Promenons nous... l Libre

Ce Bois n'était vraiment pas engageant. Asclepia ne l'aimait pas trop. Il était morne, gris, mort, rempli d'ossements et de crânes soigneusement lavés par quelque prédateur.

Oh mais attendez.

Oui, c'est ça.

Il était à l'image de toutes les terres désolées qui composaient l'ancien territoire des Lazulis. Le grand loup paon rit, un rire jaune et amer, assez désagréable. Ces loups s'étaient fait... Punir par les dieux qu'ils avaient provoqué, ou quelque chose du genre. Bref, une idée un peu moisie quand même à son sens. Provoquer les dieux, on a pas idée. Les gens d'ici étaient un peu tous fêlés en fait. Peut-être les dieux étaient-ils à leur image, et il ferait mieux de s'en éloigner au maximum ? Mmmh.

Des craquements se firent entendre sous ses pattes et le grand loup bleu et vert couina en la soulevant violemment. Berk. Il avait encore écrasé un os. Il y en avait partout. Mais quels genre de prédateurs vivaient ici ? Il frissonna.

Une lueur attira son attention, un peu plus loin. Un arbre, plus grand que tous les autres, plus mort aussi peut-être ? Ses racines s'élevaient vers le ciel, plus haut qu'un loup adulte, et semblaient abriter en leur sein un passage. Asclepia était un loup très curieux : il s'approcha en trotinant sans plus s'occuper de toute cette ex-nourriture qui craquait sous ses pattes. Il renifla les racines et fit la moue.

Il y avait quelque chose, il en était sûr... Mais pour y accéder il allait falloir ramper. Il tergiversa un moment, tournant en rond devant cette entrée calfeutrée, avant de soupirer, lever les yeux au ciel, et se glisser, ventre contre sol, museau écartant les minuscules racines qui obscurcissaient le terrain et gênaient sa progression, pour entrer.

Il gratta, gratta et gratta encore la terre, se trémoussant et ayant l'impression de se transformer en énorme ver de terre. Que c'était désagréable ! Pouah ! En plus ça puait la mort et la sueur, brr. Asclepia agitait ses oreilles et gémissait pour chasser cette... Claustrophobie qui l'étreignait. Il était un oiseau ! Un être d'air et de vent ! Il n'était pas fait pour ramper sous la terre !

Mais dès qu'il vit ce sur quoi le souterrain débouchait, il arrêta de se plaindre. Déjà, parce que sa mâchoire se décrochait. Ensuite, parce que c'était, tout bonnement, magnifique. La première pensée qui l'étreint fut :

JE VEUX. VIVRE. ICI.

Et la seconde :

IL Y A. UN. PLAFOND. JAMAIS.

C'était grand, magnifique, d'accord, mais c'était quand même sous terre... Mais tout brillait tellement !

Il hasarda quelques pas curieux.

Pour l'instant, il était à l'entrée d'une sorte d'énorme boyaux qui semblait s'enfoncer dans la terre, mais jusqu'où ? Il commença à marcher doucement, se gargarisant des odeurs et des sons qu'il percevait. Des lumières, qui oscillaient tout autour de lui, aussi. Tout, sur les murs de cette grotte, semblait briller. Les fleurs. Les feuilles. Les spores. Les champignons. La mousse. Tout semblait fait pour vibrer et attirer l'oeil. Quand Asclepia marchait, ses pattes soulevaient des nuages de poussière azur qui pailletait quelques secondes avant de retomber sagement, traçant derrière lui un chemin aisé à suivre à la trace.

Mais qui viendrait le débusquer ici ? Quel mal pouvait arriver en ces lieux ? Tout appelait au calme et à la sérénité.

C'est la truffe vers le plafond, d'où pendaient d'immenses lianes brillantes, qu'il marchait. C'est donc tout naturellement qu'il buta, sans le vouloir, contre un... Fruit ? Rond et épais. Il pencha la tête en avant, le sniffa. Ca sentait bon. Et surtout, avec en moyenne zéro (0) arbre à la ronde et un tel état de conservation, ça ne pouvait être qu'un fruit magique. Les yeux pétillants, Asclepia le saisit délicatement et le glissa dans son sac magique et invisible qui l'accompagnait toujours, en bon vieux héros de jeux-vidéos.

Allez, disons qu'il le rangea plutôt dans son pelage épais, calé contre son collier doré. Il s'agissait d'un petit fruit, une sorte de petite clémentine, comme ça ça parait legit et pas trop désagréable à porter.

Le petit fruit bien calé contre son poil, ne risquant surtout pas d'éclater et de tâcher son poil, il reprit son chemin. Les odeurs oscillaient entre une plus sombre et musquée de terre fraichement retournée, probablement due à la profondeur à laquelle il se trouvait, et l'autre fraîche et piquante de la menthe et du jasmin. Ca n'était pas désagréable, la seconde cachant juste assez la première pour la rendre supportable. Asclepia supposa que ceux qui vivaient ici devaient en porter à jamais la marque, par contre.

Parce qu'au final, plus il avançait, plus ce terrier lui plaisait.

Il s'élargissait, grandissait, s'ouvrait, et d'une route de campagne il passa à une largeur de quatre voies dans laquelle il pouvait aisément courir, ailes déployées, sans toucher les bords.

Ce que, pris d'une inspiration subite, il fit.

En riant.

Comme un gamin.

Un instant, trottinant ailes déployées dans ce boyau lumineux, Asclepia fut simplement heureux d'être là. C'était grisant ! Il piailla et rit de plus belle, sautant des obstacles invisibles, tournant sur lui-même, dérapant et manquant de s'étaler. Il s'en fichait. Il était seul, il était là, et finalement rien d'autre n'importait. Personne pour le juger, personne pour l'observer, le cantonner à un rôle ou à un autre. Il pouvait redevenir le gamin qu'il était tout au fond, tout au fond de lui, ce petit gamin timide et joueur qui avait disparu depuis longtemps.

Il esquiva in extremis un joli tas de crottes de lapin, mais ça aussi, ça le fit rire. Après tout, il était arrivé ici, rien n'empêchait à d'autres petits êtres de le faire !

Et le boyau s'élargissait, s'élargissait encore, petit à petit, de manière presque imperceptible maintenant. Et Asclepia courait, courait encore, jusqu'à ce qu'il manque, au détour d'un angle particulièrement vif de la caverne, buter contre...

Une...

Fleur de lys ? Bleue pétillante ? GEANTE ? Sa mâchoire se décrocha de plus belle alors qu'il restait là, incapable de rien faire, devant cette fleur. Quand je dis géante, c'était géante : sa tige avait l'apparence d'un tronc, verte et veinée d'argent, sa corolle s'élevait à des dizaines de mètre de hauteur, ses feuilles pouvaient servir de paravent pour un loup géant et elle prenait toute la place. La caverne, qui lui semblait jusque là si grande, avait l'air de rétrécir ainsi envahie de cette géante.

Au pied de cette immense fleur, en gisaient d'autres beaucoup moins imposantes, naines à côté, mais qui dépassaient toutes Asclepia en taille. Il sourit. Et un rire fou, nerveux, le prit de nouveau. Ce continent était vraiment... Magique. Etait-ce normal que ce lieu le perturbait plus encore que des dieux dans des fontaines ? Délicatement, il arracha une grande fleur et gratta la terre. Il en rassembla une bonne portion, qu'il glissa dans la corolle. Son sac, ainsi improvisé, fut fixé à son collier en y passant la tige.

Tiens, c'était pas une mauvaise idée, ça, pour transporter des choses. Pour l'instant.

Il reprit sa route, au pas cette fois, son rire calmé. Il observait, maintenant, une attention silencieuse. Quels mystères ce lieu allait-il révéler d'autre ? Plus il s'enfonçait dans ce boyau, plus des choses... Improbables arrivaient. Sur quoi allait-il tomber maintenant ? Un lapin géant ? L'idée le fit grimacer. Ce ne serait pas une bonne chose, pour sûr. Ou... Un oiseau géant ? Son regard venait de tomber sur une pile de plumes bigarrées sur le bord de la route.

Il hésita. Mais elles étaient jolies, toutes jaunes... Elles venaient peut-être d'un gros poussin ? Un énorme poussin. COUI COUI. L'idée le fit pouffer. Il les ramassa et les cala sur son encolure, où elles se marièrent avec le bleu moiré de son poil.

Et il reprit sa route.

Pas pour longtemps.

Il n'avait pas parcouru plus d'une centaine de mètres que le boyau s'arrêtait sur un à-pic rocheux impressionnant. Et en contrebas...

Pour la dixième fois depuis qu'il était arrivé ici, sa mâchoire se déboita. Sous ses yeux se déployaient des... Kilomètres ? De grotte ? A perte de vue, une énorme étendue boisée, avec des cours d'eau, des arbres, des fleurs minuscules et géantes, tout un écosystème avec ses proies et (probablement) ses prédateurs, qui régnait dans les profondeurs d'un chêne.

Une forêt sous la forêt. Il aurait pu rester des heures assis ici à la contempler. Comment tout ceci subsistait-il, à des kilomètres sous terre de toute lumière ? Comment les animaux et les plantes géraient leur cycle nuit-jour ? Chaque chose ici était une perle de biologie.

Mais il n'allait pas rester le cul assis par terre à regarder cette terre cachée toute la journée. Non. Il lui fallait bien explorer un peu ! Il remua ses fesses, se prépara à sauter, et bondit ! dans le vide. Au dernier moment il ouvrit ses ailes pour finir en planant, atterrissant dans une sorte de petite clairière bien agréable. Les arbres étaient étranges, mais l'étaient-ils plus que le reste ? Mangés par les champignons, ils semblaient être des champignons eux-mêmes. Asclepia agita sa truffe et trotta dans la plaine, longeant la couronne d'arbre qui l'encerclait. C'était grisant. Etait-ce un endroit connu ? Les loups se rendaient-ils ici ? Les Lazulis y avaient-ils établi un campement ? Parce que, bon, c'était facile à défendre en plus avec le boyau à l'entrée. Il suffisait même juste de boucher les racines pour empêcher quiconque d'entrer.

Le loup-paon se figea quand un lapin fluorescent passa sous son nez, pas du tout effrayé par sa présence.

Fluorescent.

IL BRILLAIT. WOAH ! ASCLEPIA AUSSI IL VOULAIT BRILLER !

Il se ramassa sur lui-même et observa le lapin qui filait vers un carré d'herbes. Avant de se mettre à les paître tranquillement. Et, alors qu'il se gavait de ce trèfle étrange, sa luminosité semblait augmenter, petit à petit, jusqu'à ressembler à un mini soleil. Le loup rit, et ce bruit suffit à effrayer le lagomorphe qui d'un bond finit dans son terrier, à deux pas d'ici. Asclepia d'un bond sauta dans le carré de trèfle, et en cueillit une poignée qu'il glissa dans la terre fertile - juste à côté, en fait. Pas dedans. Ne soyons pas bête, voyons.

Le grondement commença au loin. Un roulement sec, rocheux, pierres s'entrechoquant les unes contre les autres dans un grincement désagréable. Au début, Asclepia ne fit que relever la tête, curieux, le museau penché sur le côté.

Et le bruit commença à s'amplifier. Son poil, se hérissa. Oh oh. Oh oh. OH OH. Il n'arrivait pas à se souvenir vraiment quoi, mais ça lui disait quelque chose, et son corps entier, tendu, était là pour lui rappeler, si sa tête ne suffisait pas, qu'il s'agissait d'un mauvais présage. Asclepia fit quelques pas en arrière, avant de s'élever sur son arrière main, pour voir au loin.

Au loin.

Un rideau, de terre et de roches. Un énorme rideau qui s'avançait vers lui, avec la vitesse d'un bulldozer en colère et l'implacable d'une force de la nature. Asclepia eut un cri suraigu - FINALEMENT IL S'INSTALLERAIT PAS ICI - et trotta, puis galopa comme un dingue, avant d'étendre ses ailes et d'en battre furieusement pour tenter de battre son record au 100 mètres. Il entendait, il sentait dans son dos les roches et la terre qui se rapprochaient. Tel un faucon coloré, il s'engouffra dans la grotte d'où il venait avant de se remettre à courir, battant des ailes pour augmenter sa vélocité mais sans décoller, son vol bien trop erratique pour survivre aux zig-zags qu'il devait effectuer entre les plantes géantes. Puis s'entama une course contre la montre dans le boyaux qui se rétrécissait, et se rétrécissait encore. Il gémissait, la peur au ventre, jusqu'à ce qu'il aperçoive un minuscule carré clair devant lui.

Enfin !

Il se jeta ventre à terre, sans considérer cette fois la terre qui allait tâcher son poil, concentré tout entier à SORTIR D'ICI. Il avait l'impression d'aller lentement, beaucoup plus lentement qu'à l'aller, son corps bloqué de toutes parts par la terre, lui, asticot qui n'était pas à sa place.

Enfin, il put prendre une grande goulée d'air frais.

Ses membres tremblaient. Il était sale, ses présents bien coincés dans son col.

Emotionnellement fatigué, aussi.

Mais vivant.