Une danse de plus ✡ Anita

A cette nouvelle routine elle n’était pas restée aveugle.

Comment aurait-elle pu, elle, manquer une présence quotidienne à cet endroit ?

Une Anita classique n’aurait déjà pas mis beaucoup de temps à le remarquer. Pour une Anita prêtresse, cela avait été quasi immédiat.
Dès le lendemain de sa deuxième visite, en fait.
Elle ne s’était pas étonnée de le voir y retourner, pour donner à Kiro son dû et accéder à ses loufoques exigences. Elle n’avait jamais su qu’il avait déjà dansé pour lui, d’ailleurs.
Mais après cette entrevue, quand ensuite elle avait saisi sa trace retourner s’enfoncer au temple le jour suivant, puis jour après jour… Elle avait compris qu’ainsi serait cette nouvelle habitude, ce nouveau créneau. Et elle n’avait pas besoin de venir visiter la Moere chaque soir pour savoir que sa fragrance serait présente dans les lieux.

Et jamais ne l’avait-elle interrompu, restant tout au plus dans les alentours, feuille parmi les branches pour ensuite voir sa silhouette s’éloigner de l’Arbre.
Et quand le temple a son tour elle gagnait, son odeur et les traces de son passage emplissaient ce qui était l’antre de son enfance et son actuel havre de paix.

Aujourd’hui encore, il en émergeait, surgissant des racines entremêlées marquant l’entrée de la demeure de l’Anaconda.

Et elle de le suivre, perchée parmi les ramures des arbres noueux, s’amusant à se déplacer en silence le long de ces parcours aériens, glissant parmi les larges feuilles et leurs bourgeons.
Plus loin sur le sol se déplaçait ce singulier duo, le loup gris et rouge et son Serpent strié.
Elle souriait.

Elle était si heureuse qu’ils soient de retour.

Le temps avait passé depuis ce jour où les fantômes s’étaient extirpés du sol boueux de la Moere, et la vie semblait avoir repris un cours un petit peu plus normal, se resynchronisant à une fréquence qui lui était plus familière.
Mais il lui arrivait encore parfois d’effleurer dans ses songes cette réalité parallèle où ils n’auraient pas repris la route vers eux. Elle savait qu’elle aurait fini par s’y faire, sans jamais les oublier.

Mais maintenant… Les choses avaient pris un tournant plus heureux, et elle ne se les imaginait plus autrement.
Elle voyait dans sa silhouette devenue adulte, dans ses empreintes peu profondes marquant la vase, dans le rouge de ses cheveux autant de fragments d’un passé doré qui lui avaient manqués plus qu’elle ne l’aurait cru.
En revenant, ils avaient maintenu en vie une partie de son enfance qu’elle pensait définitivement enterrée. La louve s’était crue destinée à devenir dernière adepte survivante de la Moere, âme errante qui y louvoierait en croisant si rarement des semblables partageant la même connexion avec le lieu.
Ce n’était plus le cas. Et comme ce jour si lointain, le jour de l’urodèle, elle voltigeait au-dessus de lui, traçant une trajectoire aérienne par-dessus son itinéraire terrestre.

Finalement le loup s’arrêta, et elle fit de même, retenant son souffle.
Trop tard.
Elle lit le langage de son corps et sut qu’elle avait été perçue.

Ses iris pétillèrent d’une lueur amusée et son visage se fendit d’un sourire quand sans attendre elle se laissa tomber de son perchoir, fléchit les ailes pour regagner le sol en glissant dans les airs en une spirale contrôlée.
L’hybride jeta finalement son dévolu sur un rocher rond à quelques mètres de son ami et en fit son nouveau trône.

Elle se rassembla comme un chat et posa sur lui ses yeux violet, seule sa queue ondulant d’un rythme régulier le long de la roche, effleurant le sol de ses longs poils.

— Tu le gâtes de tes visites. Je parie qu’il ne s’attendait pas à te voir si souvent.

Je sais qu’il est heureux, lui aussi, de retrouver si fidèle disciple. Je le sens.

L’éternel son fait d’une seule syllabe, aussi signature pour lui que ne l’étaient ses oreilles trouées ou ses yeux étoilés, ne manqua d’agrandir son sourire d’un centimètre encore.
Le désarroi qui suivit ne fut pas non plus une grande surprise - elle avait conscience d’avoir jeté un caillou dans la mare, aussi petit soit-il.
Mais les mots qu’il forma, eux, étaient un petit navire vaillant sur cette eau perturbée. Ils exprimaient un concept qu’il n’avait que trop peu exploré. Dont elle persistait pourtant à l’en croire capable.
Peut-être lui donnait-il raison, aujourd’hui, en ne reculant pas face à la déconvenue, mais en l’affrontant de face avec ce que lui avait pensé, lui avait voulu faire.

Et il décrivit un peu plus ce qu’ils faisaient, tous deux, chaque jour dans ce créneau. Pas seulement de la danse, mais de la musique aussi.
Les sourcils de la louve se haussèrent et son regard transitiona vers la petite tête triangulaire qui pointait depuis les poils denses de l’encolure, leurs nuances de gris mêlées au corps longiligne et strié du petit reptile - les liant si bien ensemble qu’on aurait pu les croire faits d’un seul être.
Elle laissa s’échapper sa longue langue d’entre ses crocs d’une manière similaire à ceux de son espèce, pour le saluer en même temps que ce léger signe de tête qu’elle lui accorda.

L’égo de Serpent était chose qu’elle avait remarquée - tout comme elle avait pu le voir chez de nombreux serpents de toutes tailles, à s’en demander si ce n’était pas trait récurrent que Kiro lui-même leur avait insufflé - et elle se plaisait à le nourrir de compliments et d’attention.

— Eh bien ! Ce doit être un sacré spectacle. J’espère avoir le privilège d’y assister un jour.

Ses yeux dans les deux billes noires du reptile, elle insista bien sur le mot privilège, non seulement parce qu’elle était réellement curieuse de telle prestation mais surtout car elle aimait voir la petite créature se gonfler de fierté face à ses uniques capacités, quand bien même il en devait l’apprentissage à la créativité de son maître canin.
Ce dernier qui reprit d’ailleurs la parole alors qu’elle n’avait pas encore quitté Serpent des yeux.
Pour une question à laquelle elle ne s’était pas vraiment attendue et qui alluma un peu de surprise dans ses prunelles, quand bien même elle aurait pu la prévoir au vu du personnage.

— Non. Ils se rattraperont d’eux-mêmes.

Du simple fait de ta présence qui a repris l’espace dans lequel les ombres et les fantômes s’étaient immiscés.
Anita n’avait jamais rien exigé des autres, pas de cette manière. Elle les prenait comme ils étaient, comme ils venaient ; les acceptaient ou s’en détournaient - la première option bien plus souvent.
Même quand elle pensait pouvoir aider et se faisait plus interventionniste, ce n’était jamais pour imposer.

Cependant…

Devant ce besoin de structure qu’il avait, son ami gris, elle ne pouvait peut-être pas le laisser avec ces seuls mots pour piste.
Et d’être plus explicite elle se devait sans doute, pour l’aider.

— Et de bien des manières, je pense. Je ne suis pas omnisciente comme Kiro, je ne sais pas ce que tu as rapporté de tes voyages.

A part cet oeil qui s’était réveillé et ces quelques autres changements.
Quoi d’autre dans son esprit ; quelles images, quels savoirs, quelles histoires, quels souvenirs ?
L’hybride se redressa un peu, dépliant à demi son corps comme ses ailes, dans une posture moins statique. Prête à entreprendre, à suivre n’importe quelle voie.

Et dans les yeux qu’elle dardait de nouveau sur Dez, la lueur amusée et pétillante parlait d’elle-même.
Surprends-moi.

Serpent se balançait, Dez traduisait.
Venir les voir ? Cela lui plairait, oui. Peut-être même se mêler à eux. Elle ne pouvait nier avoir mené bien des danses solitaires, elle aussi. Pas dans le temple non - mais tout autour. Dans les bonds qui franchissaient les racines, dans les voltiges qu’elle décrivait dans les cieux pour le simple plaisir de le pouvoir, dans ses foulées légères et joyeuses… Tout était une danse.
A eux deux, quelle était leur façon de danser ?
Elle pouvait se l’imaginer, tenter de calquer les mouvements de Serpent à Plumes à ceux d’une valse aérienne ; les pas du simple loup au rythme d’une sarabande.
Mais cela ne valait pas le fait de tout simplement le voir.

Par la suite, il s’anima un peu. Elle ne manqua pas une brève hésitation, un moment de flottement, avant qu’il ne se rattrape aux branches qu’elle avait laissé tout autour.
Et s’ensuivit une longue suite de mots qu’elle capta avec passion.
Son corps qui s’était redressé ne put que s’affaisser à nouveau - mais pas d’abattement ni de fatigue ; simplement d’une concentration qui la canalisait plus que toute leçon.
Au fond de ses yeux s’alluma une lueur, un peu distante, un peu sauvage, qui brillait de plus en plus à chaque mot.
Combien de fois avait-elle surplombé le monde, du haut d’une falaise ou d’un vol, en se demandant ce qui se trouvait loin, loin derrière leurs frontières ?
Avec un appétit vorace pour l’envie de découvrir ces autres mondes, ceux qui pullulaient de mille vies différentes de la leur. Sans doute que si sa vie avait pris une autre direction, elle aurait déployé ses ailes vers ces horizons. Mais elle ne pouvait pas, maintenant - plus si facilement. D’abord pour le lien qu’elle avait accepté avec Kiro, ensuite pour cette position qui était devenue sienne dans la meute.
Ses fantasmes de paysages lointains et de vies étrangères s’en étaient doucement allés pour retourner sommeiller au fond de son esprit, relégués derrière d’autres priorités - d’autres plaisirs, aussi. Car il y avait ici tant de choses qu’elle aimait et auxquels elle était attachée.

En attendant, elle pouvait se rassasier des histoires des autres.
Son esprit assoiffé de curiosité pouvait se raccrocher à ces récits exotiques, pour faire battre un peu plus follement ce coeur friand de nouveautés et d’aventures.
Aujourd’hui, c’était Dez qui contait l’une de ces épopées, contrairement à toute attente.
Il en vint à accompagner son histoire de mouvements pour exprimer ces histoires silencieux qui se pratiquaient loin d’ici. Et les yeux de continuer à le suivre, n’en manquant rien, absorbés par ces ombres qui s’animaient.

Sa queue se mit à se balancer derrière elle, en rythme avec les gestes du loup gris, en même temps que s’immisçait l’idée d’essayer elle aussi.
Mais elle le laissa terminer, se rasseoir, la fixer puis conclure sur une autre touche. Être moins… triste. Son coeur se serra un peu au souvenir de ce qui avait motivé ce voyage improbable qui n’avait pas été censé en être un. Loin d’avoir voulu des vacances, Dez avait fuit ces émotions trop violentes que personne ne l’avait préparé à affronter, lui qui maitrisait déjà si peu les bases. Comment prévoir la mort d’un parent lorsqu’elle se faisait si soudaine ?
Au moins avait-il su poser ce mot sur sa peine. Triste.

Anita voulut esquisser un mouvement vers l’avant mais se retint.
Au lieu de cela, hésitante, elle déploya ses ailes en gestes lents. Les membranes s’élevèrent, se gonflèrent, élargissant sa silhouette et dans ces rayons qui les baignait - projetant leur ombre de plus en plus envahissante.
Jusqu’à les masquer presque entièrement quand leurs deux ombres se noyèrent en une, plus si détachées dans une étreinte immatérielle.
… Elle ne savait pas, si c’était comme cela que l’on faisait pour exprimer des choses dans la langue des ombres.

L’hybride finit par replier ses ailes, laissant leurs contours se redessiner individuellement.
Puis elle s’accroupit, ne devenant plus que masse compacte proche du sol, pour questionner d’une voix douce dans laquelle la curiosité rechignait à mourir.

— Comment étaient-ils, ces Autres ?

Car à chaque phrase qu’il offrit, la louve avait fait de son mieux pour peindre en son esprit un tableau qu’elle espérait fidèle. De ces mots il avait fourni sa palette, lui donnant de quoi brosser le bleu ces hautes montagnes, les couleurs nombreuses et les longs serpents.
Mais ces Autres demeuraient pour le moment des tâches vierges sans forme ni couleur. Comment les intégrer à cette image ? Qui étaient-ils, à quoi ressemblaient-ils ?

Elle tendit le cou vers lui, interrogative, étirant un peu plus ses muscles puis cherchant du regard aux alentours.
Pas de carnet à dessin sous la patte, mais les ingrédients bruts et beaux de la Moere.
Tout autour d’eux, ces boues colorées et ces végétaux luxuriants.

Montre-moi.

En réponse à la manière dont ses ailes créèrent une ombre mêlée, elle surprit ces comissures qui se relevèrent si subtilement, entraînant chez elle un plissement de paupières et rendit ses yeux encore un peu plus rieurs.
Il était si peu fréquent de les attraper, ces ébauches discrètes de sourire.
Cela avait pour effet d'agrandir les siens déjà si larges.
Comme lorsqu'elle trouvait un insecte rare à la cuticule luisante, et qu'elle se sentait privilégiée d'avoir pu assister pour un court instant à un cadeau du destin.

Elle les pourchassait, ces sourires.

Ils étaient un petit trophée temporaire. Quand bien même, quand ils ne venaient pas... Elle souriait déjà bien assez pour deux.

Puis revint la concentration sur ses traits, alors qu'il se lança dans cette seconde part du récit. Et commencèrent à naître dans son esprit des silhouettes plus précises, qu'elle calqua sur ses mots.
Mais il n'y avait pas que les Autres, ces loups étrangers.
Dez commença à exploiter les couleurs de leur si riche environnement pour tracer sur lui-même des formes.

Oreilles dressées et yeux pétillants, Anita inclina la tête, suivant chaque geste avec une attention marquée. Puis il s'approcha d'elle avec cette interrogation dans le regard, une patte levée et mouillée d'une autre couleur, qu'elle comprit être pour elle si elle l'acceptait. D'un mouvement si infime qu'elle le savait capable de capter, elle accepta bien évidemment son contact. La louve s'efforca de rester immobile à mesure qu'il peignait désormais son corps à elle, ne pouvant tout à fait empêcher le bout de sa longue queue de balayer le sol avec allégresse.

Impatiente de voir le résultat, excitée de ce qui était presque un nouveau jeu pour elle et qui apporterait jusqu'à sa peau un fragment de ce monde lointain.

Il acheva son œuvre corporelle, et elle se contorsionna pour s'admirer quand il cherchait déjà nouveaux ustensiles pour  illustrer la suite. Les masques de matières différentes à celles qu'ils connaissaient ici - elle n'avait jamais encore vu de noix de coco, seulement vu des dessins-  et les plumes du Serpent des cieux -  celles-ci elle pouvait se les imager sans hésiter.
Elle ne retint pas un nouveau sourire lorsqu'il mentionna une autre de leur communication, toujours de silence faite -  elle pouvait désormais mieux  comprendre en quoi cet Ailleurs leur avait si bien convenu, à lui et à son frère, et de quelle manière ils s'y étaient si bien intégrés, eux qui ne gaspillaient jamais un mot de trop.

Ce n'était donc pas un vocubalaire enrichi de différentes manières d'assembler des syllabes qu'ils ramenaient, mais d'autres langages qui se lisaient sur le corps.
De la danse, et non du chant.

À la mention du destin de leurs morts, la louve frissona un peu. Elle ne pouvait que comprendre le principe, dans un monde plus hostile que le leur, à préserver davantage de vies en laissant ceux qui étaient tombés. C'était intelligent.
Mais elle ne put empêcher son esprit de calquer l'image d'une de ses mères, d'Alexandrine, de Narcisse ou de Floyd à ce tableau... Serait-elle capable de les laisser là, à se faire dévorer ?

Probablement pas.
Elle ferma les yeux un instant pour se débarrasser de cette scène imaginée, puis les redirigea sur son ami qui continuait de parler pour plutôt se concentrer sur lui.
C'était une autre culture, et si elle y était née, cela aurait été sa norme à elle aussi. Après tout, le corps n'était qu'une enveloppe que désertait l'âme une fois le lien brisé, elle en avait eu la preuve en revoyant Piclou, en pouvant discuter avec lui.
L'idée qu'ils les honorent beaucoup lui plaisait davantage. Elle fut tentée de lui demander comment, mais ce serait une part du récit qu'elle garderait pour plus tard.

Car son ami avait conclu sa longue succession de phrases, et elle suivit son regard qui se leva vers le sommet de la canopée à la suite de ses dernières paroles.
Vivre dans les arbres... Décidément, il y avait bien des choses qui lui auraient plu à elle aussi, là bas. Bien des choses similaires à la Moere.

Elle n'eut besoin d'acquiescer à son invitation sous entendue et elle se contenta de se relever, étirant comme un félin son corps longiligne, glissant au passage un nouveau regard fier sur les peintures qui suivaient les courbes de ses flancs.
Elle en aimait les formes et les couleurs.
Les motifs lui faisaient encore un peu plus ressembler à la faune si diverse du marais. Ce soir, elle n'était plus seulement hybride de chauve souris, mais aussi d'une espèce mystérieuse de quelconque reptile. Peut-être verrait-elle l'original dont elle était la copie, un jour.

Puis sans se faire prier la Prêtresse de Kiro s'elança souplement à l'assaut de l'un des troncs, enroulant son corps autour de chaque nouvelle étape, plantant ses longues griffes dans l'écorce rugueuse, se hissant de ses muscles fins.
Ses ailes restèrent fermement plaquées à son dos, c'était sans avoir besoin de leur aide qu'elle atteignit le dernier étage de branches assez solides pour supporter leur poids.

Comme avant.

Là, elle s'allongea et épousa la forme de l'une des ramifications à l'exception de l'un de ses postérieurs laissé à pendre en liberté dans un léger balancier.
Au-dessus du toit du monde, quelques premières étoiles s'allumaient dans le ciel peint d'orange et de violet et un soupir de contentement s'échappa de sa gueule.

Il y eut un certain temps de silence avant que l'envie de former des mots ne lui revienne, les yeux toujours rivés vers la voûte céleste.

— Tu m'as manquée, tu sais. C'était pas pareil, sans vous.

L'image des constellations qui peu à peu se dessinaient lui avaient rappelé le nombre de fois où elle avait observé l'horizon ou les cieux en espérant y voir apparaître l'ombre de l'un de ceux qui avaient déserté son quotidien ces derniers mois quand son monde à elle avait semblé tomber en morceaux.
Jusqu'alors, elle n'avait expérimenté le véritable manque que dans la mort et ce qu'elle avait de définitif, si l'on en excluait les rares histoires de résurrection qu'elle avait déjà vu mentionner dans certains contes.

Puis il était survenu autrement, ce manque, quand tous ces piliers qu'elle aimait s'étaient éclipsés plus ou moins loin sans pour autant être des cadavres.
Les mots d'Elvazio revenaient à elle en les observant, ces étoiles. Les mots de cette nuit là à s'oublier parmi elles.
Le loup chocolat avait prononcé ce sentiment et elle en avait été touchée. Oui, on manquait à ses proches lorsqu'on s'éloignait. Elle s'en était à peine rendue compte lors de ces mois devenus années dans le Nord tant les allers-retours avaient été fréquents, floutant la notion de véritable séparation ; quand il y avait tant de choses à faire et à penser, si bien que l'on en oubliait l'absence ressentie par d'autres restés derrière ainsi d'autres plaisirs.
Celui, tout simple, de partager rien qu'un moment avec ceux que l'on aimait.

Et elle se dit que peut-être il aimerait le savoir, lui aussi, que sa disparition brutale n'avait pas été qu'une énième odeur s'effaçant dans les allées du Castel, mais un vide qui faisait mal.

Le silence dura son temps, quelques secondes qui s’égrenaient sans les sentir passer.
Son regard se détacha du ciel un instant pour plutôt capter le sien qu’elle avait senti se poser dans sa direction.
Là, auréolé des liserais du soleil rasant qu’il était, le jaune qui luttait contre le carmin de ses yeux n’en était que plus mis en valeur.
Ses mots relevèrent ses lèvres d’un sourire amusé. Il avait encore décortiqué le moindre de ses mots, même les plus anodins mais… Sa phrase faisait écho à sa propre expérience malgré tout.

— Moi non plus, je ne savais pas. Je crois que c’est parce que c’est un peu pareil, au fond. Je savais que vous n’étiez pas morts mais j’ai fini par penser que ne reviendriez pas. Alors c’était un peu comme faire un deuil.

Un deuil du chemin partagé sur le long sentier de la vie, un deuil de votre visage, de votre odeur et de votre voix.
Accepter l’idée qu’elle ne les reverrait sans doute jamais et qu’il lui faudrait continuer autrement, de son côté. Cela faisait beaucoup de points communs avec le deuil que l’on réservait au mort.
Il y avait néanmoins le point positif de pouvoir chérir ces souvenirs tout en sachant que quelque part, l’être aimé continuait de voir l’aube de jours nouveaux et était sans doute heureux.
Mais cela n’empêchait pas le manque et la nostalgie de venir piquer les cœurs de son long dard, ni l’angoisse de voir les mémoires des moments partagés s’étioler et l’image mentale des visages se faire plus flou jusqu’à craindre de les voir tout à fait disparaître. Elle l’avait lu dans un livre.
Que certains, séparés depuis trop longtemps par la mort ou par la distance, en arrivaient à ne plus pouvoir redessiner les traits de ceux qu’ils avaient aimés.
Et cet espoir, si maigre, que ces chemins égarés se recroisent un jour… C’était à la fois une lueur d’espérance et une condamnation à l’éternelle mélancolie. C’était un dernier tendon qui refusait de se rompre mais qui empêchait de tourner la page.

Un rire silencieux étira ses lèvres à la pensée de ce jour où elle s’était réveillée si malheureuse et prête à la tourner, cette page, pour finalement le soir même se coucher enveloppée du bonheur inespéré d’avoir regagné deux étoiles dans son ciel.

Ses oreilles restèrent tournées vers son ami pour ses autres paroles.
Bien-sûr, que ce ne serait pas exactement pareil. Pour tellement de raisons différentes. Parce que leur monde à eux tous ne l’était plus, pareil. Parce que leurs voies avaient été sinueuses et les avaient menés dans des différentes directions.
Dez conclut par une image et elle suivit son regard vers la dite lande dont les herbes commençaient à roussir, pensive, toujours animée de ce sourire qui s’amenuisait mais ne se dissipait pas.

— Oui. Mais les montagnes sont immuables et le ciel s’allume chaque soir des mêmes étoiles.

Avec aussi des variations et des changements, tant pour la montagne que pour le ciel, mais leur présence était cependant des repères rassurants dans la vie, des piliers sur lesquels parfois se reposer. Qui l’eût cru que elle, la louve au cœur aventurier, se serait mise un jour à parler du réconfort que lui apportaient les choses stables de sa vie ?
Pas elle.
Elle avait toujours cherché à casser la routine, à briser le cercle et à cueillir l’inattendu.

Mais il y avait tout de même des choses que l’on voulait garder à ses côtés.

— Vous en êtes un peu, des étoiles. Deux qui s’étaient perdues mais sont revenues.

Et de ce tableau reconstitué par les pièces retrouvées elle avait recouvré un meilleur sommeil.

Le regard du loup gris dériva jusqu’à ces morceaux de paysage pour s’y accrocher, et elle se demanda l’espace d’une seconde – de ces pensées saugrenues qui parfois jaillissaient sans vraiment qu’on ne les y attende – ce que cela faisait, de voir à travers les yeux d’un autre.
Si les couleurs étaient les mêmes pour chaque rétine, si les formes racontaient la même histoire, si la pupille s’arrêtait sur les mêmes détails. Et quels souvenirs s’allumaient ensuite en conséquence ? Quelles différentes émotions pouvaient naître d’un même constat ?
Sans doute ne le saurait-elle jamais, à moins de pouvoir décortiquer chaque être. Sûrement que même les mots n’étaient pas capables de reproduire cette vaste complexité tant ils étaient dépendant de la façon de chacun de s’exprimer, limités par les bornes des syllabes qu’ils pouvaient former, des phrases qu’ils savaient formuler.

A sa question une oreille pivota, et une petite réflexion s’imposa. Son museau se leva encore vers le ciel, les yeux interrogateurs, la gueule muette plusieurs secondes.
Dez était si complexe et sa façon de s’exprimer pouvait être si ambivalente qu’elle ne put s’empêcher de se demander si cette question n’était que curiosité crue, ou s’il s’était tant accroché à son analogie qu’il comparait leur destin à celui des autres étoiles.
Eux avaient filé pour revenir ensuite au même endroit.
Qu’en était-il de leurs semblables, ces autres et innombrables astres ?

— Mhh… Je ne sais pas. Je suis pas sûre que celles qui bougent soient comme les autres. J’ai vu dans un livre que parfois elles tombaient au sol et qu’on appelait ça des météorites.

De cette visite extraterrestre la terre gardait des cicatrices, des cratères. Elle aimerait bien en voir un jour.

— Les autres, celles qui bougent pas, elles changent lentement de place. Mais elles finissent par toujours revenir au même endroit, c’est comme un cycle.

Comme eux, toujours.
Qui évoluaient dans le vaste monde, exploraient, parfois se perdaient… Mais toujours revenaient, d’une manière ou d’une autre, à une place qui était la leur. Cette pensée raviva son sourire – Anita ne savait pas pourquoi ces comparaisons lui amenaient tant de joie spontanée et presque enfantine, mais les astres étaient quelque chose de fascinant.
Quelque chose sembla passer dans son esprit, ses yeux s’agrandirent et son visage s’illumina en se tournant vers son ami d’un geste soudain.

— J’avais jamais remarqué que dans ton nom, il y avait astre !

Elle le prononçait si peu, son nom de naissance, que la seconde moitié lui avait tout à fait échappé lorsqu’elle avait choisi de garder la première.
Des astres.
C’était tout de suite bien plus joli, et sa longue queue se mit à onduler avec plus de vigueur dans le vide qu’ils dominaient.

C'était vrai qu'elle les regardait beaucoup.

Elle ne s'était jamais vraiment fait la réflexion, mais elle ne put qu'acquiescer d'un geste simple et d'un sourire qui l'était tout autant. Pouvait-elle dire qu'elle avait toujours eu la tête dans les étoiles ?

Peut-être bien, quelque part. Si ce qui s'offrait à eux sur cette terre était déjà d'une richesse incommensurable, telle qu'ils ne pouvaient qu'en effleurer la surface d'une griffe tout au long de leur vie, l'espace inatteignable au-dessus de leurs têtes était lui la quintessence de l'esprit d'aventure.

L'endroit que jamais ils ne pourraient conquérir.

A peine pouvaient-ils l'appréhender, mortels et liés à cette terre qu'ils étaient, et tenter de le comprendre de loin.

Elle se demanda un court instant si PiClou et Pepper vivaient parmi les étoiles maintenant, ou s'il y avait encore un endroit différent pour accueillir les âmes qui n'étaient plus rattachées à leur mission terrestre.

Du coin de l’œil elle l'a vu hocher la tête à son tour, et comprit que sans doute le sujet était clos pour le moment. 

Du reste, elle le savait suffisamment pointilleux et studieux pour un jour accorder de son temps à des lectures astronomiques s'il s'y intéressait pour de bon - et il possédait ces qualités dans un degré tant supérieur aux siennes qu'elle ne douta pas non plus qu'il reviendrait vers elle pour élaborer cette science, voire la corriger dans ce qu'elle aurait pu affirmer d'inexact.

Et comme d'égo elle ne possédait pas réellement dans ce sens, elle n'en serait que ravie et pas vexée.

Au mot lumineux caché dans un prénom si sombre, sa réaction ne fut pas tout à fait du registre qu'elle aurait attendu. Enfin, s'était-elle attendue à quelque chose de particulier ?

Pas vraiment. C'était peut-être ça, justement, qui la surprit.

De sa part elle ne s'imaginait pas une effusion aussi expressive que les siennes - à peine un son ou un signe de compréhension comme il en avait l'usage. Pas grand chose de plus.


Mais quand il confirma et qu'il parla d'Elle, Anita n'eut pas besoin de poser la moindre question pour comprendre de qui il parlait. 

— Oh.

Un petit son échappé, une petite syllabe toute ronde perchée au bord de ses lèvres qui avait chuté.
Puis après ça elle s'installa dans les secondes de silence qui passèrent, les oreilles un peu plus basses, les yeux un peu plus tristes.
Que dire d'autre ?
Que fière de lui, elle pouvait l'être ? Que première syllabe à son nom il n'aurait dû y avoir ? Un nom, ça se changeait.

Au moins nota-t-elle le mince sourire qui avait étiré ses traits d'une expression subtile, elle en conclut que ce n'était pas souvenir trop douloureux pour lui.
Sa queue qui s'était immobilisée à l'évocation de Pepper reprit un balancement plus calme, les oreilles reprirent haute stature. Empathe qu'elle était, à son contraire.
Elle ne pouvait s'empêcher de continuer à songer, cependant...
Pouvait-elle le voir et le comprendre malgré son inexpressivité, qu'il était heureux qu'elle l'appelle ainsi ? Qu'il avait tant fait d'efforts pour lui plaire ? Qu'il était si important pour tellement d'entre eux et qu'il méritait de briller d'un nom aussi scintillant que son esprit ?
Anita n'arrivait pas à croire que si sa tante l'avait remarqué elle ne lui en aurait pas accordé la faveur.

Sans doute qu'il serait trop douloureux de l'admettre.

Une langue rapide et reptilienne passa sur ses lèvres.
Incertaine de la direction à prendre, soucieuse de ne pas éveiller trop de peine chez son ami.
De lui-même il reprit la parole, la surprit encore de ce qui se rapprochait d'un trait d'esprit.
Le coin de ses yeux se plissa et elle rit, d'un son léger et bondissant.

— Ça l'est.

Mais la Prêtresse avait décidé que de la première syllabe, celle en trop, elle se contenterait.
Dez, c'était le nom qu'elle lui avait choisi lors de leur rencontre, celui auquel elle s'était attachée.
Astre était le nom qui resterait rattaché à Elle, dans l'intimité d'un lien qu'elle ne souhaitait infiltrer.

Les souvenirs anecdotiques de ce genre... C'était tout ce qui lui restait. Presque.
La louve étira son encolure pour la reposer entre ses antérieurs allongés le long de la branche, relâchant un souffle.

Son fil de pensées l'emmena se balader vers d'autres crêtes durant les moments que le silence accapara.
Elle hésita, tourna un œil et une oreille vers lui.

— Tu voudras aller voir sa tombe un jour ?

Sa voix glissa doucement sur le vent.

Depuis son retour, elle ne savait pas si quelqu'un lui avait montré où elle se situait. Et elle-même n'avait pas encore pris le temps de faire ce pas et d'associer ses pensées endeuillées à la vision d'une pierre en son honneur.

La possibilité qu'il refuse lui traversa bien-sûr l'esprit. Pour une multitude de raisons différentes.
Peut-être était-ce trop tôt, peut-être serait-ce trop douloureux, peut-être qu'il avait d'autres moyens bien à lui pour lui rendre hommage - il avait bien mentionné un rituel dans cet Ailleurs, après tout.

Peut-être aussi n'en aurait-il pas envie, tout simplement.

Au moins se devait-elle de le proposer.

Dans les quelques moments qui separèrent sa proposition de toute réponse, Anita ne put totalement ignorer l'espèce de nervosité qui s'installa en arrière plan.
Elle ne voulait pas lui faire de mal.
Elle était consciente de n'être pas la plus délicate dans sa façon d'aborder les choses, ni toujours la plus réceptive à ce qui pouvait troubler les autres - et à quel degré.
Ce n'était pas faute d'empathie - probablement juste d'une sensibilité qui lui était un peu particulière et qui avait du mal à s'adapter aux horizons des autres.
Alors elle était bien incapable d'évaluer si c'était le moment, s'il était prêt à l'entendre et le considérer, si ces simples mots étaient capables ou non d'ouvrir les vannes d'un mal incontrôlable.

Mais rien dans sa réaction n'indiqua ce qu'elle put craindre.
Au contraire, il accepta.
Au-delà de cela, même, dans ce mot usé et répété qui se mua finalement en un autre.

Plus loin encore, il voulut qu'ils accomplissent cette visite maintenant.

La spontanéité fit vibrer ses muscles comme toujours elle le faisait, ses griffes serrèrent un peu plus fort l'écorce sous ses doigts dans la contraction musculaire qui s'empara de ses pattes.
Ses ailes, elles aussi, frémirent et commencèrent à s'ouvrir sans délai.
Le sourire revint étirer ses babines, à la fois plus fin et plus conquérant, en même temps que l'éclat de ses yeux se fit un peu sauvage et presque exalté.

Elle méritait bien ça, Pepper.

De ne pas s'approcher de sa tombe avec la discrétion douce et pudique qu'aurait pu imposer le deuil, mais avec le feu dans le cœur et la force dans les membres.
Alors la Prêtresse se laissa tomber dès que son ami fut prêt au départ, et ils embrassèrent les vents du soir.

Si elle n'avait pas encore été la voir, cette tombe, elle avait les indications nécessaires pour la trouver.
Ce ne furent pas vers le cœur de leurs terres qu'elle axa sa trajectoire mais vers la crête des monts embrumés.
Ils volèrent, surplombèrent le Castel et tant d'autres rochers sans noms.
Ils s'enfoncèrent dans ces terres qui étaient libres, perçant les nuages les plus bas de leurs ailes bigarrées et de leur lumière accordée.

Mais si ces terres étaient sans appartenance, cela n'aurait su empêcher une Etelkru comme elle de les affronter et de les dominer contre ceux qui avaient pensé pouvoir la vaincre.

Il fallut à Anita un peu de temps à survoler à plus basse vitesse quelques plateaux et quelques cirques, ne pouvant se fier qu'à des indications orales, pour enfin la localiser.
Là où l'Alpha mit fin à la terreur de la solitaire sanguinaire.
Du moins, à peu près à l'endroit estimé.

La louve atterrit non loin du mémorial et resta un court instant immobile, comme une feuille d'automne viendrait à de se poser à la surface d'une eau immobile sans prendre tout à fait conscience de la fin de sa chute.
Le moment était particulier et son cœur oscillait entre une déférence mélancolique et une sérénité émue sans savoir quelle émotion choisir pour s'en gonfler.
Pourquoi pas les deux, après tout ?
Ce moment privilégié qu'elle partagea des années auparavant avec son grand-père lui assurait qu'ils ne devenaient pas que néant une fois passée la porte vers la mort, et peut-être même que Pepper les regardait à cet instant, quand bien même les pans entre leurs mondes ne se brouilleraient sans doute pas.
Souriait-elle d'une certaine tendresse de les voir venir se recueillir, eux comme les autres qui étaient venus ?

Anita finit par s'approcher, sourire flottant sur les lèvres en même temps que l'émotion lui serrait la gorge.
Elle s'assit face à la tombe devant cette dague plantée sur le talus, victorieuse à jamais, dans ce monde comme dans l'autre.
Une patte se leva et se posa sur le pommeau.

— Salut, Tante Pep'. J'espère que tu t'ennuies pas trop sans nous !

A nous, tu manques beaucoup.
Mais la vie continue, et je pense qu'on s'en sort pas trop mal.

Son encolure se tourna vers Dez, les yeux un peu brillants, la voix un peu bousculée.

— C'est Anette qui l'a enterrée. Ça ne m'étonne pas qu'elle ait choisi ici, pour que toujours elle soit Reine.

Qu'attendre d'autre de deux guerrières qui avaient toujours vécu pour leurs guerres, fussent-elles violentes ou non ?
Un petit rire parvint à se frayer un chemin hors de sa poitrine.

Face à Pepper, Dez avait toujours été en retrait.
Face à sa tombe, en retrait il demeurait.
La tête de la louve s’inclina légèrement dans sa direction quand il parla. Dans sa poitrine s’élevèrent deux marées contraires.
La joie de l’entendre dire ce qu’elle savait déjà mais qui était de ces choses qu’on ne se lassait jamais de redécouvrir, la tristesse de lui-même s’effacer de pareille considération. Mais comment lui en vouloir ? Comment même envisager qu’il puisse penser différemment ? Elle-même aurait voulu lui dire qu’elle était très fière de toi aussi, tu sais !. C’étaient des choses qui se disaient de mère en fils ou de père en fille ou qu’importe le sens. C’étaient des choses qui étaient censées bourgeonner et se développer pour éclore dans des cœurs battant d’amour pour sa progéniture, de la même manière qu’elle, sa sœur et ses frères avaient baigné dans le bonheur filial.
Mais Anita était incapable d’affirmer pareille chose sans craindre de mentir. Pire : si de lui-même il affirmait par omission que la petite Reine ne serait pas particulièrement heureuse de le voir lui près de sa dernière demeure quand il avait été paradoxalement l’un des plus proches d’elle, collé à son ombre ; comment pouvait-elle le contredire ?
Pour Pepper et le fils qu’elle nomma Désastre, fut scellé un lien qui le plaça avant tout en catastrophe aux yeux de tous plutôt qu’en individu amené à partager sa vie.

Et de la savoir tout à fait capable de ces belles émotions puisqu’elle les avait eu à leur égard, prête a distribuer tant de bienveillance, d’affection et de confiance sans tarir d’éloges la peinait encore davantage.
A son propre fils, elle avait préféré les enfants des autres et le lui avait fait savoir.

Eux en avaient reçu, des sourires.
Des sourires…

Son regard qui s’était un peu brouillé et égaré redevint plus net, ses oreilles qui avaient fini par tomber se redressèrent.

— Quand on était petites, on est allées voir Dairo avec Axie. Enfin, on a aussi demandé à Kiro et Aka, mais Dairo était le point final. T’avais dit à Axie que le cadeau que tu souhaiterais, c’était un sourire de Pepper. Alors on s’est mis en tête de trouver un moyen de te l’offrir.

Un petit rire la secoua au souvenir de ce qui, à leurs yeux d’enfants, avait alors été la plus importante mission qu’elles aient eu à entreprendre. Et quelle mission en effet ! Du haut de leurs quelques mois, elles avaient pris leur courage à quatre pattes pour aller se confronter à tous les Dieux de leur meute avec la ferme intention d’obtenir une solution miracle. Pour ce qui était selon elles, deux louvettes innocentes et baignées d’amour, une simple demande comme une autre – et pas l’un des signes révélateurs de la dysfonction qui opérait.
Sa patte se porta à sa manchette et elle caressa du bout des doigts l’une des deux broches identiques dont les renards d’argent s’enroulaient sur eux-mêmes, pensive.

— Tous nous ont donné des idées, mais Dairo nous a surtout donné ça.

D’une griffe, elle détacha l’objet et le posa devant le loup gris. Les dernières gouttes de jour s’accrochaient aux minuscules yeux d’émeraude du bijou et comme des flammes dansaient.

— Une chacun ; pour toi, Axie et moi. Portées ensemble, on aurait excellé dans les préparatifs de la fête qu’on voulait préparer. J’ai toujours oublié de te la donner.

Inutile de préciser que la fête et leurs folles idées, elles aussi, avaient fini par s’étioler et tomber dans l’oubli à mesure qu’elles grandissaient et que s’imposaient de nouvelles priorités.
Enfin, pas totalement. Dans un coin de sa tête Anita avait gardé ce souhait en elle que d’honorer ce clan, sa tante, ses mères avec une célébration – et avait été plantée cette graine que de voir progresser les liens qui unissaient Dez à sa mère.
Et elle n’en démordait pas, même si tout était trop tard sur de nombreux points.

Un jour, elle donnerait cette célébration en leur mémoire.
Un jour, tous trois porteraient ces broches pour aller chasser en prévision de ce grand banquet quand bien même leur magie s’était depuis bien longtemps dissipée.

Et là, Tante Pep, tu seras bien obligée de sourire depuis là-haut.

A son remerciement elle répondit d'un énième sourire, puis elle l'observa s'emparer de la broche d'une griffe et la planter parmi les accessoires éparses sur sa patte.
Derrière elle, sa queue ondulait de quelques lents mouvements. Que l'objet finisse par trouver le propriétaire auquel il était destiné, même tant d'années en retard, soufflait en elle une brise sereine qu'elle ne saurait expliquer.
Elle ne s'attendit pas forcément à ce qu'il rebondisse sur le sujet mais ses oreilles frémirent au ton de sa voix grave qui enchaîna un, deux, trois mots - puis une phrase complète.
Un prix pour une victoire à un jeu, alors ? Ça ne faisait pas grande différence, au fond. Elle se contenta de hocher la tête, les pensées un peu perdues parmi les souvenirs de son enfance, elle aussi.

Avant que l'ami gris ne rajoute encore une phrase, courte mais importante.

Elle s'attarda sur son visage un moment sans rien ajouter, peut-être y cherchant quelque chose de plus que d'habitude qui saurait indiquer quel état d'âme l'animait à ce fait.
En avait-il été aussi heureux qu'il l'avait désiré, de recevoir ce sourire ? Avait-il eu l'occasion d'être réitéré, ou bien n'avait-il été gracié que d'une éphémère utopie ?
Anita décida de ne pas creuser le sujet. La note actuelle de cette conclusion était une touche suffisamment proche de ce qui pouvait être de la joie, de l'accomplissement - de la fierté, peut-être.

Elle leva plutôt le nez et les yeux vers le ciel de plus en plus sombre.

— J'espère qu'elle t'en accorde d'autres, depuis là-haut. Tu le mérites.

Il n'était normalement pas nécessaire de devoir mériter sourire de son parent. Mais dans les circonstances hasardeuses de sa naissance, dans le cœur abimé de Pepper où il n'avait su trouver place... Anita espérait de tout le sien, de cœur ; qu'elle prendrait le temps dans l'au-delà d'apprécier qui il était. Qu'elle réaliserait qu'à défaut d'avoir voulu être mère, celui qu'elle eut pour fils malgré tout méritait d'être appelé ainsi.

Tu as le temps, maintenant, Tante Pep'. Tu as le temps de voir qu'il a tant accompli, tant voulu te plaire, qu'il vaut bien ton attention et un morceau de ton amour.

Un soupir franchit ses lèvres. Sa tête quitta la direction du ciel pour revenir sur le visage de Dez.

— Rentrons.

Elle ferma la gueule mais la rouvrit juste après, comme si elle avait oublié quelque chose.

— ... Ou bien on peut rester ici plus longtemps, c'est comme tu préfères.

Ce n'était pas un ordre.