Confiance est mère de trahison | Anette

Il était très tôt encore au Grand Castel. L'atmosphère était étrange, colorée. Les premiers rayons du soleil se mêlaient à une averse violente qui avait surpris les Etelkrus à l'aube, créant une sorte de brume aux teintes roses et jaunes à travers tout le camp, qui éclairait les grottes d'une lumière diffuse. Affairée à l'intérieur de la grotte commune des guérisseurs, Rowena entendait crépiter la pluie au-dehors. Elle s'était levée de bon matin, parce qu'aujourd'hui elle quittait les terres qui l'hébergeaient depuis qu'elle avait été retrouvée et ramenée par Jaxx. Pas seule, ni pour s'en enfuir, bien-sûr. Cela faisait quelques temps déjà que le dôme lazuli était tombé, et les rumeurs qui leurs parvenaient laissaient entendre que tout avait changé là-bas, y compris la végétation. Comme si un été précipité y avait eu lieu, asséchant les terres et les rendant invivables. La meute avait été dissoute, et il n'y avait plus grand monde pour y vivre. Pour des Panseurs, l'occasion était à saisir. De nouvelles variétés de plantes pouvaient être nées là-bas, ou au moins celles qu'ils connaissaient avoir poussé en avance. Cela ne pouvait qu'être utile avec le temps qui s'adoucissait, mais demeuraient capricieux, provoquant des inconforts divers chez tout le monde. Elle se préparait donc pour s'y rendre, accompagnée par Perrine, qui ne s'était pas encore présentée.

Elle savait qu'elle avait pris un risque en demandant à quitter le Castel. Elle avait beau se démener pour gagner leur pleine confiance, elle avait toujours l'impression d'être... surveillée. Elle avait songé que la probabilité de se voir accepter cette sorte de faveur était faible, mais d'un autre côté, elle était une adulte désormais. Elle avait travaillé dur - en apparence, en vérité apprendre était une chose extrêmement facile pour elle et ne lui avait pas tant demandé que cela - pour devenir une guérisseuse respectable et efficace, pour s'intégrer à ceux qui étaient désormais sa meute - toujours en apparence, mais elle avait bien remarqué ne pas être la seule à avoir une personnalité un peu froide, alors elle n'avait pas eu besoin de trop jouer la comédie non plus, - pour effacer les stigmates d'un passé court mais marquant. Peut-être était-ce pour cela qu'on lui avait accordé le droit de mener aux côtés de Perrine cette expédition. Elle n'y voyait pas une occasion de s'enfuir, oh non. Plutôt une d'en savoir d'avantage sur la grande équation qui régissait le monde qui l'entourait. Peut-être sur les dieux désormais sauvages puisqu'ils n'avaient plus de meute à protéger. Elle ne se reconnaissait en aucun de ceux qui veillaient sur les Etelkrus - sans grande surprise - mais elle avait eu ouïe dire que d'autres incarnaient des qualités dans lesquelles elle se reconnaissait bien d'avantage. La vivacité d'esprit et l'intelligence, par exemple.

Une odeur familière vint faire frémir ses narines, alors qu'elle préparait les deux sacoches usées qu'elles emportaient avec elles sur ces terres lointaines, avec quelques herbes pour mieux tenir le voyage, mais également au cas où il leur arriverait une mésaventure, et pour cacher leur odeur aussi. Elle redressa lentement la tête, reconnaissant sans peine l'effluve de l'une de leurs meneuses. celle aux yeux noirs, justement. D'un mouvement mesuré, peignant sur son visage un sérieux poli, studieux, elle se retourna pour la saluer.

"Bonjour, Anette."

Elle observait la silhouette non loin d'elle.
Pour le moment abritée du vent dans son abri de ténèbres, elle jaugeait les deux sacoches, l'air pensif. Le rang qui avait été choisit et la compétence qui y était démontrée aussi. Pourrait-on dire du talent ? Difficile à dire, et dur également de juger si c'était un critère pertinent. C'était, malgré tout, une information qu'elle notait aussi, comme tout le reste. Cette louve au poil fauve aux yeux froids, petit poisson nageant dans les eaux calmes d'une vie tranquille et sans heurts. Un quotidien banal. Elle était pourtant hors-normes.

Quand Anette décida de se découvrir de son manteau d'ombre, elle n'en fut pas surprise.
Avec un salut et un visage calme, elle l’accueillit, même. L'Alpha s'arrêta non loin d'elle et s'assit sur le sol, saluant d'une voix neutre et égale, ses traits parfait reflets de sa voix.

"Panseuse mienne."

Ses yeux se dardèrent ensuite vers les sacoches qu'elle avait avec elle, qu'elle dénota dans sa phrase suivante. La voix de la beige et verte était prudente, mais se teintait d'une très légère pointe d'un petit quelque chose. De la curiosité, presque.

"Tu semble désirer revenir chargée, cette fois-ci. Des plantes ?"

C'était beaucoup de sacoches, alors que leurs stocks ne lui semblaient pas si bas.

Il y avait dans le parler de l'alpha, aussi ampoulé et poli fut-il, une possessivité presque dérangeante. La plupart des Etelkrus, habitués, n'y voyaient là qu'une formulation indiquant le fait qu'ils étaient au service des hautes instances, puisque la hiérarchie était ainsi faite, mais quelqu'un d'extérieur ou qui saurait prendre un peu plus de recul pouvait y voir une nuance plus agressive. Ils étaient leurs. Ils leur appartenaient. Les prunelles claires de la Panseuse ne se décrochèrent pas de la louve beige alors que celle-ci prenait place non loin, assise sur le sol de pierre, sa queue nonchalament étalée comme celle d'une panthère. Venait-elle ici en prédateur, ou en ami, en toute innocence ? Venue surveiller d'un oeil prudent ce qu'elle faisait, ou simplement s'enquérir de l'avancement des préparatifs pour le départs ? Rowena savait fort bien qu'il était inutile de sombrer dans la paranoïa et de surestimer l'intelligence de tous ceux qui l'entouraient. Une prudence mesurée avait suffi jusque là.

La voix d'Annette se teinta d'attention lorsqu'elle appuya le fait qu'elle prévoyait de larges contenants. S'il y avait là le désir de lui tendre u piège, ce n'était pas très subtil, et elle tenait à plus haute estime que cela la cheffe de clan, aussi prit-elle la décision de mettre de côté cette idée. La meneuse était peut-être simplement curieuse, simplement venue voir où elles en étaient et ce qu'elles comptaient ramener de leur voyage. Ce serait un bon point, un très bon point pour elle. Parce qu'elle avait bien noté que c'était ainsi que l'on procédait, elle laissa tomber son regard dans la même direction que celle de l'alpha, quelques secondes, avant de chercher à nouveau son regard pour répondre posément :

"Il me tient à coeur, ainsi qu'à Perrine, de ramener cette fois-ci plus qu'un simple trophée."

L'ombre d'un sourire - qui pourrait se vouloir complice, parce que la grande louve comprendrait aussitôt de quoi elle parlait - se dessina sur ses babines claires. La probabilité que les prunelles, billes d'ébènes, rivées sur elles fassent un saut en bas de sa tresse où était toujours accroché le petit squelette, était forte.

"Si ce que l'on dit est vrai, le climat a été radicalement différent du notre là-bas, durant ces longues lunes. Il y aura de nouvelles variétés de plantes, peut-être de baies ou même de proies. Il n'est pas imprudent de prévoir autant que possible."

Elle ponctua son discours d'un hochement infime de tête et cilla. Ce geste lui coûta bien plus qu'il n'y parut, car ce mouvement de paupières pourtant si commun était ainsi utilisé face aux dominants. Il était un geste de paix et de soumission, d'écoute. Tout son langage corporel, savamment travaillé durant tout le temps passé aux côtés des Etelkurs, envoyait de très clairs signaux : elle était une disciple face à un chef, elle lui rapportait ce qu'elle faisait avec sincérité et dévotion. Elle se voyait avec cynisme et... amusement, presque.

"Si vous avez une demande particulière à ajouter à ces objectifs, nous sommes bien-sûr à votre écoute." Ajouta-t-elle finalement.

Parce qu'elle aussi était curieuse de savoir quelle hypothèse était la bonne. Quelle était la raison de sa présence ici ?

Mnh, un écho.
Elle n'hésita pas à faire référence à ce petit crâne qui portait beaucoup de symbolisme. Rowena l'avait bien anticipé, Anette observa le squelette, mais pas qu'un saut. Elle s'y attarda une seconde, avant prendre une moue relativement désintéressée, comme si l'objet était déjà jugé du passé. Il restait noté, mais semblait être presque une faute oubliée, pardonnée.

Elle repassa ses yeux sur le visage de Rowena pour écouter la suite de ses paroles. Une excursion en-dehors des terres, pour aller trouver les contrées taries de l'ancienne meute Lazuli. Anette releva le nez et émit un petit son, confirmant qu'elle écoutait et comprenait. Elle détailla bien des yeux son hochement de tête impeccable, et ne pipa mot. Tout cela avait du sens.

La question suivante lui refit baisser le museau, et ses iris partirent sur la droite pensivement. Un bon moment de silence se passa, où elle se rappela. Après une seconde une demande lui vint.

"À vrai dire, j'en ai bien une. Des fleurs d'aubépine. Si le temps a été plus chaud elles auront peut-être déjà poussé là-bas."

Au moins l'espérait-elle. Elle était certaine qu'au besoin la louve en face d'elle pourrait lui répondre si oui ou non cela serait possible.

L'expression qui se dessina, durant un instant, sur le museau de l'alpha était intéressante. Si Rowena avait été quelqu'un d'autre, si elle n'avait pas eu cette drôle d'histoire, on l'aurait sans doute admirée pour avoir réussi si jeune à prendre ce trophée à un loup changé en monstre, à un Raeder. Il était de bonne mesure chez les Etelkrus de n'éprouver à l'égard des loups de mer que des choses strictement négatives - de la haine et du mépris par exemple. En d'autres circonstances, le regard noir d'Anette aurait peut-être été tout autre. Il aurait pu refléter de la fierté, de l'amusement, parce qu'avoir un si féroce guerrier si jeune aurait été un honneur, une anecdote qui reflétait mine de rien la puissance de la meute, à côté de toutes les autres. Mais elle était Rowena, et elle avait fait cette prise alors qu'elle était toujours Amaniliztli. On ne pouvait décemment pas en être fier.

Le silence s'installa alors que la grande louve détournait le regard pour le poser sur le mur de pierre et sur ses pensées. Le regard clair de la Panseuse ne la quitta pas, enregistrant comme toujours les quelques détails qui avaient pu changer, les légères modification de son attitude. Elle prenait un soin particulier à demeurer de marbre quand elle se trouvait face à elle, comme si elle craignait de laisser échapper la moindre émotion. Elle ne lui faisait pas confiance, toujours pas - et pourtant la grise avait pris soin d'avoir un comportement impeccable ces dernières lunes, cette dernière année même. Elle avait observé grandir la famille de la grande louve avec la Prêtresse, une autre famille encore parmi toutes celles qui avaient fleuri dans la meute. Ils en étaient fiers de leurs jeunes enfants, qui seraient à ce que l'on disait bénis des dieux. Dans un groupe où l'on prétendait les liens familiaux si forts et si importants, Rowena était la preuve que tout ceci n'était qu'une façade. Personne n'en avait rien eu à faire d'elle lorsque leur cheffe avait tué Oxomo. Ils n'avaient eu aucune empathie de quelque sorte, aucun bon comportement à son égard, simplement l'exigence muette de se comporter comme tous, donc de s'en réjouir. C'était ce qui avait été le déclic final. Cette grande louve devant elle, même si elle n'était pas mère à l'époque, avait-elle eu la simple pensée que quelqu'un puisse être attristé par cette nouvelle ? Elle n'en avait rien montré en tout cas. C'était tout ce qui importait.

La demande finit par poindre, étonnement précise pour quelqu'un qu n'était pas de la profession - en général les guerriers de cette meute n'avaient que très peu cure de tout cela.

"En effet. Les fleurs commencent à apparaître sur nos terres, on peut penser qu'elles ont déjà fleuri là-bas, si le soleil est passé à travers le dôme."

Elle ne demanda pas pourquoi cette requête, supposant que si la meneuse avait voulu lui en faire part, elle l'aurait déjà fait, ou le ferait dans les instants qui suivraient.

"Nous disposons des derniers restes de nos stocks ici, si le besoin était urgent." Ajouta-t-elle en faisant volte-face, pour s'enfoncer un peu dans la grotte jusqu'à l'endroit où étaient rangées les fleurs.

Elles dataient d'une époque plus vieille qu'elle, c'était une singulière pensée. Les pétales du dernier printemps que leur terre avait connu avant celui-ci. Elle était enfant de l'automne, grandie dans l'hiver et sa froide cruauté.

Anette s'enfonça assez simplement dans le boyau à la suite de Rowena. Son regard noir glissa entre cette dernière et le stock qui fut dévoilé, fleurs blanches ayant conservé leur couleur avec le séchage contrôlé. Elle s'en approcha et effleura avec délicatesse les pétales du bout d'un coussinet. Le contact l'aurait presque chatouillé, c'était amusant. Pendant un battement de sourcil, une émotion fugace passa sur ses traits, une douce mélancolie. Puis se reprit, son visage retrouvant toute sa qualité lisse, qu'il possédait toujours face à la louve terne aux yeux bleus.
Elle plongea d'ailleurs à nouveau dans la glace de son regard pour répondre.

"Pas encore d'urgence."

Elle se releva et avec un mouvement du museau, incita à rebrousser chemin. La route vers le dehors se refit sans paroles de sa part, simplement la queue haute qui passait de gauche à droite à la vitesse d'une comtoise plus que d'un métronome. Avec la lenteur d'une certaine relaxation, bien que mesurée.
À la lumière du jour, elle plissa un peu les yeux le temps de s'habituer.

"Bien, je ne vais perturber tes préparatifs plus longtemps." Elle observa les sacoches.
"J'attendrais ton rapport, et de voir la quantité que tu as pu ramener. Je te remercie d'avance, ces fleurs seront utiles."

Fidèle à sa parole, elle la salua par son titre  dans un soupir fugace, et commença à s'éloigner.
Retour vers l'ombre, vers le rôle d'Alpha.

Rowena resta silencieuse tandis que l'Alpha effleurait du museau les fleurs qu'elle lui avait montrées. Son regard ne la quitta pas un instant, notant comme à son habitude chaque détail de ce qui se déroulait. La manière dont Annette fit vibrer les pétales délicats de son souffle puissant. Le battement de ses cils. Le chanement infime d'expression que prit son museau pendant un temps si court que si elle avait cillé à cet instant précis, elle l'aurait sans nul doute manqué. Mais non. Elle ne manquait jamais rien. Elle lui emboîta le pas lorsqu'elle indiqua d'un signe du museau qu'elle s'en retournait vers la sortie. Elle vit la queue féline de la louve battre la mesure, pas vraiment celle de leurs pas, certainement celle de ses pensées, frôlant les murs et le plafond de l'étroit couloir. La cheffe prenait son temps - Rowena était bien placée pour savoir que son pas était d'ordinaire un peu plus énergique, un peu plus marqué, un peu plus lourd de part sa carrure massive - et la jeune louve se demanda comment elle devait interpréter cela. Etait-ce une forme de suffisance encore, de possessivité, la lenteur et la lascivité d'une reine qui passait au milieu de ce qui lui appartenait en le contemplant ?

Son regard se fit plus accru, mais elle ne sut trouver la réponse. Peut-être était-ce simplement une conséquence d'une réflexion intense, qui ralentissait l'attention qu'elle portait à son déplacement. C'était moins exaltant et moins détestable, mais probablement plus plausible. Annette avait su garder une part de son respect, même si elle avait été aussi aveugle que les autres face à ce qu'avait provoqué chez Rowena la mort d'Oxomo. Le regard se décrocha de la meneuse lorsqu'elles passèrent l'entrée de la grotte, replongeant dans le brouillard qui saturait l'extérieur d'orange et d'or. Elle se contenta de la remercier pour ses mots d'un hochement de tête - inutile d'aller faire dans les fioriture de l'extrême politesse, elle savait qu'on était habitué à ce qu'elle fut peu bavarde - et regarda la grande louve s'éloigner. Durant un instant, son museau redevint de glace, et l'espèce d'air avenant qu'elle y avait mis tomba pour révéler ce qui se cachait dessous. Un regard froid et sans pitié.
Puis elle secoua la tête et fit demi-tour. L'entrevue était terminée.