Tache de cauchemar dans la réalité | Eva

Il marchait. Il courait. Il ne savait pas exactement, mais il ne pouvait pas rester immobile. Son souffle pourtant était court, presque rauque, et ses pattes tiraient sous l'effort inattendu à fournir. Le sol défilait sous ses pattes, le décors s'était fait un grand flou autour de lui. Des taches noires, bordées de rouge, piquetaient son champ de vision. Il fut contraint de s'arrêter brusquement, lourdement, lorsque la terre se mua en sable sous ses pattes épaisses et que le sable se fit ensuite eau. Ses flancs éclaboussés furent piquetés de gris, à la lueur de la lune, comme l'étaient ses joues de longues traînées. Il ne pleurait pas beaucoup, ses larmes étaient des perles précieuses par leur rareté. Mais il ne pouvait pas résister à la vague qui s'était emparé de lui, à ce cauchemar soudain revenu le hanter. Des frissons le secouaient, mais pas à cause du froid. L'eau glacée paraissait n'avoir aucune emprise sur son corps brûlant comme s'il était fiévreux. Planté face à la mer, il courbait le dos. Les vaguelettes venaient frôler à chacun de leurs allers et retours sa truffe asséchée par la longue course. Il n'était plus le fier lion blanc qu'il était d'ordinaire. Il n'était qu'un loup, seul face à ses visions. Il ouvrit un instant les yeux, et même la mer lui parut teintée de ce rouge-sang. Ses paupières se refermèrent brusquement, crispées, alors que son museau se tordait comme pour retenir un cri. Mais rien ne pourrait le soulager de ce qu'il éprouvait à cet instant.
Rien n'effacerait ces souvenirs revenus.

Il s'était couché l'esprit tranquille pourtant. Tardivement, la lune était déjà haute dans le ciel, croissant paisible qui veillait sur leurs terres. Il s'était glissé entre les silhouettes endormies du Sanctuaire pour rejoindre la compagnie qu'il préférait et s'étendre aussi délicatement que possible à ses côtés. Il avait ensuite fermé les yeux sur le monde pour laisser aller ses pensées. Le lendemain matin, il partirait avec Sobi pour leur expédition vers Morne-Oeil, et il ressassait les choses qu'ils emporteraient, les herbes qu'ils prendraient avant de partir pour s'assurer une plus grande résistance, le chemin qu'ils prendraient, les mots qu'ils diraient. C'était une aventure qui promettait d'être exaltante à tout point de vue, et aucune crainte ne l'habitait. Et puis, il aurait la compagnie du loup à lunettes pour teinter l'événement de cette joie qu'il amenait toujours autour de lui. Il avait fini par rejoindre le pays des rêves l'esprit tranquille, et voguer dans des songes à la fois absurdes et colorés.

Puis soudain, tout avait changé.
Il s'était soudain vu marchant aux côtés de Raison et de Moineau, le long d'un immense mur vert. Il revoyait souvent cette scène, le dernier souvenir qu'il avait de sa protégée avant qu'elle ne disparaisse mystérieusement. D'ordinaire, elle s'arrêtait au moment où Moineau se tournait vers une silhouette familière derrière le dôme, celle de Rhaegar, et tout devenait noir et flou. Mais pas cette fois-ci. Il avait vu une brèche s'ouvrir dans le monde, et un ciel immense et rouge répandre son sang sur leur propre ciel aux allures idylliques. Cela avait suffi à l'emplir d'horreur. Il s'était fait à l'idée qu'il serait toute sa vie durant hanté par ce qu'il avait vécu avec l'irruption des Bêtes dans leur monde. Mais cette fois-ci, c'était différent. Il s'était senti tourner le regard lentement, saisi d'une peur viscérale, en direction de la petite louve ailée. Alors il l'avaient vue, le regard horrifié, aspirée dans cette faille qui s'était ouverte de nulle part, mais à la destination certaine. Chaque détail lui avait sauté aux yeux et s'était imprimé à jamais dans son esprit. Les yeux de Moineau, hagards, qui paraissaient le chercher. Son corps étiré douloureusement. Le craquement muet de son aile qui se brisait. Ses griffes qui labouraient le sol. Sa mâchoire qui se tordait en un cri qu'il ne pouvait entendre.

Il avait voulu hurler, mais un brusque spasme l'avait ramené à la réalité avant qu'il ne le fasse, fort heureusement pour ses voisins. Il s'était éveillé tremblant, haletant, et surtout le coeur déchiré par une terrible certitude. Tout cela n'était pas qu'un rêve. Il avait eu la sensation d'étouffer, le besoin impérieux de s'en aller, de sortir, de courir. Il se souvenait à peine s'être échappé du Dédale et en avoir trouvé mécaniquement la sortie. Ensuite il avait couru tout droit, très vite, toujours plus vite, jusqu'à ce que la terre ne s'arrête, juste avant que son corps ne l'abandonne. Il n'avait pas senti la douleur dans ses muscles bien trop sollicités, pas senti les larmes qui pourtant roulaient sur ses joues, brûlantes.

Et maintenant il se trouvait là, les épaules secouées par un halètement mêlé de sanglot, dans la mer bien trop calme pour la tempête qui s'était levée dans son esprit.
Moineau.
Moineau avait été aspirée par la Brèche, peut-être même tuée. Elle n'avait pas simplement disparu. Et ce souvenir cauchemardesque, quelque-chose dans son esprit l'avait enterré, mais sans le tuer. Jusqu'à cette nuit, où le fantôme se réveillait.

Il ne l'entendit pas se poser près de lui, sur le sable humide de la plage. Il ne sentit pas son odeur, lui pourtant si prompt à la relever parmi toutes celles qui croisaient ses journées. Il n'entendit pas non plus ses pas, et ne sentit sa présence que lorsqu'elle l'entoura d'une étreinte silencieuse, surprenante, déroutante de réconfort dans cette horreur qui battait la mesure de son grand coeur. Il eut une brève réaction, à la frontière du sursaut et du frisson, en sentant le contact des plumes sur son dos, son souffle près de son museau, sa langue qui séchait ses larmes. Il ne se demanda pas de qui il s'agissait, parce que c'était évident. Son esprit se scinda entre l'horreur de se montrer à elle dans un tel état, et l'envie de se presser contre elle et de s'enivrer de cette présence jusqu'à arracher la vision qui tournait en boucle sous son crâne. La voix d'Eva lui parvint, toute proche, seule chose de la réalité qui n'était pas lointaine. Il fut incapable de lui répondre, pendant un long moment. Il n'essaya même pas, en vérité.

Il se laissa happer par le flot rassurant de ces mots. Ils auraient pu vouloir dire n'importe quoi, il s'en serait contenté. Il s'accrocha à la présence de la louve, à sa voix si douce à ses oreilles qui ne cessait pas de parler, à ce contact qu'il avait. Il ne douta pas qu'elle comprendrait qu'il ne lui rende pas immédiatement son étreinte, qu'il prenne ce temps pour sortir de l'état second dans lequel il se trouvait. De temps en temps, un tremblement incontrôlable agitait ses pattes, comme s'il allait s'écrouler dans l'eau en-dessous d'eux, laisser la mer l'emporter et emporter avec lui ce cauchemar. Au souvenir s'était superposé celui du jour où il avait laissé se faire dévorer les deux enfants. De celui où il avait combattu la Bête et où Hanna était morte en emportant avec elle son regard accusateur et les chances de pardon. Maintenant il le savait : il avait échoué à nouveau. Il avait fallu le sacrifier d'Hanna pour sauver Kerguelen, aurait-il dû mourir lui aussi pour sauver Moineau ? Désormais c'était trop tard, il n'avait pas fait ce qu'il fallait. La culpabilité lui tordait les entrailles, le choc de la découverte passé, lui serrait la gorge à rendre sa respiration sifflante, lui donnait l'impression que ses larmes étaient des braises qui brûlaient sa peau. Il expira soudain plus fort, et la tension qui habitait ses épaules parut se relâcher. Son souffle ne ralentit pas, mais il appuya sa tête contre Eva, lui montrant qu'il savait qu'elle était là, faible témoignage de toute la gratitude qu'il éprouvait à son égard.

"Moineau est morte." Sa voix était rauque, à peine audible. "Je m'en suis souvenu. Elle a disparu.. dans le monde rouge sous mes yeux."

Et je n'ai rien fait.
Il se crispa légèrement, s'efforçant de chasser l'image des griffes qui tentaient désespérément de la retenir dans la réalité. Il savait qu'Eva avait vécu plus intensément que lui encore les horreurs de cet espèce d'envers de leur monde, et qu'elle comprendrait.

"J'avais oublié."

Il cracha presque le dernier mot, expression horrifiée du mépris qu'il avait pour lui-même à cet instant. Moineau avait été sa protégée depuis sa toute petite enfance, quand il l'avait retrouvée geignante et abandonnée par ses parents alors qu'il venait d'intégrer les Nakhus. Elle avait fait partie intégrante de son existence là-bas durant son enfance et son adolescence, et sa disparition l'avait blessé. Mais ce n'était rien de comparable avec ce qu'il éprouvait désormais. Avec ce qu'était le souvenir réel de cette disparition que son esprit avait choisi d'effacer. Comment pouvait-on oublier ça ? Comment pouvait-on se regarder chaque jour en face en ayant effacé comme un mauvais rêve la mort d'un être aussi précieux ? Quels autres souvenirs avait-il ainsi effacés ? Il ne savait plus s'il pouvait faire confiance à ce qu'il croyait de sa mémoire. Et si ses souvenirs n'étaient des souvenirs que parce que cela lui dessinait une vie belle et idyllique, et que le reste était laissé de côté ? Cette idée était terrible, si terrible.

Ses paupières finirent pas s'ouvrir sur ses prunelles glace, au bout d'un long moment. Les mots d'Eva étaient réconfortants, sa présence était bien plus que cela, mais ils ne parvenaient pas à retirer de son esprit l'impression terrible d'être capable de simplement oublier de telles choses. Il rencontra l'or de son regard, qui brillait à la lueur de la lune, y chercha la lumière dont il avait désespérément besoin mais qui n'était peut-être qu'une utopie. Il s'en voulait de n'avoir pas pu sauver Moineau, mais il s'en voulait encore plus d'avoir tourné cette page de sa vie pendant si longtemps sans savoir ce qu'elle cachait. Cela faisait naître en lui la crainte sinueuse que ce soit déjà arrivé, que ça n'arrive encore. Et si un jour Eva disparaissait ? Oublierait-il comme il l'avait oublié pour la petite louve rouge ? Cette pensée était atroce, insupportable.

Lorsqu'elle pressa sa truffe contre la sienne, il se sentit parcourut d'une onde chaleureuse, comme s'il reprenait soudain un peu plus pied dans la réalité. Il resta accroché à son regard un long instant, la respiration laborieuse, les yeux toujours emplis de peur et d'une amertume à son propre égard qui mettrait sans nul doute un peu de temps à se dissiper. Il finit par laisser échapper un soupir et baisser la tête. Son museau frôla la surface de l'eau qui clapotait entre leurs pattes. Il savait qu'elle avait raison, qu'il ne devait pas resté accroché à ce qui s'était passé. Mais l'apprendre tant de temps après, et d'une défaillance de sa propre mémoire qui plus est, rendait les choses encore plus difficiles à accepter qu'elles ne l'avaient été lors de sa disparition. Il avait été peiné, très peiné, par son absence, mais le temps passant il avait... fait sans deuil, d'une certaine manière. La réminiscence n'en était que plus violente cette nuit-là.

"Comment ai-je pu oublier ça.." Murmura-t-il, autant pour lui que pour la louve bicolore à ses côtés.

Il redressa un peu la tête pour ajouter :

"J'ai si peur Eva. J'ai si peur d'avoir oublié d'autres choses aussi importantes."

Avec le temps, il avait appris à faire face à bien des difficultés et bien des ennemis. Leur continent était agité par de nombreux événements, et même au sein de la meute Nakhu il se passait bien des choses qui nécessitaient sa pleine attention. Mais il avait l'impression d'être revenu à l'état de louveteau, complètement démuni face à un ennemi qui s'était niché dans son propre esprit. Il soupira à nouveau, maîtrisant les tremblements de ses muscles trop sollicités et du froid qui remontait dans ses pattes maintenant qu'il quittait peu à peu le cauchemar pour revenir dans la vraie vie. Il finit par faire un pas de côté pour rompre la distance qui les séparait et blottir son museau dans le cou de la louve.

La voix était douce, l'idée surprenante. Ses yeux fichés dans ceux de la louve s'ouvrirent un peu plus, affichant un bref éclat de surprise, puis se plissèrent légèrement en l'ombre d'un sourire. Il était pris au dépourvu par cette proposition, touchante et incongrue. Un instant durant, il quitta la terreur dans laquelle il était plongé pour pleinement vivre cet étonnement qui chassa tout le reste. Lorsque revinrent l'horreur et la culpabilité, elles furent un peu plus ténues, pulsaient moins fort dans tout son corps au rythme de son coeur affolé. Un frisson le secoua lorsqu'elle passa son museau le long de sa mâchoire, mais ce n'était pas un frisson aux fragrances affriolantes. Simplement comme une nouvelle étreinte, une nouvelle ancre loin des tourments, une bouffée de chaleur dans un grand désert glacé. Il prit le temps d'inspirer profondément quelques grandes goulées d'air, sans se soucier d'avoir l'air un peu ridicule. Avec du recul, il aurait sans doute pu. Après tout, c'étaient les enfants qui avaient besoin de mots doux et rassurants les nuits de cauchemar, et lui avait quitté cet âge depuis longtemps.

"Quelle belle idée." Laissa-t-il échapper en un murmure grave.

Entre ses cheveux et à la faveur de la nuit, la lumière de son glowstick, plus forte que jamais, finit par refluer doucement. Elle pulsait encore, de temps à autres, trahissant l'instabilité dans laquelle se trouvaient les émotions du grand loup blanc. Il ferma les yeux, focalisa son attention sur le contact qu'il avait avec la douce silhouette d'Eva, sur la fraîcheur du vent dans leurs pelage, sur la glace de l'eau sous ses pattes. Il ne parvint pas à chasser la vision qui tournait en boucle devant ses rétines dès qu'il abaissait les paupières, et finit en désespoir de cause par les soulever à nouveau. La mer, illuminée par la froide lueur de la lune, apparut à nouveau à lui, bien plus paisible que le monde rouge.

"Je suis désolé de t'avoir réveillée." Lança-t-il finalement, comme pour soudain fuir à l'extérieur ce qu'il ne parvenait pas à éviter de l'intérieur.

Il sentit soudain l'envie irrépressible de se mouvoir, de quitter cette eau glacée qu'il sentait se refermer comme de la pierre autour de ses pattes douloureuses. Il secoua la tête et donna un coup langue sur la joue d'Eva, avant de lui proposer d'un signe de la tête de revenir vers la plage. Il était tiraillé entre la culpabilité de toutes parts, et notamment celle d'avoir probablement autant gâché sa nuit que l'était la sienne, et la joie qu'elle soit là, le désir qu'elle reste simplement à ses côtés, qu'elle continue à parler. Il avait l'impression qu'à tout instant, il pouvait retomber dans ce vide qui l'avait saisi. Il pouvait oublier. Ou il pouvait se rappeler. Et il ignorait lequel des deux était le pire, exactement.

Il aurait voulu parler, mettre des mots sur ce qui défilait devant ses yeux, mais il ne s'en sentait pas capable. Il ne voulait pas imposer à Eva la description de ces images si précisément horribles. Les griffes sur la terre. Le craquement, le cri muet. La disparition. Son expression se fit soudain terrifiée à nouveau alors que la lumière jaillissait de son cou, et il s'arrêta dans sa progression vers la plage pour tâcher de maîtriser sa respiration. Il posa les yeux sur Eva, s'accrocha à cette vision qui incarnait le bonheur à ses yeux. C'était là qu'il devait aller. Pas se laisser emporter lui-aussi.

Le contact franc du flanc de la louve contre le sien l'attira à nouveau dans la réalité, lança dans son esprit une vague d'apaisement. Ils marcha à ses côtés, sans s'appuyer sur elle car il ne le pouvait pas, mais c'éait tout comme. Quelques instants s'écoulèrent, silencieux, chargés d'un douceur qui petit à petit prenait le dessus sur l'horreur. Les soubresauts de lumière de son glowstick continuaient de trahir l'agitation à l'intérieur, mais il s'efforçait de se concentrer sur chaque pas. Sur chaque petit élément qui le raccrochait à ce monde qu'il aimait tant, et dans lequel il n'y avait pas tous ces cauchemars. Plus tard, il lui faudrait les domestiquer plutôt que de les repousser. Mais le choc avait été tel qu'il en était incapable à cet instant. Alors son esprit prêtait une attention démesurée à tut ce que ses sens captaient. L'eau qui devenait moins profonde sous leurs pattes, jusqu'à laisser place au sable humide de la plage. Les bruissements lointains de la plaine. Le souffle d'Eva qui résonnait dans la nuit, et faisait se soulever ses flancs contre son pelage. Le bruit régulier de ses pas. Celui, moins régulier, des siens. Les odeurs qui se mélangeaient, l'appelaient à la paix et au sourire.
Au fond, le monstre était toujours tapi. Les craquement pouvaient être ceux d'une griffe ou d'une aile. Les bruits mouillés ceux d'un corps ensanglanté. Mais il se faisait violence pour arracher son esprit meutri à ces visions d'horreur.

Il sentit la louve ralentir un instant avant que sa voix ne résonne, douce vibration, à ses oreilles. Son regard froid se détacha du vague dans lequel il s'était enfoncé, laissant à ses autres sens le contrôle de son corps, pour se poser sur elle, sur sa silhouette gracieuse sous le clair de lune, si proche. Une vague de gratitude l'envahit, contagieuse, premier véritable sentiment positif pulsant de son glowstick depuis le début de cette nuit-là. Il expira doucement et suivit sa patte des yeux. Elle désignait les étoiles, vaste toile complètement mystérieuse à ses yeux. Il s'engouffra dans cette porte de sortie, posa ses prunelles sur les milliers de points qui constellaient la voûte céleste. Il n'ignorait pas que certains groupes d'étoiles étaient nommés, car il l'avait déjà aperçu dans les livres. Mais sa curiosité ne l'avait pas encore amené à en connaître les noms et les subtilités, et encore moins leur utilité en navigation. Il savait simplement que cela s'appelaient des constellations. Il aimait ce mot, aux sonorités légères qui roulaient sur la langue, et qui désignait un groupe lié qui lui rappelait sa meute. Il était amusant de voir les Nakhus comme des étoiles rassemblées, chacune brillant de sa lumière, chacune liée aux autres.

"Je ne les connais pas." Souffla-t-il.
Raconte-moi.

Il répondit à sa seconde proposition d'un hochement de tête, sans quitter le ciel des yeux, laissant tout le reste en filigrane. L'instant de partager ce qui était venu hanter so esprit viendrait, mais il n'était pas envie que ce soit maintenant. Il était peut-être faible et lâche, à ne pas vouloir faire face immédiatement à ce cauchemar. Mais tant pis. Il savait qu'Eva ne le jugerait pas sur ce dont il avait l'air à cet instant, sur la manière dont il se comporterait. Il s'accrochait à la pensée qu'il l'aimait, qu'elle l'aimait, et que toute cette réalité dans laquelle elle s'était doucement imposée était bien plus attirante que l'horrifiant passé qui s'était rappelé à lui.

Il se laissa bercer par sa voix, par les mots qui dansaient sur son timbre doux, par les histoires qu'elle racontait. La curiosité qui était souvent présente dans son esprit effleura ses pensées, passant presque par dessus l'espèce d'état second dans lequel il se trouvait. Il ignorait s'il retiendrait quoi que ce soit de ce qui se disait cette nuit-là, mais les paroles étaient salvatrices, les contes l'entraînaient toujours plus loin des cauchemars, dans une univers presque onirique. Ses prunelles claires suivirent les gestes de la louve lorsqu'elle lui montrait les différentes constellations, et il se laissa porter par les différents récits, comme un enfant qui perd pied dans la réalité pour s'imaginer les héros de ce qu'on lui contait. Dans d'autres circonstances, il aurait été si heureux d'en apprendre d'avantage sur le peuple de la louve qu'il aimait tant, de savoir quels mythes et légendes avaient forgé sa civilisation, avaient guidé ses premières nuits, avaient imprimé leurs valeurs dans l'esprit de l'enfant qu'elle avait été. Il appréciait sans nul doute ces histoires à une valeur bien moindre de ce qu'il aurait dû... Mais elles n'étaient pas là pour l'informer, cette nuit-là. Pas exactement. Elles étaient un prétexte, une invitation au voyage, un bien plus joli voyage que ce vers quoi son esprit le tirait sans relâche.

Son souffle se fit petit à petit plus régulier, les battements de son coeur moins effrénés. Lorsque la voix se tut, il s'écoula un instant avant que ses yeux ne quittent la voûte céleste pour se plonger dans les prunelles dorées de la louve.

"Laquelle de toutes est ta préférée ?"

Quelle histoire, quelle constellation, quelle étoile, la question était large, imprécise, laissait toute liberté d'interprétation à la louve bicolore.
Laquelle est ton guide, dans tes pensées comme dans le ciel lorsque tu vogues si loin ?

Son contact chaleureux l'attira un peu plus vers la surface, vers la lumière, vers la fin de ce tunnel si sombre dans lequel son esprit s'était engagé. Ses pensées étaient encore agitées de soubresauts, mais moins violents. La tempête passait, et même si le ressac battait toujours, il se faisait de plus en plus doux, de moins en moins douloureux. Il visualisa la belle louve à la place de cet oiseau dont elle parlait, recouvrant le monde d'une cape de blanc et de gris, apposant sur lui le calme de l'hiver comme elle l'apportait à son esprit. Oui, c'était cela. L'image se fit persistante, et il ferma les yeux un instant, ne voyant plus qu'elle et la chape douce qu'elle déposait pour apaiser ses tourments. Lorsqu'il ouvrit à nouveau les yeux, on y voyait combien soudain, il avait repris pied dans la réalité. Il souffla doucement, le regard un peu moins hagard. Le silence s'étendit, doux, apaisant, bien différent de celui qui peuplait les solitudes. Car ce silence-là, ils le partageaient.

Puis elle parla à nouveau, de choses réelles. Il eut un instant avant de réaliser qu'en effet, le lendemain devait être un jour important. Tout cela lui paraissait si lointain comparé à la violence de ce qu'il avait vécu. Ses pensées virent surgir le visage délicat de Sobieski, qui l'accompagnerait lorsque l'aube pointerait, image chaleureuse elle aussi. Il finit par hocher la tête et emboiter le pas à la belle louve, si lourd, si pataud à côté de sa silhouete gracile et dansante au clair de lune. La dame de la nuit dessinait dans l'encre de son pelage des reflets argentés, dans la neige comme des éclats d'étoiles, des morceaux de ces étoiles qui peuplaient les histoires dont elle lui avait fait le conte. Il cala le rythme de ses pas sur les siens, resta un long moment silencieux.

Lorsque sa voix s'éleva, ce fut pour parler de l'histoire du lion et de la pluie d'étoiles qu'il faisait pleuvoir à travers le ciel. Peut-être parce qu'il se voyait dans ce personnage céleste, jetant des espoirs comme autant d'étoiles autour de lui. Certaines illuminaient la nuit, d'autres brûlaient. Elles créaient joie et souffrance, un peu au bon vouloir du destin. Il savait bien qu'il ne parlait pas aussi bien qu'Eva, mais ses murmures accompagnèrent leurs pas jusqu'à ce que se dessine devant eux l'entrée du Dédale et ses hautes statues. Avant qu'ils ne pénètrent à nouveau dans cette antre où ils reprendraient leur peau de tous les jours, où la réalité reviendrait chasser les moments oniriques, il s'arrêta, et posa sa tête massive sur celle de la louve. Le cauchemar s'était fait rêve, et il le fit durer un instant de plus.