très simple, sans chichis, à l'image du clan et de son leader. Le reste avait suivi, fluide. Eva, d'abord curieuse, avait senti un millier de sentiments la traverser. D'abord, il avait mentionné Sobieski - incompréhension, jusqu'à ce qu'elle lie ce nom à son sobriquet, Sobi, qu'elle connaissait. S'ensuivit une liesse incommensurable, un sourire merveilleux qui étira ses lèvres jusqu'à ses si grandes oreilles lorsqu'elle comprit qu'il rejoignait enfin le clan. Puis un instant d'incertitude lorsque les mots de Volstein résonnaient à ses oreilles.

Mentor.

Elle vacilla.

Elle n'était pas prête. Pas prête à prendre soin de quelqu'un d'autre en plus d'elle même, prête à assumer la responsabilité d'un autre... Être. Un instant, elle oubliait, occultait complètement le fait que Sobieski avait son âge, non, était plus âgé qu'elle, pour se concentrer uniquement sur ce mot.

Mentor.

Elle eut du mal à reprendre contenance, pour offrir à Volstein un sourire, plus maigre que le précédent, et forcer dans ses yeux un engouement. Bien sûr ! Merci de ta confiance - ça me touche beaucoup ! Oh, elle pensait ces mots ! Après tout, il l'avait désigné, elle, et pas un autre, plus âgé peut être, ou depuis plus longtemps dans la meute, pour le prendre sous son aile. Mais...

Mentor ?

En était-elle seulement capable ? Depuis tout ce temps, elle s'était contentée de vaquer à ses occupation, fausser compagnie à toutes et tous pour simplement vadrouiller, fouiller les territoires, les lieux et les recoins, satisfaire ses besoin et sa curiosité. Méritait-elle seulement d'être considérée comme faisant partir du clan ? Peut être était-ce une sorte de... Test ? Etait-elle capable d'intégrer quelqu'un, quand elle-même se sentait si libre vis à vis des autres membres ? Réussirait-elle à créer ces liens, à les renforcer, les décourvir, même ?

La question la taraudait, et l'empêchait d'être calme. Elle avait donc rapidement pris congé, d'un sourire toujours, avant d'aller se perdre dans le dédale pour réfléchir, être en paix et surtout ne pas offrir aux autres cette face d'elle même en proie au doute. Elle ne pouvait pas se le permettre - elle devait être forte, sans faille. Offrir au monde ce profil qui n'était que joie et candeur.

Dans le dédale, elle suivait la voie délicatement tracée par les fungus sur les murs et le sol, marchant au hasard et se perdant volontiers dans ses pas comme dans ses idées. Que pouvait-elle bien lui apprendre ? Non, pire, avait-elle vraiment des choses à lui apprendre ? Qu'était-elle sensé transmettre ? La connaissance des frontières ? Il l'avait déjà probablement - et puis Eva ne les respectait pas. Les valeurs de Yurai ? Sobieski - puisque c'était son nom - semblait les embrasser mieux qu'elle encore. Elle soupira, et ses pérégrinations furent interrompus par un bruit fracassant - un loup criait son nom.

Elle releva la tête, surprise, ne s'attendant pas à voir quelqu'un au fond du dédale, et agita une oreille. En voyant Sobieski tout paré du bleu des champignons luminescents, le cocktail de sentiments contradictoires l'envahit de nouveau. Un grand sourire, cependant, l'emporta et fit taire le reste.

Avant toute chose, elle était heureuse de le revoir.

Sobi !

Elle agita sa longue queue plumeuse de droite à gauche, laissant ces sentiments positifs l'envahir.

Ahah oui ! La nouvelle m'est parvenue ! C'est... Drôle, en effet ahah-

Etait-elle si gauche ? Elle se reprit, et lui fit un petit clin d'oeil.

Il va falloir réussir à me supporter, maintenant !

Il a l'air véritablement heureux de la voir, et ça lui rappelle sa famille avec qui les retrouvailles étaient toujours pleines de joie et de célébration. Il lui semblait toujours que les loups d'ici étaient tellement... Froids ! En retrait. Alors que tout devrait être excuse pour faire la fête, se congratuler ! Les loups-oiseaux savaient faire ça - ou n'était-ce que sa famille ? En tout cas, ça lui manquait, et le sourire, les frétillements du loup pastel lui remontaient le moral.

Elle rit à ses paroles, après tout comment pourrait-elle en avoir trop de ces sourires ? Puis secoua la tête doucement, sans se départir de sa bonne humeur.

Un petit peu stressée, tu veux rire ? Ca me fait carrément de ouf stresser !

Bon, là, elle n'avait plus vraiment l'air, mais Eva était du genre à aborder ses problèmes avec le sourire, et si possible encore plus que ça. Plein de sourires. Elle continua d'un ton amusé.

Je suis sensée... T'apprendre des choses !

Etait-ce une affirmation, une question ?

A te... Battre, protéger la meute ?

Elle était encore moins sûre, après tout elle n'avait jamais même envisagé ce rôle pour elle-même, alors lui ? Son ainé, elle ne lui aurait même pas vraiment laissé chasser seul. Savait-il chasser ? Enfin, des choses plus grosses que des souris ? Bon, évidemment elle ne lui aurait jamais demandé, mais l'idée bien que préoccupante ne lui semblait pas si absurde quand elle observait ses quenottes bien trop peu usées pour qu'elle puisse le croire. Ou s'imaginait-elle des choses ?

Elle se rendit compte qu'elle le fixait, et gloussa de son idée stupide, et se morigéna de ce qu'elle flirtait avec la méchanceté, mais elle ne voulait aucun mal ? Eva se mordilla la lèvre. Juste comme ça, son niveau de stress avait tout de même bien baissé. Sans laisser à Sobieski le loisir de répondre à ses questions, qui pour le coup étaient rhétoriques, elle reprit, commençant à marcher dans le dédale en s'attendant à le voir à sa suite.

Non, mais tu as raison. Oui, je suis un peu stressée, mais au fond je sais que tout va bien se passer - après tout comment pourrait-il en être autrement ? C'est plus que, mmh, je ne m'y attendais pas du tout vois-tu ? Je n'ai rien de préparé, je n'ai rien eu le temps de structurer, pas eu le temps d'y réfléchir...

Elle agita une aile.

Peut être pourrait-on commencer par... Ce que tu voudrais savoir ? Ou... Voir ?

Sobieski dut très, très clairement voir le reflet horrifié qui se peignait sur le visage de la louve bicolore à ces quelques mots. J'aimerais bien savoir voler ! Le souvenir de Crystal à la passe ventue, quelques semaines plus tôt, se superposait à celui du loup pastel, et Eva ne savait pas plus comment répondre. Tout son corps se décrispa lorsqu'elle comprit, dieu merci, que ça n'était qu'une boutade. Mais le fait que ça ne soit pas la première fois qu'on lui demande ça avait avivé ses craintes  un instant. Après tout, dans un pays où les dieux donnaient des pouvoirs et chacun pouvait être plus farfelu que ses voisins, une telle demande, eh bien, ne l'étonnait pas tant que ça.

Bon, dans tous les cas ce qui était sûr c'était qu'elle pouvait barrer la bagarre de la liste des choses à faire, et ça n'était pas plus mal au vu de ses compétences dans le domaine. Proches du zéro.

Néanmoins, la vraie question était tout aussi épineuse pour Eva. Comment se repérer dans le Dédale ? Elle avait toujours eu un très bon sens de l'orientation, comme tous les oiseaux, et se perdre dans ce labyrinthe lui semblait aussi absurde et conscient que de boire de la lave. Elle répondit, pour gagner du temps mais aussi parce qu'elle le pensait vraiment :

Tu pourras toujours me demander du temps, Sobi !

Elle réfléchit encore, tentant de définir la façon dont elle retrouvait son chemin, les petites indications dont avait besoin sa boussole interne pour, sans jamais faillir, trouver le chemin de la maison.

Tu peux te baser sur les odeurs, déjà. Le dédale est bien plus utilisé par les Nakhus pour rentrer au bercail que par n'importe qui d'autre, les effluves sont bien plus présentes sur certains chemins. Mais c'est parfois trompeur - et certains ont des caches habituelles dans certains recoins, sur lesquels je te déconseille de tomber. Surtout s'ils y sont.

Elle ne précisa pas sa pensée, agita simplement le museau.

La pierre est polie, creusée même par les passages, mais là encore rien de très sûr non plus, c'est sensé être une protection.

Eva passa son regard sur les murs et les fungus qui l'ornaient.

L'idéal serait encore de retenir le chemin par coeur, on peut s'y entrainer si tu veux. Ca peut faire une première leçon ! A moins que tu n'aies d'autre idée, ou que vraiment ça ne te convienne pas, auquel cas je trouverais autre chose ?

Elle reporta son attention sur son interlocuteur.

Elle ne put s'empêcher de rire doucement à la réponse du loup pastel. Il était si candide ! C'était tellement rafraîchissant. Eva fit bouger ses oreilles à la mention des signes sur la pierre.

... C'est une bonne idée, vu qu'il faudrait pouvoir les décoder pour accéder à la tanière des Nakhus, ou au moins savoir lequel est le bon. La sécurité s'en trouverait amoindrie, mais la vie des jeunes beaucoup plus simple. Après, c'est aussi une épreuve en soi, que de réussir à se repérer dans ce dédale et je pense qu'amoindrir l'épreuve amoindrira aussi la joie de réussir à y retrouver son chemin. C'est plus drôle lorsqu'il y a un peu de challenge, non ?

Ses yeux pétillaient. Elle adorait les jeux. Et puis, ce labyrinthe promettait tellement de coins et de recoins qu'on finissait toujours par trouver un lieu inconnu, et Eva ne comptait plus le nombre de paysages féériques qu'il renfermait. Bon, elle avait du une fois ou deux fuir une bestiole perdue et irascible, mais la plupart du temps il s'agissait de mère protégeant leurs enfants et s'éloigner suffisait à se mettre en sécurité.

Il y a tant d'endroits que je dois te montrer dans ce dédale, Bibi. On pourrait même avoir notre petite grotte secrète où on se retrouverait pour faire les entrainements qui ne nécessitent pas d'être à l'extérieur ! Il y en a des milliers inutilisées.

L'idée d'un petit coin chez-soi la ravissait. C'était le genre de choses enfantines dont malgré l'âge elle ne parvenait pas à se débarrasser, le syndrome de la petite cabane dans les arbres. Elle piétina doucement sur place et se leva pour faire un tour sur elle-même.

Mais peut être peut-on commencer par le chemin de la maison ! Tu veux qu'on le refasse ensemble plusieurs fois pour que tu puisses le mémoriser au mieux ? Ou tu peux même commencer à essayer de trouver la sortie, et je te dirai si on s'éloigne trop ? Comme ça, ça fait même un jeu.

Le jeu pour l'apprentissage, c'était un concept qu'elle adorait et qu'elle essayait de mettre en oeuvre à chaque fois qu'elle le pouvait. Après tout, c'est tellement plus stimulant quand c'est rigolo !

A l'idée de décorer la tanière avec plein de choses - et souvenirs - ses oreilles oscillèrent joyeusement. Elle s'imaginait déjà ramener des centaines de saloperies de ses expéditions - branches, jolis cailloux, feuilles colorées, plantes exotiques, plumes et poils d'animaux inconnus, oui ! Ce serait formidable. Un petit coin feel good où venir se poser et se reposer. Rien qu'à l'idée, elle devait se retenir de soupirer d'aise.

Et ils repartirent. Eva s'efforçait de ne rien dire lorsqu'il faisait ses choix pour ne pas l'influencer, et mine de rien ça lui demandait beaucoup de concentration. Elle ne devait faire aucun mouvement, ne donner aucune indication avant qu'il se soit engagé dans une direction. Pas un tressaillement de babine ou d'oreille, pas une orientation de poitrail, pas un mouvement d'aile ou de queue qui puisse le mettre sur le bon (ou le mauvais) chemin. Et, finalement, elle n'eut pas beaucoup d'indications à donner pour qu'il réussisse à retrouver le chemin de la maison : quelques "Chaud !", "Froiiid" et "Tu brûles ! Tu brûles !" plus tard, ils se retrouvèrent les pattes à la maison, au sein de la grande tanière des Nakhus. Eva adorait cet endroit où tous pouvaient vivre et dormir ensemble. Le dédale proposait l'intimité nécessaire à leur vie, la grotte la proximité dont ils avaient tous besoin pour leur confort moral.

La louve bicolore donna un petit coup de museau à Sobieski :

Bravo champion ! Tu veux qu'on recommence, ou on s'y atelle plutôt demain ? On pourrait en profiter pour trouver notre lieu de rendez-vous...

Son visage s'illumina.

Non, je sais ! Je vais trouver une grotte sympa, je disséminerai des indices sur le chemin, et tu devras la retrouver ! Je te donnerai des indices sur le chemin. En plus ça fera une petite promenade ! Ca te dit ?

Elle trépignait.

Elle agite les oreilles, toute contente de sa réaction. Il a vraiment l'air fatigué cependant, comme il le dit lui même, et Eva se rend compte qu'elle lui en a peut être demandé beaucoup pour un premier essai. Elle lui lèche la tête plusieurs fois pour le féliciter et le rassurer.

En tout cas, tu as fait du super boulot aujourd'hui ! Je suis fière de toi. Et je n'ai aucun doute quant à la suite.

Elle s'assit à côté de lui et lui fit un grand sourire.

Pister peut se révéler utile même lorsque l'on ne chasse pas. On ne sait jamais ! Tu pourras toujours l'utiliser autrement, j'en suis sûre.

Eva se tortilla un peu.

Bon ! Je ne vais pas t'embêter plus aujourd'hui. Et puis, j'ai plein de choses à préparer pour demain !

Elle lui fit un petit clin d'oeil.

Cependant, si tu as besoin de quoi que ce soit surtout n'hésite pas à me demander s'il te plait. Je suis là pour ça. Et si je peux t'aider, même sur un périmètre dépassant celui de mentor et apprenti, n'hésite pas à m'en parler aussi, je serais ravie de pouvoir t'apporter mon aide.

Elle pointa un coin de la caverne de ses pattes.

Je dors généralement dans les coins là, mais souvent je reste dehors, je n'aime pas trop les espaces confinés. Tu peux venir me déranger à n'importe quel moment.

Elle se répétait, avait l'impression de dire dix fois la même chose, mais c'était si important pour elle ! Qu'il puisse se sentir en confiance.