Continuer Son oeuvre [Libre]

Elle se sentait bizarre depuis que la chose l'avait avalée et qu'elle avait fini dans le monde rouge. Ou plutôt, elle ressentait de nouvelles choses, des choses étranges qui la tiraient dans certaines directions. Des sensations qu'elle assimilait à des loups, et à de sombres souvenirs. Par curiosité, elle avait décidé de suivre l'un des liens plus forts, ou plusieurs qui se mélangeaient peut être et qui n'avaient pas l'air très loin. Elle ne comprenait pas ce besoin qu'elle avait de suivre ces pistes qui n'étaient rien de concret : pas une odeur, pas une vision, pas une sensation de toucher non, c'était autre chose. Une sorte de pincement sous son crâne qui la poussait à se diriger dans cette direction, sous peine d'avoir envie de se gratter à un endroit où elle ne pouvait pas se gratter.

Alors, elle suivait la piste. Et plus elle suivait la piste, plus elle avait l'impression d'en suivre plusieurs, comme si deux chevreuils étaient passés au même endroit, mais pas au même moment. Et cette piste se rapprochait des champs, à l'orée desquels elle allait bientôt se trouver. Elle s'arrêta un instant pour agiter ses ailes, et pencha la tête sur le côté. Une autre odeur, plus cuivrée, se glissait parmi les effluves...

Moineau !

Le cri hérissa les poils de son échine, et elle bondit en avant. Cette odeur, comment n'avait-elle pas pu l'identifier tout de suite ? c'était celle du sang, évidemment. Elle traversa les champs en quelques bonds, battant des ailes pour raser le sol et faire de chacune de ses foulées un petite téléportation. Elle finit par apercevoir une silhouette, non, deux, recroquevillées sur le sol, et les reconnut instantanément.

Gloria, et en dessous, cachée sous les grandes ailes de cuir, Kerguelen. Deux des petites perdues dans le monde rouge.

Elle ne voyait pas, cependant, de menace immédiate, bien que l'odeur du sang était bien présente, et que des traces de griffures parsemaient le corps de la petite louve grise. Eva s'approcha immédiatement, s'accroupissant devant elles, ne voulant pas brusquer la petite rouge par ses manières.

Gloria, Gerguelen, vous allez bien ? Je vous ai entendu...

Crier.

Elle secoua vivement la tête et observa les environs à la recherche de quelques herbes médicinales et de quoi faire un bandage - elle savait qu'ici, on trouvait déjà de nombreuses plantes utiles grâce à quelques courageux. Elle ouvrit à demi la gueule.

Je peux voir tes blessures ? Je peux vous... Nettoyer ?

Elle parlait tout bas, pour ne pas les effrayer. Elle devait avouer que le tableau de Gloria protégeant de ses ailes la petite louve gris- noire était particulièrement touchant. Mais quelques coups de langue ne leur ferait pas de mal, elles étaient carmin de la tête au pied. Rien de bien grave, mais tout de même impressionnant.

Doucement, tout doucement, Eva se laissa alors aller à libérer ce pouvoir que la Corneille lui avait offert, ce pouvoir qui avait le don d'apaiser le corps même s'il ne pouvait directement soigner. Peut être cela permettrait-il d'apaiser la tension qui régnait ?

Eva s'approcha doucement, de quelques pas encore. Lorsque Gloria lui laissa le champ libre, elle la remercia d'une léchouille sur le coin du museau, avant de se glisser aux côtés de la louvette gris sombre. Elle n'était pas sûre que Gloria appréciait son rôle de parapluie, mais étant donné qu'elle l'offrait de bon coeur, Eva ne se voyait pas lui conseiller d'arrêter ou de faire autre chose, elle préférait valoriser son action en l'utilisant et l'appréciant à sa juste valeur.

Kerguelen parla de vaudou, de malédiction, et Eva n'y comprenait pas grand chose, mais il y avait plus pressé. C'était pour elle l'occasion de tester plus avant ce don que la Corneille lui avait fait, pour refermer ces plaies qui s'étendaient sur le corps de la petite. Elle fronça les sourcils. Les scarifications étaient nettes, fraîches, et bien visibles alors qu'elle défaisait le bandage de fortune pour mieux les observer. Mais elles étaient totalement désordonnées : c'était comme si une unique griffe monstrueuse avait taillé dans tous les sens sans aucune cohérence, grattant la peau à la faire saigner abondamment mais sans pour autant infliger de sérieux dégâts. Elle fronça le museau.

Eva se concentra un peu plus, figeant son esprit dans la contemplation des plaies.

Kerguelen, n'aies pas peur, je vais tenter d'utiliser le pouvoir offert par Yurai sur tes plaies. Je pense qu'elles devraient disparaître, mais je n'ai pas encore eu l'occasion d'expérimenter. Fais moi confiance, dans tous les cas tu ne risques rien.

Elle visualisa les tailles dans son esprit, les imaginant se refermer. Puis posa une place, le plus délicatement possible, sur le flanc de la jeune louve. Si elle n'avait pas l'impression que c'était indispensable, quelque chose en elle semblait penser que ça pouvait aider.

Une onde de chaleur commença à se répandre dans son corps, et se concentrer dans sa patte, puis irradier en ondes concentriques dans le corps de Kerguelen. Les bords des plaies commencèrent à se rapprocher, le sang coula de moins en moins jusqu'à s'arrêter complètement, et qu'il n'y ait plus sur son poil ras que des cicatrices blanches et nettes. Son poil, toutefois, restait barbouillé de sang. Eva conclut son geste de grands coups de langue pour chasser le liquide rouge si dépréciable.

Gloria, de son côté, avait probablement ressenti l'onde aussi, sensée chasser les maux et les peurs, Eva se savait incapable de le restreindre ou de le manipuler assez finement pour qu'il ne réalise que ce qu'elle souhaitait. La louve bicolore releva la tête.

Que vous est-il arrivé ? Qu'est-ce qui a bien pu... Provoquer des plaies pareilles, dans un champ vide ?

La question n'était pas sans arrières pensées. Si la Chose avait appris quelque chose à Eva, autre que les manifestations particulières du continent, c'était que l'étrangeté de l'endroit pouvait bien souvent se révéler... Dangereuse, voir néfaste. Un nouveau danger ? A cette idée, et à l'idée que ce danger puisse s'en prendre à deux louvettes sans remords, le sang d'Eva bouillonnait dans ses veines.

Not on my watch.

Aux mots de la louvette gris sombre, Eva sentit une chaleur bien différente de celle de son pouvoir se répandre de son cœur à tout ses membres, et elle rougit légèrement avant de baisser la tête, vraiment touchée par ces paroles. Elle laissa passer un instant, celui de se reprendre, avant de lui répondre :

Et je suis extrêmement contente d'avoir pu t'aider, petite Kerguelen. C'est pour cette raison précise que j'ai demandé de l'aide à la déesse pourpre, et je serai heureuse d'utiliser ce pouvoir chaque fois qu'il y en aura besoin.

Par contre, elle ne comprit pas du tout ces allusions à Mona Lisa et à cette magie noire. Elle n'avait jamais entendu parler de ça, mais n'allait sûrement pas le tourner en dérision pour la simple raison que ça sortait de la bouche d'un enfant, au contraire. Une autre menace, qui venait de l'intérieur celle-là ? Il y avait sûrement quelque chose à investiguer. Dans tous les cas, ça ne rassurait pas la grande louve bicolore. Si elle pensait pouvoir s'armer pour se défendre de ce qui était tangible, le monde des esprits ne lui disait rien qui vaille. Ca, c'était le boulot de Yurai, pas le sien, brrr.

Eva recula d'un pas pour laisser Moineau s'approcher.

Et, d'un simple coup d'oeil, elle se rendit compte que quelque chose avait changé. Est-ce que c'était la façon dont son regard ne la fuyait plus, la vivacité de ses mouvements, la tension qui semblait avoir quitté, presque définitivement, ses épaules ? L'étincelle dans ses yeux semblait ravivée, et fièrement dressée les pattes dans les perces-neiges, le regard flamboyant, elle déclamait ses paroles rassurantes avec une présence qu'Eva ne lui connaissait pas. Mais elle embraya sans fléchir :

Tu n'es pas faible, Kerguelen. Il t'est arrivé des choses horribles, mais tu te relèves avec la volonté d'aller de l'avant et c'est tout ce qui compte. Tu n'es pas condamnée à subir, chacun doit s'armer pour faire face aux épreuves qu'il va rencontrer. Aujourd'hui c'est à nous de vous protéger. Pour que tu puisses passer du temps avec Gloria, avec ton papa, avec ceux que tu aimes.

Elle glissa son museau dans le cou de la grise, puis de l'ardente.

Nous, Nakhus, avons encore beaucoup à apprendre pour pouvoir sauvegarder ces valeurs qui nous sont chères. Mais il faut persévérer, parce que ce sont de belles valeurs.

Vous ne serez jamais seules. Et même si parfois le paysage s'assombrit, il y aura toujours une lumière au bout du chemin.

A la question de la grise, ses lèvres s'étirèrent en un doux sourire.

Oui, bien sûr que tu peux, si tu t'en sens capable. A toi d'en décider. Après, si ça n'est pas aujourd'hui, ce sera demain, et ce sera très bien aussi. Ne sois pas trop dure avec toi-même.

Ce petit sourire qui illumina les babines de Kerguelen lui réchauffa le coeur, et à sa nouvelle préoccupation elle répondit d'un claquement de langue.

Ne t'en fais pas. Si tu veux, je viendrai avec toi. Et puis, ton père s'inquiète pour toi parce qu'il t'aime énormément, mais c'est un loup vraiment très fort. Fais lui confiance.

Elle fouilla les environs du regard et finit par trouver le bâton sus-cité. Elle bondit dessus, relâchant les deux louves, et le saisit triomphante du bout de ses crocs.

Reffharde ffe que vais trouffé !

Elle sautilla et tourna autour de deux louvettes, creusant un large sillon tout autour, et bondit à l'intérieur, accompagnant la marque de sa longue queue argentée.

Enffemble !