Ad mare - Limule.

Un œil un peu perdu qui se baladait sur la crête des vagues, puis s'échouait dans l’amas de nuages. Un œil bleu nuit aux pupilles cerclées d'orange qui semblait chercher quelque chose sans réellement savoir quoi.

Les pas de Justice le menaient parfois à des endroits qu’il n’aurait jamais cru approcher quelques mois auparavant. C’était le cas des grandes étendues d’eau, qu’elles fussent mers, lacs ou océans – mais ces derniers temps, son chemin avait souvent croisé l’écume des bords des côtes.
Le continent regorgeait d’étranges petits climats et malgré les embruns violents, les longues côtes nacrées avaient pour avantage de porter un air plus doux qui l’enveloppait des réminiscences des années d’été et offrait à son pelage qui n'était nullement fait pour supporter l'hiver un bref répit. C'était une interrogation clandestine qui revenait souvent hanter ses pensées -pourquoi s'être établi dans les montagnes froides, lui qui n'était pas fait pour en supporter les températures ? Pourtant, il y restait et revenait ; et ce malgré la découverte d'autres terres plus clémentes dans lesquels il ne se sentait pas frissonner malgré l'hiver.
Mais il était décidément bien trop attaché à ce panorama d'exception, à cette sensation d'être plus haut que le monde, à ce plaisir de toujours garder un œil sur la ligne d'horizon. Lui qui n'avait connu que des galeries étouffantes et des paysages le clivant du reste du monde, ce retranchement en hauteur, aux antipodes de son passé, était un luxe qu'il ne souhaitait pas céder pour le moment. Les Montagnes étaient vastes, il apprenait à en connaître les moindres recoins -et avec cela il veillait également sur les évènements qui s'y passaient à proximité.
Et comme il était simple de se perdre dans les sentiers abrupts et sinueux, lui resterait maître de la voie à suivre, si jamais quelqu'un semblait décidé à surgir un jour de l'ombre.
Justice demeurait en ces lieux, mais Justice n'oubliait pas d'où il venait et à qui il avait faussé compagnie.

Alors souvent, malgré tout, il prenait un peu la route pour quelques jours et laissait son odeur retourner à terre et se dissiper dans la brise pour aller fouler d'autres paysages.

De ces côtes il gardait un souvenir majoritairement mauvais que même les éclats féeriques des milliers de coquillages rassemblés par la houle ne pouvait effacer. Il avait été recraché ici, parmi d'autres, depuis le monde rouge quelques temps auparavant. La logique lui aurait probablement soufflé de ne plus y reposer les pattes, lui qui n'avait aucune raison de le faire.
Pourtant il y avait depuis ce jour quelque chose de changé en lui, au centre de son corps, quelque chose qui le tracassait et ne le laissait jamais tout à fait en paix à le narguer de sa présence indéfinissable. Justice aimait être maître de son corps, de ses sensations, des ressentis qui l'entouraient et l'habitaient. Ils étaient son gage de survie, tous autant qu'ils étaient, même s'il ne savait parfois pas les décrire avec des mots. Ces choses-là importait peu.
Alors qu'une sensation nouvelle et incommodante se soit réveillée depuis cette aventure atypique, ça, c'était dérangeant. Et ça le resterait tant qu'il n'aurait pas compris ce que c'était.
Parfois le nouveau sens agissait comme une boussole. Il guidait ses pas lorsqu'il n'avait pas de but, et il avait plusieurs fois retrouvé le chemin des vastes côtes au sable fin qu'il ne pouvait s'empêcher de revoir rouge et gris lorsqu'il clignait des yeux.
Ombre noire et hirsute, Justice longeait la plage, les oreilles pointées vers le large, marchant des heures durant -revenant parfois sur ses pas quand le sens qui le tiraillait semblait s'estomper. Et ainsi s'enchaînaient les allers-retours. Souvent ses yeux parcouraient les environs avec attention, comme pour surveiller l'air ambiant et s'assurer qu'aucune turbulence ne viendrait y creuser une déchirure vers cet autre monde.

Mais pas de turbulence, pas de crépitement annonçant le retour d'une anomalie. Tant mieux.
Mais pas non plus de réponse, pas de soulagement à cette sensation qui le tiraillait.

Avec un soupir qui se diffusa dans l'air frais, il laissa ses pas le mener vers le bord de mer, où l'écume se retirant laissait le sable sombre et humide imprimer le contour de ses pattes. Il y a quelques mois encore, il n'aurait pas imaginé s'approcher d'aussi près de ces vastes étendues d'eau sombre et indomptable, mais s'être battu au corps à corps avec un double de cet océan lui rendait étrangement sa proximité moins pénible et moins intimidante.

Presque comme s'il se tenait près d'un vieux camarade.

Lorsqu'elle fermait les yeux, face à l'Océan, son pelage charrié par le vent qu'il amenait, inspirant profondément l'embrun marin, l'odeur salée de son monde, les oreilles attentives au moindre son des vagues, elle avait l'impression de sentir son cœur battre en écho avec le grondement des profondeur. Elle avait l'impression de voir tout ses secrets, de sentir la vie qu'il abritait sous sa surface, de sentir comme le poids de l'eau au dessus sans qu'elle y soit, d'entendre ce brouhaha silencieux que seules les créatures marines étaient capable d'entendre et de comprendre. Quand elle fermait les yeux, quand elle sentait cet air humide venir jusque dans ses poumons et l'écume lui lécher les pattes, Limule se sentait en parfaite harmonie avec cette puissance qu'elle chérissait tant. Ces instants suspendus la faisait sourire et la rendait heureuse.
Mais parfois, lorsqu'elle fermait les yeux, ce n'était pas l'Océan qu'elle voyait. C'était comme si son monde basculait alors pour se teinter d'une couleur rouge. Le long de son dos, un frisson désagréable qui lui hérissait le pelage alors que sa mémoire imprimait quelques silhouette difformes sur ce paysage. Et alors elle voyait comme un chemin se tracer, un appel, une demande de rejoindre quelque chose d'autre, ou quelqu'un d'autre, elle ne savait jamais véritablement. C'était comme des rêves qui la détournaient de l'Océan, et elle les détestait un peu pour ça. Ils étaient également plus fréquent à l'approche de la lune pleine, comme des souvenirs du monstre qui dormait en elle et qui se réveillaient en même temps que lui.

Le ciel était légèrement couvert aujourd'hui. L'eau semblait plutôt fraîche, il avait du pleuvoir durant la nuit mais ce n'était pas véritablement quelque chose qui dérangerait Limule. Pourtant, elle se sentit pensive, un peu trop, elle n'attrapa rien aujourd'hui, les poissons se firent plus vif qu'elle. Elle n'en tint pas vraiment rigueur, la louve blanche savait où trouver de quoi se mettre sous la dent si elle avait faim. Émergeant de l'eau, elle reconnut sous ses pas la texture un peu coupante des plages non Raeders, plus couverte de coquillages que d'algue. Elle souffla en crevant la surface, terminant de vider ses poumons pour chasser l'air de sa truffe avant d'inspirer profondément quelques goulées d'air manquante. A force de plonger et de vivre avec l'Océan, comme beaucoup d'autres raeders, Limule avait une bonne apnée mais elle n'était pas encore mutée, ce n'était pas non plus aujourd'hui qu'elle parviendrait à respirer sous l'eau.
Sur son museau était tombé le crâne de crocodile, lui donnant avec le mélange de fourrure et d'ossement sur son dos cet aspect habituel de monstre marin lorsque ça arrivait. Elle aimait regarder son ombre lorsque ça arrivait, elle avait cette impression agréable d'être un peu plus créature de l'Océan à chaque fois. Mais cette fois-ci, ce ne fut pas sur son petit plaisir coupable que ses yeux bleus se posèrent mais sur une silhouette sombre qui se découpait sur la plage.

Limule resta figer quelques instants, non par peur, non par méfiance, mais parce qu'elle sentait en elle une drôle  d'impression. Comme un instinct étrange qui l'appelait, le même qui tout les jours, la faisait revenir à la mer. Et ses pattes, légères et agiles malgré le poids des vagues l'emmenèrent vers cette silhouette. Un loup, un mâle à la peau sombre, qu'elle discerna à force de s'approcher alors que son propre visage restait caché sous le crâne qu'elle portait. Limule ne s'arrêta pas à distance raisonnable, elle ne s'arrêtait jamais, avalant derniers mètres et centimètres en quelques pas, presque des bonds jusqu'à ce que sa truffe colle presque celle de l'inconnu. Et elle plongea ses yeux bleus dans ceux du mâle, les regardant au départ un par un dans quelques instants de silence. Son esprit chercha, cherchant peut-être une explication ou un souvenir mais ne sembla rien de trouver de satisfaisant. Limule finit par reculer légèrement, simplement pour relever le crâne du crocodile d'une patte et se libérer un peu la vue alors qu'elle inclina la tête sur le côté.

« Est-ce que nous nous connaissons ? »

Il y avait comme une sensation de familiarité et pourtant, elle ne parvenait pas à reconnaître le loup qu'elle venait d'aborder.

Il resta longuement immobile, à regarder l’océan et les vagues qui se cassaient à sa surface. Il y avait quelque chose d’apaisant à ce manège naturel et répétitif sans être pour autant tout à fait monotone -il arrivait parfois qu’un rouleau se casse plus tôt qu’un autre, que certains se fusionnent, globalement il ne parvenait pas à trouver de motif se répétant systématiquement qui aurait pu rendre la mer prévisible.
Elle demeurait sauvage et secrète à ses yeux et se contentait d’aspirer une partie de ses pensées, vidant son esprit troublé.

Un détail attira son regard quand quelque chose de différent des vagues s’entrechoquant brisa la surface de l’eau, non loin du rivage. Une petite forme blanche et pointue qui perça les flancs de l’océan, émergeant hors de la houle et avançant vers la plage.
Intrigué, il fixa le phénomène d’un oeil posé et attentif. Il crut d’abord qu’il s’agissait d’un morceau de squelette rejeté par les flots, reste d’une créature marine s’échouant finalement sur terre - mais la chose progressait contre le ressac et s’extirpait d’une manière bien vivante. Il put même commencer à distinguer un corps et des pattes, le tout sortant finalement complètement de l’eau avec facilité.
La créature tourna la tête vers lui, et les deux êtres se fixèrent durant quelques instants, l’un ne bougeant pas plus que l’autre.
Il ne réagit pas non plus quand l’étrange apparition commença à galoper en sa direction. Plus il voyait la forme se mouvoir et se rapprocher, plus il était convaincu qu’il s’agissait simplement d’un autre loup dont la tête était dissimulée sous un crâne d’animal, pour quelque raison que ce soit. Un loup qui, certes, semblait être resté un moment sous l’eau et être très à l’aise avec le monde aquatique, ce qu’il n’avait pas encore pu voir de la part d’autres congénères.
Un souffle dans sa tête lui rappela tout de même les récents évènements et une partie de lui resta prête à affronter l’éventualité que de nombreuses choses anormales pouvaient surgir des quatre coins de ces terres, et qu’il serait hors de question qu’à nouveau des choses venues d’un autre monde ne prennent le dessus sur lui.

Quand la silhouette fut finalement près de lui elle ne s’arrêta nullement et vint se ficher juste devant lui, à quelques centimètres à peine. Sous l’odeur gorgée d’humidité et de relents marins se trouvait bel et bien la confirmation de ses observations - il avait devant lui un loup, une louve même. Petite et blanche, vive et agile. Comme...
Elle se recula d’un pas et d’un mouvement de patte souleva le crâne sur des yeux bleus et un visage fin, peinturluré de traces rouges, aux épais cheveux noirs et collés par l’eau et le sel.

Oui, c’était elle. La petite louve du Monde Rouge.

Celle qui avec tant de hargne volait autour du monstre pour en mordre les doigts et les membres, jamais avec beaucoup de force mais avec une ténacité exemplaire, volant sur le sable en un tourbillon de cendres sans jamais se prendre un coup en retour.
La proximité immédiate qu’elle imposa entre les deux quasi-inconnus en aurait fait reculer certains, attachés à leur espace personnel, mais Justice se contenta tout au plus de légèrement tendre ses muscles. Chez lui la proximité d’autres corps avait été le quotidien de ses deux premières années qui avait totalement inhibé la notion de respect des corps et du toucher. Constamment, de louveteau à jeune adulte, son corps et ceux des autres s’étaient pressés les uns contre les autres dans des tunnels étroits, unis sans réel amour mais avalés par la masse et ainsi liés dans le grand engrenage qu’ils étaient censés représenter. Ils s’éloignaient parfois les uns des autres à coups de crocs mais finissaient toujours par se rassembler à nouveau.

Il se contenta donc de soutenir son regard sans ciller, tête tenue haute et verrouillée dans la direction de la petite louve.

— Est-ce que nous nous connaissons ?

Le ton de sa voix claire était sincèrement curieux et interrogateur.
Ainsi, elle ne se souvenait pas. De là à pouvoir mesurer l’ampleur de son amnésie, Justice ne saurait s’avancer ; était-il le seul à s’être échappé de ses souvenirs ou bien avait-elle fait table rase sur l’intégralité des évènements qui s’étaient déroulés dans une imitation sordide de ces côtes ?
Il n’y avait pas beaucoup de moyens de le savoir et de s’en assurer.

La sensation au fond de ses entrailles, elle, semblait s’être stabilisée en une étonnante chaleur qui pulsait parfois. Comme apaisée, mais pas définitivement.
Justice inclina lentement la tête à son tour, d’un côté, puis de l’autre, laissant flotter quelques secondes de silence sans se détacher des yeux bleus de la femelle. Il sembla chercher un instant ses mots mais il n’y avait finalement pas grand-chose à dire de plus que l’essentiel.

— Le monde rouge.

Trois mots en lesquels se concentrait le nécessaire, lâchés d’une voix basse mais claire, quoiqu’un peu grésillante à force de n’avoir parlé depuis de nombreux jours.
Imperceptiblement ses oreilles se dressèrent encore davantage sur sa tête, attentives à une réponse, frémissant presque d’anticipation. La louve pouvait-elle avoir effacé toute trace des évènements de sa mémoire ? Etait-ce seulement possible ?

« Oh, celui des rêves ? Je me suis toujours demandé s'il existait véritablement. »

Elle le voyait lorsqu'elle fermait les yeux et comme des souvenirs flous, elle voyait des images mais Limule avait quelques difficultés à leur accorder du crédits à toutes. Il y avait pourtant Kéran qui portait sur son dos comme la marque d'une gueule immense, comme si on monstre l'avait un jour happé sans l'avaler. Certains poissons avaient ça parfois, ils avaient un jour échappé à un requin et le lendemain, c'était des crocs Raeders qui les dévoraient. Un monde rouge, il avait déjà été évoqué quelques fois mais au final, personne n'en parlait réellement, comme si ça n'existait pas, un mensonge à demi vrai, à demi faux.
Limule étala alors une patte pleine de sable sur le large museau du mâle sombre. Elle était petite, beaucoup plus que lui en tout cas et la pirate dû se mettre presque sur la pointe des coussinets pour ça. Elle s'attendait à tomber également, le traverser, de n'avoir en face d'elle qu'un fantôme mais non, il y avait bien une de ses pattes blanches posée là, sur le nez sombre d'un autre loup. Un sourire s'afficha sur ses babines, Limule sentait plutôt heureuse de ce constat.

« Vous en tout cas, vous semblez réel. »

Elle reprit sa patte, probablement qu'elle l'aurait laissé si la position n'était pas si inconfortable. Ne restait plus que les trop nombreux grains blancs du sable qui contrastait avec le museau gris du mâle. Ça aussi, ça fit sourire la petite louve blanche. A la place, elle rapprocha la truffe de la sienne, remua d'un mouvement léger et mou sa queue derrière elle.

« Est-ce que vous êtes venus ramener ce fragment de cœur qui a été volé ? Je le sais, je le sens qu'il en manque un morceau, parce que je le vois lorsque je ferme les yeux, ce fameux monde rouge. Ce n'est pas à lui que j'appartiens et l'Océan a toujours été très jaloux. »

Celui des rêves ?
Y avait-il réellement parmi eux des loups qui voyaient en cet endroit un simulacre de rêve ?

Ou peut-être parlait-elle de cauchemars. A vrai dire, il était étrange de sa part de pinailler sur le mot. Lui qui n’avait jamais été très proche du sens exact des choses, dans un monde qui semblait finalement en être trop souvent dénué. Il s’interrogeait sur bien des choses, mais pas spécialement sur ce genre de choses. Mais pour une fois…
Lui savait qu’il faisait souvent des cauchemars. Et quand ce n’était pas des cauchemars, ce n’était rien de particulier, ni mauvais ni positif. Parfois il était seul dans une étendue grise, déserte et infinie, et il avançait sans jamais arriver quelque part ; parfois il était seul dans le noir, replié sur lui-même et il écoutait des voix et des pas autour de lui, des voix sans visages et des pas sans corps. Récemment, il se retrouvait parfois dans ce fameux monde rouge.
Mais des rêves, ce n’était pas ça. Ce n’était pas vide ou souvenir d’un mauvais moment. C’était censé être une ascension vers le haut, une échappatoire, une autre façon de voir le monde, pas un simple duplicata de ce qu’il avait déjà vécu. C’était ce que disait sa mère.
Un des seuls bagages qu’elle lui avait légué, d’une voix douce et flottante qui se fondait presque avec l’obscurité des tunnels. Elle lui avait expliqué ce qu’étaient censés être les rêves, ces fameux rêves, et cela lui avait alors semblé merveilleux. Il les avait attendu. Le mot était précieux.

Mais force était de constater qu’il n’avait jamais rêvé.

Et qu’il refusait la possibilité que les rêves puissent être assimilés à un monde faux et calciné.

Il n’eut presque pas le temps de grincer des dents qu’une patte blanche entra subitement dans son champ de vision et s’abattit sur son museau, étalant une quantité respectable de sable humide au passage. Le contact inattendu le fit sursauter brusquement et d’un spasme qui lui releva une babine d’un seul côté se révéla brièvement une blanche canine.
Mais elle retira sa patte aussi vite qu’elle était apparue, toujours aussi vive que le souvenir qu’il avait d’elle. Ses yeux légèrement plissés ne la quittaient pas, durs et froids, s’efforçant à comprendre ce qu’il venait de se passer. Il s’était échoué quelques instants à peine dans ses pensées, ne la surveillant plus d’aussi près, et voilà qu’une patte agile avait étalé du sable sur son visage.
Pour quoi faire ?

Le sable en lui-même ne le fit pas sourciller –pas plus que la proximité étonnante de la louve qui n’hésitait pas à coller un inconnu.
Ses deux yeux bleus le regardaient et elle souriait, désormais. Justice haussa ce qui pouvait le plus s’apparenter à un sourcil sur son arcade barrée de la cicatrice. Il ne savait pas pourquoi, mais il lui sourit aussi, d’un rictus un peu bancal qui ne soulevait la commissure de ses lèvres que d’un côté et pas de l’autre. Il aimerait simplement comprendre son étrange rituel, ses étranges paroles.
Pourquoi elle parlait de rêves, et pourquoi elle ne se souvenait pas du reste, pourquoi il semblait plus réel qu’autre chose.

Puis la petite louve des mers ouvrit la gueule de nouveau, et parla de longues phrases. Elle parla de fragments de cœur. Elle mentionna encore le monde rouge, ce qui lui fit pencher la tête avec attention. Mais les pensées et les paroles virevoltèrent à nouveau dans une autre direction, vers l’Océan, pareilles à un vent incessant qui balançait les éléments de parts et d’autres, et le loup noir si peu habitué aux traits d’esprits énoncés par des mots avait du mal à les saisir au vol.
Mais peut-être qu’au final, il comprenait certaines choses. Car ses entrailles pulsaient aussi, discrètement ; plus doucement que quelques minutes auparavant. Peut-être qu’elle souffrait de quelque chose de similaire et que c’était ainsi qu’elle était venue vers lui, et que lui s’était arrêté par ici. Peut-être que c’était le monde rouge qui continuait à exercer son emprise.
Et ça ne lui plaisait pas vraiment, lui qui pensait en être débarrassé.

— Je ne crois pas.

Son regard toujours fixé sur la louve et ses ossements s’éleva un instant pour se déporter vers l’horizon. Peu importe ce qu’elle attendait précisément de lui, il n’était probablement pas en mesure de lui offrir la réponse à ses énigmes.

« Oh... »

Elle perdit un instant son sourire, décollant sa truffe de celle du grand mâle pour se laisser tomber sur son arrière-train, la mine déçue ou du moins, plutôt embêtée. Elle aurait aimé qu'il soit là pou ça, pour ramener ce bout d'elle même qu'on lui avait volé, parce que ce n'était pas au monde rouge qu'elle devait être reliée, ni aux loups qui en venaient. Elle garda ses yeux bleus rivés sur le grand mâle gris, elle encore plus petite que lui maintenant assise et qui devait relever le museau pour voir son visage.

« Ce n'est jamais un hasard lorsqu'on approche si proche de l'Océan et si proche de Morne-oeil. Que viens-tu faire ici, loup du Monde Rouge, si ce n'est pas pour rendre ? »

Aucun reproche dans sa voix, aucune animosité, non, simplement un ton neutre et curieux, le même qui aurait pu sortir de la gueule d'un enfant qui pose une question. Limule avait encore cet aspect et cette attitude d'enfant innocent et naïf, même si elle n'en était plus un. Elle rit d'ailleurs, à la fin de sa question avant d'enchaîner sur d'autres paroles.

« J'espère que ce n'est pas pour venir me chercher et m'emmener là bas. »

Et soudain son regard se fit plus sombre, plus provocateur, balayant l'enfant.

« Parce que ça serait bien présomptueux de tenter quelque chose comme ça si proche de Lui. »

Petit coup de tête en direction de la mer pour accompagner l'avertissement. Limule avait une totale confiance en cet Océan qu'elle vénérait, en sa colère d'être jaloux qui ne supporterait pas qu'on vole ce qui lui appartient. Le loup gris ne l'emmènerait pas, pas alors qu'il avait encore les pieds à moitié dans l'eau.
La petite louve blanche se releva, retrouvant une attitude légère comme si son humeur tenait sur un bouton facile à tourner. Elle s'étira, l'avant de son corps vers le sol alors que sa queue se courba au dessus de son dos, ses yeux bleus toujours sur le mâle alors que vu d'au dessus comme ça, elle devait avoir probablement tout le visage manger par le crâne du crocodile sur sa tête.

« Oh ou alors tu cherches toi aussi un moyen de récupérer tout ce qui t'appartient. »

Limule se redressa, penchant sa tête sur le côté, réfléchissant quelques instants.

« Malheureusement je ne sais pas comment faire ça. L'Océan lui, proposera sûrement de te noyer. Moi, c'est quelque chose qui me convient mais en général, vous les Continentaux, vous n'aimez pas trop ce genre d'idée »

Sa réponse ne sembla lui convenir.
Il sentit un élan de déception dans son souffle et dans le mouvement qui l'arracha à son contact, la laissant choir sur le sable. Peu importe ce qu'elle avait attendu de lui, il ne détenait ni la clé ni la réponse. Pas même un indice.
Elle ne s'évapora pas pour autant, ne retourna pas se perdre dans l'océan jusqu'à ce que les vagues l'avalent et l'emportent loin. Les yeux bleus restaient ancrés aux siens et bientôt de nouvelles interrogations vinrent.
Que venait-il faire ici ?
Tout et rien à la fois. Lui-même n'avait pas la réponse. Qu'il s'agisse d'ici pour tout ce lot de territoires, ou d'ici pour désigner cette simple plage... Il n'était qu'une braise soufflée par les vents, tombée bien loin de son volcan d'origine. Et il errait, maintenant. Se retrouvait face à elle comme il aurait pu se retrouver face à d'autres. Sauf que désormais c'était également le Lien qui décidait et le guidait, tirant sur sa laisse.

Mais de toute manière la louve blanche ne lui laissa pas le temps de répondre, elle rit et repartit encore sur de nouvelles phrases sans s'arrêter. C'était presque comme si elle n'attendait pas de retour. Comme si la réponse importait moins que la question.
Lui demeurait immobile et attentif, suivit son regard lorsqu'elle désigna la mer derrière elle après cette phrase qui sonnait presque comme une menace. Elle avait dit lui et il s'était presque attendu à voir surgir un autre loup comme elle qui la veillerait d'un œil attentif, caché dans les remous et prêt à glisser jusqu'à la plage pour lui porter secours. Mais les secondes passaient à observer la crête des vagues et rien ne venait. Décidément il avait bien du mal à suivre le train saccadé et infernal des pensées de la petite louve.
Déjà elle se relevait et semblait passer à autre chose, son visage s'éclaircit alors même que quelques secondes plus tôt elle semblait se méfier de lui et de ses intentions. S'il venait la chercher ? Pour l'emmener où ?
Peut-être le pensait-elle lié au Monde Rouge mais différemment. Issu de celui-ci. Un messager en chair venu la ramener, eux qui s'étaient échappés de son emprise, eux qui avait tué l'une de ses créatures.
Là encore il n'eut pas le temps de s'attarder sur l'idée.

— Oh ou alors tu cherches toi aussi un moyen de récupérer tout ce qui t'appartient. Malheureusement je ne sais pas comment faire ça. L'Océan lui, proposera sûrement de te noyer. Moi, c'est quelque chose qui me convient mais en général, vous les Continentaux, vous n'aimez pas trop ce genre d'idée.

Il faillit lâcher un rire face à l'ironie de la situation. L'océan, qu'il s'agisse de celui-ci ou de sa réplique dans le Monde Rouge, avait bel et bien déjà tenté de le noyer. On l'avait jeté en pâture aux rouleaux des vagues et il avait finir par s'en sortir - principalement en se laissant couler.
Et là encore c'était la petite louve blanche qui s'était trouvée sur la plage et lui avait parlé de noyade. L'histoire se répétait souvent, finalement. Mais dans tout ça il ne savait toujours pas quoi répondre à cette louve des mers et ses ossements, elle qui ne cessait jamais de débiter les pensées qui lui passaient par la tête au risque de complètement le perdre.

— Je cherche...

Pas à l'emmener, c'était certain. Pas à l'arracher à la mer qui lui semblait si chère. Il ne la cherchait pas elle, après tout ; si le Lien l'avait visiblement tiré par ici, lui n'avait pas eu d'ambition particulière et n'attendait rien à l'égard de la petite louve. Mais alors que cherchait-il ? La paix ? L'oubli ? Ses pensées naviguèrent vers des relents de conversation, vers les quelques rencontres qu'il avait pu avoir, vers d'autres objectifs qui auraient pu animer sa vie autre que la routine de la survie. Autre que le simple fait d'être là, et pas ailleurs, car lui-même réalisait que cela n'avait rien de satisfaisant et probablement ne pourrait-il rassasier l'étrange curiosité qui brillait au fond de ces yeux bleus.

— ... De l'alcool.

La réponse sortit dans un souffle un peu rauque et incertain et alla se dissiper dans le vent. Il n'avait rien trouvé d'autre que ce mot inconnu et lui aussi intimement lié au Monde Rouge, ce mot qui était tombé dans ses oreilles le jour où la rencontre avec le solitaire noir s'était combinée avec l'ouverture de la faille, mettant fin à ses interrogations vis à vis de cet alcool qui animait puissamment les désirs de l'autre mâle à l'accent étranger. Alors peut-être qu'il pouvait chercher ça. Peut-être que c'était précieux. Peut-être que ça l'aiderait.
Bon. C'était mieux que rien.

Si plus tôt, Limule avait été un peu déçue, c'était surtout parce qu'elle avait été un peu embêtée, parce que la réponse du mâle sombre ne l'arrangeait pas. Là, c'était de la véritable déception, celle qui se faisait un peu juge, celle qui disait que vous n'apportiez plus grand intérêt à votre interlocuteur. La louve blanche n'essaya même pas de le cacher, elle n'avait pas appris ce genre de politesse et se laissait aller au fil de ses émotions et expressions, pivotant ses oreilles en arrière, penchant un peu la tête.

« Oh, tu es de ces loups là. »

Ils étaient nombreux, ces Continentaux, à croire que les Raeders se promenaient toujours sous l'emprise de l'euphorie du rhum qu'ils buvaient, à toujours croire qu'ils se promenaient constamment avec une bouteille. Oh certes Limule avait réussi à les éviter jusque là, simple coup je chance, mais elle savait que ce genre de rencontre étaient assez fréquentes, comme si on ne les cherchaient que pour ça. Malheureusement pour la réputation, ce n'était pas totalement absurde, il n'était pas faux que certains se laissaient aller mais si cette rumeur pouvait s'avérer vraie, l'autre également. Il ne fallait pas croire qu'ils étaient tous comme ça, et que l'île n'était que constamment fête, parfois, on n'en revenait pas.
Si Limule répondait à la requête, le mâle sombre serait de ceux qui n'en revenait pas.

« Celui que tu recherches sans doute, celui qui rend fou pendant quelques heures, je n'en ai pas. Je peux offrir du rhum oui, mais celui que je fais boire est celui qui te lie à l'Océan. C'est celui du pacte, qui offre ton âme à la sienne mais qui consume celui qui ne tient pas promesse et retourne à la Terre. »

La louve blanche se dressa alors sur ses pattes arrière, s'asseyant tout de même dessus dans le seul objectif d'être plus grande et stable et posa ses pattes avant sur les deux épaules du mâle, collant son visage au sien à quasi front contre front comme si elle avait besoin de le voir de plus prêt pour mieux le juger.

« ça ne me dérange pas, je peux te l'offrir et te maudire comme je le suis mais tu n'es pas assez perdu ni suffisamment désespérer. On les sauve à un pas de la mort, ceux que le Continent a rejeté mais Morne-oeil ne laisse pas indemne, ceux qui n'y sont pas adapté fuient ou deviennent fous. »

Elle sembla déçue.
Elle l’attribua à une certaine catégorie d’individus, sans détailler lesquels – juste ces loups-là. Il ne comprenait pas. Il ne savait pas de quoi elle parlait. Cette fois-ci il s’était embourbé lui-même de manière peu glorieuse, en jouant à un jeu auquel il n’était aucunement doué – celui de chercher à manipuler ce qu’il ne connaissait pas.
Il avait pensé que ce serait anodin, que ce serait facile, que ce serait une bonne excuse. Au lieu de cela il se heurtait à une étrange lueur qui passa dans les yeux de la louve des mers, et lui-même pivota les oreilles vers l’arrière en synchronisation avec les siennes.

Les mots se remirent à couler de sa gueule avec la même fluidité qu’avant, nombreux et généreux, Justice luttant pour suivre la cadence en essayant de ne pas buter et s’attarder sur chaque mot qui lui était inconnu ou chaque phrase dont le sens tentait de le perdre davantage.
La blanche sembla oublier sa propre déception qui l’avait éteinte pour quelques secondes à peine une minute auparavant et assise sur ses pattes arrières elle lia de nouveau leurs deux corps. Il ne frémit pas ni ne réagit quand elle se rapprocha encore plus en joignant leurs têtes, absorbé par tous ces mots qu’elle lâchait sans complexe dans le vent et qu’il faisait de son mieux pour attraper au vol, tentant de reconstruire cet immense puzzle qu’elle jetait à ses pattes en pièces détachées.
Pacte, maudire, Océan, consumer, sauver, rejeter, Morne-Œil, fou.
Il était évident que tout cet assemblage constituait pour elle un sens profond et racontait une histoire à la fois complexe et simple. Elle n’hésitait jamais, tout se suivait et se liait.
Elle n’était pas folle, non.
Elle était simplement d’un autre univers dont il ne pouvait pas même effleurer la surface tant il s’en était d’ailleurs tenu éloigné.
Mais il y avait bien quelque chose d’autre qui le perturbait et qui le bloquait dans son ascension vers la compréhension de ce qui l’entourait à présent.

Quel lien entre elle et ses histoires et le solitaire noires à plumes dont l’accent chaud avait été le premier à couver le mot alcool, sans pourtant ne lui associer aucun des termes sombres et du portrait effrayant que dressait la jeune louve ?

— Je ne comprends pas.

Il était honnête – il n’avait pas de raison de ne pas l’être. Elle était une clé indéchiffrable pour un être comme lui. Et si pourtant certains parvenaient à l’agacer en tentant de se jouer de lui, il ne sentait aucunement émaner ce genre de malice de sa part – elle était simplement ainsi, et lui n’était pas comme elle, et le mur entre eux s’arrêtait là.
Il inclina légèrement la tête, accrochant les yeux qui se cachaient sous les ombres du crâne érigé sur sa chevelure.

L’impression de la décevoir ne s’amenuisait pas.
Au contraire, il avait presque l’impression qu’à mesure que passait chaque seconde supplémentaire cette sensation s’aggravait, alourdissait un peu plus profondément leur échange. Là encore il ne pouvait pas lui en vouloir. Elle appartenait à un autre monde, la petite louve. Ses mots étaient chantant, dansant, fourmillaient d’idées et d’images que lui peinait à saisir et comprendre. Elle était aussi sauvage et imprévisible que les rangées de vague qui toujours se succédaient sans pour autant se ressembler.
Tandis que lui était aussi brut et immuable que la roche noircie par les temps.

Alors il l’écouta encore parler, attrapant toute bribe d’information qu’il pouvait tirer de ce singulier échange. Elle parla de la malédiction, de leur rencontre qui n’aura pas servi à grand-chose, mots auxquels Justice ne réagit que par un bref et lent mouvement de la tête comme par besoin d’acquiescer - la louve blanche pourtant ne le regardait même plus. Son attention s’était plutôt dirigée sur une créature des sables. Comme hypnotisé et toujours aussi perplexe par la tournure que les évènements avaient pris Justice se contentait de la regarder faire.
Jusqu’à ce qu’à nouveau elle ne se tourne vers lui pour conclure leur échange.
Du début à la fin pratiquement, elle aura mené cette étrange danse. Débarquant sur la plage depuis une mer infinie, miroir à celle du Monde Rouge dans lequel il l’avait vue pour la première fois.
Si elle s’était souvenu de cela, de lui et de la bataille qu’ils avaient ensemble menés contre la Bête... Peut-être que leur rencontre du jour aurait été différente.

En attendant il n’avait aucune raison de la retenir.
Muet et déconnecté il observa sa fine silhouette onduler au bord de l’eau, s’éloignant d’un trot rapide et aussi fluide que les mouvements de l’eau jusqu’à se réduire à une tâche blanche qu’il aurait pu confondre avec un rocher.

Aujourd’hui avait été comme un mirage, où il avait vu une parcelle de l’océan se détacher pour venir à sa rencontre.
Et désormais, à son tour, il reprenait une autre route.