Catch It — Violette

Catch It
Violette

Baignée dans la brume du petit matin, la vallée était calme. Il n'y avait bien que le gazouillis des oiseaux et le bruit de l'herbe qu'on arrache pour venir troubler la quiétude froide qui régnait sur les champs.
En leur centre, une harde de biches, accompagnées de jeunes.
Si quelques-unes dressèrent la tête avec appréhension lorsqu'un étrange sifflement retentit, quelque part à l'Est, elles reprirent rapidement leur repas au bout de quelques minutes passées à scruter les alentours. Un peu plus alertes, certes. Mais ça s'arrêtait là.
Si elles avaient daigné lever les yeux pour regarder au-dessus d'elles, elles auraient pu noter la présence d'un oiseau noir et rouge qui les survolait désormais. Arrivé quelques minutes après le signal qui les avait alertées, il avait ralenti la cadence à leur niveau, semblant les observer avec attention. Le cri qu'il émit se perdit parmi ceux de ses congénères, et durant quelques minutes, il ne se passa plus rien.

Et puis tout à coup, une ombre.
Il suffit d'un instant pour que la harde s'emballent et que tous se mettent à fuir. Au milieu de ce fracas de sabots qui s'abat sur le sol, le galop souple d'un loup, ses yeux jaunes scrutant avec attention les silhouettes élancées qui se détachaient dans le brouillard, tout autour de lui.
L'oiseau émit un nouveau cri, quelque part sur sa droite, et il partit dans sa direction, dispersant un peu plus les biches et leurs petits qui jetaient des coups d'oeil désormais affolés tout autour d'eux.
Il y avait là un daguet, visiblement blessé à l'une de ses pattes, qui peinait à maintenir la cadence derrière sa mère et sa toute jeune soeur. C'était celui que l'oiseau avait repéré, et c'était celui sur lequel le loup se rua, comblant la distance qui les séparait dans un dernier effort avant de lui bondir à la gorge. Emporté par le poids du prédateur, le petit cerf disparu au milieu des hautes herbes dans un cri. S'en suivirent quelques longues secondes d'agitation, puis de nouveau le silence.
La harde avait disparu.


La respiration saccadée, Joaquín finit par se redresser, après s'être assuré que l'animal était bien mort, et s'ébroua avant de lever les yeux vers l'oiseau qui descendait lentement pour venir se poser à côté de lui. C'était un peu une solution facile, et lui-même n'était pas spécialement fier d'en arriver là, mais fait était que cette complicité nouvellement découverte avec le jeune tangara avait pour lui quelque chose de fascinant. Il aurait pu chasser sans son aide. Ca aurait juste demandé plus de temps, de patience et d'efforts. Mais user des talents de son compagnon à plumes avait ce quelque chose d'excitant qui allait avec toute nouvelle expérience et sans trop savoir pourquoi, il avait le sentiment que cela plaisait aussi à ce dernier. Il essayait juste de ne pas recourir à son aide trop souvent. Il tentait de justifier ça comme un exercice pour s'entrainer tous les deux. Il ne l'avouerait jamais, mais en fait, ça l'amusait beaucoup.

— Bien hecho, souffla-t-il à l'oiseau avant de s'attarder à ouvrir le ventre du daguet pour aller en déloger les organes.

Comme à son habitude, il commença par extraire le foie de sa proie, et en détacha un petit morceau qu'il poussa sur le côté pour le volatile, qui s'empressa de s'en approcher pour commencer à le picorer.
Joaquín lui-même s'attela à son repas, plongeant ses crocs dans le reste, le sang ne tardant pas à ruisseler le long de sa gueule tandis qu'il avalait goulument sa pitance.

Ca faisait beaucoup de chemin pour bouffer un cerf, mais fait était que ceux qui vivaient sur les terres Nakhu étaient clairement plus dodus que les quelques intrépides qui se risquaient à revenir sur les anciennes terres Lazuli. Accessoirement, il était bon de laisser les populations se reconstituer avant d'aller taper dedans.
Et puis, il en avait assez de manger des coyotes. Il était bon de diversifier son alimentation.

Il n'eut guère le temps de profiter de son repas en toute quiétude : bientôt le silence qui pesait sur les champs se vit perturbé par une étrange mélodie — si on pouvait la définir comme telle. L'attention de Joaquín se focalisa raidement sur la source du bruit : de toute évidence, quelqu'un arrivait droit dans sa direction. Il lui était difficile d'utiliser son flair pour en apprendre beaucoup plus : en l'état actuel des choses, il avait la gueule couverte de sang, et quelques coups de langue rapides ne parvinrent guère qu'à lui offrir la marque olfactive de la meute Nakhu. Il choisit donc d'attendre, avalant le morceau de viande qu'il avait alors entre les pattes.
La brume laissa rapidement entrevoir une silhouette, qui s'affina pour laisser apparaître un jeune mâle. Ce dernier ne semblait pas l'avoir remarqué.
Tendre l'oreille n'aida guère Joaquín à comprendre ce qu'il pouvait marmonner : s'il était désormais capable de saisir la vaste majorité de ce que pouvaient lui dire les autres lorsqu'il conversait avec eux, décrypter des mots liés les uns les autres par ce qui ressemblait à une vague chanson s'avérait plus délicat. Il ne comprit donc pas ce que pouvait chantonner le jeune mâle, ce qui valait peut-être mieux.
Visiblement décidé à fixer le sol plutôt que ce qui pouvait se trouver juste devant lui, l'autre loup manqua de peu de le percuter, ne daignant relever le nez qu'au moment où il était sur le point de le percuter. Le corps de Joaquín se crispa immédiatement, comme à chaque fois que quelqu'un, qui plus est un inconnu, et un mâle en plus, empiétait dans son espace vital. Ou comme à chaque fois qu'il croisait quelqu'un, sans doute.

— Euuuh pffffffff ouah c'est pas c'que je voulais dire haha !

Les yeux du solitaire se plissèrent tandis qu'il jaugeait l'autre. On ne pouvait pas dire qu'il avait croisé tant de Nakhus que ça depuis son arrivée ici, mais de la vague expérience qu'il avait de cette meute, ce mâle semblait... dénoter. Son attention s'attarda un peu plus longtemps sur les piercings qui entravaient ses paupières que sur tout le reste, et il se demanda s'il venait initialement de quelque tribu aborigène friande de bodmod de l'extrême, ou si ce mec était juste... inconscient.
Quelque chose lui disait que des deux options, la seconde était certainement la plus proche de la vérité.
Dans tous les cas, il n'était pas particulièrement agressif — et en ça, rentrait dans le modèle Nakhu malgré tout –, aussi Joaquín, sans se départir de la tension qui bandait tous ses muscles, fit l'effort de ne pas se montrer lui-même ostensiblement hostile. Son poil resta en place au même titre que ses crocs demeurèrent dissimulés derrière ses babines.

— Et qu'est-ce que tu voulais dire ? demanda-t-il en haussant un sourcil interrogateur.

A ses côtés, l'oiseau fixait également l'autre loup avec curiosité, probablement prêt à s'envoler au moindre geste brusque.

Face au malaise grandissant du jeune mâle, Joaquín demeurait, de manière hautement prévisible, totalement impassible.

Il fallait dire que l'énergumène semblait bien loin du standard Nakhu, tel qu'il se l'était imaginé. Il était certes un peu rapide de s'imaginer un standard pour une meute dont il n'avait jamais croisé que deux membres auparavant, mais au vu du credo du clan pacifiste, il s'était permis de se faire une petite idée, alimentant un paysage mental jusque là assez austère, et ne contribuant d'ailleurs en rien à lui conférer un petit grain de folie.
Grain de folie qui semblait prendre forme en la personne de ce type, planté là face à lui, avec sa crinière folle, ses paupières percées, et ses oreilles qui devenaient probablement écarlates à la suite d'une boutade involontaire dont Joaquín, s'il ne l'avait pas saisie, devinait qu'elle ne devait guère être... flatteuse.
Fut une époque, pas si lointaine, où il aurait sans le moindre doute réagi de manière agressive, qu'importent les justifications de l'autre et ses tentatives pas forcément discrètes de changer de sujet et d'esquiver le conflit. C'était ce que n'importe qui aurait fait, chez lui. Aurait dû faire. On ne s'y laissait pas insulter, d'une manière ou d'une autre. Et on ne ratait jamais une opportunité de faire parler ses muscles. De montrer qui était le plus alpha des deux. Ce genre de conneries machistes auxquelles il s'était lui-même adonné quand bien même il les trouvait bien rétrogrades. Mais c'était bien le seul moyen de communiquer, là-bas. Et c'était la seule chose qu'il avait jamais su faire, au final.
Aujourd'hui, c'était un peu différent. Une forme de lassitude avait pris le pas sur tout le reste. Et s'il ne ratait jamais une opportunité de se battre, histoire d'apporter un peu de fougue à un quotidien bien monotone, il n'allait pas monter au front face à quelqu'un qui n'en avait pas la moindre envie. Ou qui ne le méritait tout simplement pas.
C'était moins de l'altruisme que l'absolue certitude que la bataille n'en vaudrait pas la peine, et serait dépourvue de la moindre saveur.
Ici, pas la moindre opportunité.

Il alla attraper un nouveau morceau de viande sur la carcasse fraîchement abattue en écoutant l'autre, n'ayant pas spécialement envie de savoir de quoi sa chanson parlait, et releva les yeux vers lui lorsqu'il l'interrogea sur ses origines.

— Loin au Sud.

Réponse évasive qu'il jugeait néanmoins suffisante — inutile d'en dire plus, et de toute manière personne ne connaissait l'existence de son coin de désert, donc à quoi bon gaspiller sa salive –, et qu'il oublia bien vite pour reprendre la parole, sa curiosité attisée :

— Tu ne ressembles pas aux autres Nakhus.

En d'autres termes : mais qu'est-ce que tu fous là, mec ?