Ce matin qui nous appartient ✡ Anita

Sous l’aile qui dissimulait son visage, le soleil qui perçait à travers le puits de lumière et frappait la membrane chauffait doucement le bout de son museau.
C’était peut-être cela qui l’avait réveillée, alors que l’aube au-dehors finissait calmement d’étendre ses ailes. Les rayons du jour ne traversaient l’unique meurtrière de la salle qu’à partir d’une certaine heure – de toute manière, la couleur orangée qu’avait pris les lieux n’aurait su tromper personne.

Elle l’avait entendu se lever, lui, faire quelques pas sur le sol de pierre. Il avait été présent quand elle s’était assoupie, il était là à son réveil – était-il resté toute la nuit aussi ? Elle qui d’habitude sommeillait de manière morcelée et ouvrait souvent les yeux sur la nuit avait cette fois-ci dormi d’une traite, suite logique de l’épuisement particulièrement intense qui avait marqué la veille.
De son corps marqué il s’était occupé également, prenant à cœur son rôle de médecin après avoir été vaillant combattant venu porter secours contre l’oiseau ancien.
Et là… Était-ce en tant que panseur ou ami, qu’il se trouvait encore présent là où un autre de son rang aurait pu le remplacer pour veiller sur elle ? Après tout, elle ne courrait plus aucun danger, et ses blessures avaient été superficielles.

Alors peut-être était-ce un peu des deux.

Ses oreilles se redressèrent quand sa voix perça le silence et doucement elle souleva l’aile –qu’il était étrange qu’elles soient toujours là !-, révélant les yeux améthystes qui doucement papillonnèrent pour s’ajuster à la nouvelle luminosité.

— Bien-sûr. Vous avez fait un bon travail, Maître Panseur.
 
Et le sourire prit place, reprenant son habituelle place sur son visage, bien qu’à cette heure-ci il soit encore un peu timide – comme s’il était trop tôt pour qu’il n’ait vraiment eu le temps de fleurir et de s’épanouir.
D’un frémissement qui parcourut en entier son long corps Anita s’étira au mieux, membres et queue et ailes débordant alors de la confortable place de fourrure, de tissus et de plumes qu’elle occupait. Elle grimaça d’un bref soubresaut des babines quand sa peau sollicita les plaies encore sensibles et que ses muscles refroidis tirèrent sur la patte abimée – mais déjà les soins faisaient leur effet et elle se sentait bien plus d’attaque qu’en s’endormant la veille.

Quelques secondes se coulèrent dans le silence, puis ses yeux allèrent trouver le rubis des siens.

— Et toi ? Tu as dormi, au moins ? Et quelqu’un s’est occupé de tes blessures ?

Curieux ses iris descendirent le long de son corps, le parcourant avec une certaine attention à la recherche de quelconque lacérations. Elle l’avait bien vu aux prises avec le gigantesque prédateur, après tout. Et tout comme elle il avait dégringolé du ciel pour venir épouser le sol de la Moere.
Lui aussi devait bien porter quelques marques de ce combat.

Une réponse étrange qui la fit presque rire au sujet du sommeil et de la nuit ; et puis le loup gris se contorsionna sur lui-même à sa remarque, cherchant à voir ses propres flancs sous le regard curieux de l’adolescente. Avait-il besoin de vérifier pour répondre à sa question ? N’avait-il pas souvenir de qui avait pansé ses plaies - lui-même ou un autre ?
La réflexion fit naître une nuance amusée à son sourire qui n’avait pas quitté ses babines. Mais là encore elle ne dit rien, se contentant de l’observer dans son obsession soudaine à s’auto-analyser, sa longue queue ondulant lentement sur le sol.
Puis il répondit finalement. Et nomma cette forme de lui-même qu’elle avait vu pour la première fois, la veille, se débattre dans le ciel avec le grand prédateur.

Le nom entra dans ses oreilles, y serpenta le long des tympans, s’installa dans son cerveau.

Quetzalcoatl.

Un nom puissant pour un don puissant.

Des petites billes roulèrent sous son museau dans un bruit qui lui fit dresser les oreilles. Dez les avait poussées vers elle et elle inclina la tête, une question prête à s’échapper de la langue, mais elle n’eut pas le temps de se questionner plus longtemps qu’il répondait déjà de lui-même.
Soulager sa douleur... C’était déjà fait, en grande partie. La seule douleur qui persistait vraiment et demeurerait un moment encore provenait de son membre luxé, lui qui prendrait bien plus de temps à se refaire que la peau n’en avait besoin pour se ressouder. Les coupures qui parfois encore étaient un peu lancinantes s’estomperaient rapidement, et la douleur était plus que supportable.
Elle fut tentée de refuser, préférant qu’il garde ces ressources probablement précieuses pour d’autres urgences et d’autres cas.

Pourtant... Elle avait appris rapidement à ne pas contredire les panseurs, Anita. Si elle se savait capable de tenir tête à bien des loups pourtant de rangs différents du sien sur une variété de sujets, il y en avait un auquel elle s’était confrontée assez tôt dans la vie, surtout en faisant les quatre-cent coups avec sa fratrie.
Ils avaient fait de nombreux tours chez les guérisseurs, pour des bobos plus ou moins graves. Et certains étaient si érudits, lui apprenant des faits que d’elle-même elle n’aurait pas soupçonné...

Alors, docilement, elle approcha le museau des petites billes, les reniflant hâtivement -mais ne parvenant pas à en retirer la moindre information cohérente tant l’ensemble avait juste une odeur de « plantes » sans davantage de distinction- puis les attrapant de sa langue.
Elles croquèrent sous la dent, libérant une poudre aux saveurs gustatives discutables, mais aux propriétés médicinales probablement recherchées et efficaces.


— J’aurais pu faire sans, mais merci. Garde les suivantes pour les autres.

Elle n’avait quand même pas pu s’empêcher de faire une petite remarque, juste au cas-où.

Mais c’est à son tour une remarque qu’il lâcha, à voix basse. Le regarde dans le vide. Comme si la phrase s’était d’elle-même échappée sans réel consentement du loup gris.
Le sourire d’Anita peu à peu se dissipa à mesure que son visage prenait les airs d’une réflexion, et d’une pointe de soucis également.
Car la phrase anodine avait éveillé une étincelle dans son esprit.

Beaucoup de monstres...

Pour elle, pas tellement. Elle n’en avait vu que deux. Le spectre à la chasse aux rats, avec lui. Puis à nouveau hier seulement - avec lui aussi.
Les autres monstres... Elle avait surtout entendu les rumeurs. Mais il y avait bien au moins un monstre qui n’avait pas été une créature fantastique à la description surnaturelle.
Il y en avait un qui s’était réveillé, au sein même de leur clan. Qui les avait côtoyés si proches.

Un énième monstre qu’il avait du affronter, Dez, et qui lui rappela en un éclair foudroyant la dernière fois qu’ils s’étaient réellement adressés la parole avant qu’il ne vienne à son secours dans les marais.
Et elle se souvenait encore si bien. De son regard éteint alors qu’une étincelle avait mis tant de temps à s’y installer. Du mouvement de recul alors que dans les marais, c’était flanc contre flanc qu’ils avaient dessiné toute la journée. De ses mots qui pouvaient tout et rien signifier à la fois.

Je ne suis pas fait pour ça.

Et enfin de la sensation indescriptible qui avait serré sa poitrine.

Les nuages s’accumulèrent dans son esprit, tourbillonnant dans un ciel couvert formé de ses souvenirs au lendemain de la disparition d’Alexandrine, de Shinkaku, de sa phrase. De lui.

Son regard se troubla un peu, le museau s’inclina vers ses pattes dans un instant de réflexion. La dernière fois, ce n’était pas le moment. Mais maintenant, à l’aube d’un jour nouveau...
Elle ne pouvait simplement pas fermer les yeux et laisser l’eau couler.
Regard et visage se relevèrent à l’unisson vers le mâle et c’est d’une voix basse, presque un murmure, qu’elle lui répondit sur un ton égal au sien en ancrant l’améthyste au rubis, venant troubler le silence qui encore une fois s’était installé à la manière de la poussière qui inéluctablement tombait dans la lumière.
Tourbillonnant toujours vers le bas.
Ne remontant que si l’on venait perturber sa tranquillité.

— Que t’ont-ils faits, les monstres ?

Est-ce de leur faute ? Est-ce que ce sont eux qui t’ont volé ton sourire à toi ?
Pour les monstres qui colonisaient les cauchemars, un parent était toujours présent au réveil pour sécher les larmes et apaiser les peurs.
Dez n’avait eu lui que Pepper, qui n’avait souhaité accepter un enfant et n’aurait su accorder son temps qu’à un soldat.

Oh, Dez... Lequel de tous les monstres s’évertue à souffler la vie hors de ton corps ?

Enfant du chaos.
Des mots qu’elle avait entendus à plusieurs reprises pour le décrire. Des mots auxquels elle repensa quand après la surprise son visage se ferma à nouveau, ses oreilles tombèrent, et une réponse il commença à formuler -tout bas, là encore, pour que les mots ne se mettent à tourner que dans le secret de la cave baignée de lumière dorée mais ne s’en échappent pas.

Beaucoup de choses, hein ?
Pour le premier point elle ne sut pas vraiment s’il parlait d’une de ses propres mères, ou de quelque chose d’autre. Ou peut-être bien de tout cela à la fois.

Ensuite il y eut les peurs, dont elle eut l’aperçu d’un fragment lorsque face à Kiro il les avoua. Elles semblaient avoir disparu, maintenant, pour ce loup qui désormais se jetait de nouveau dans la bataille si besoin il y avait.
Mais les peurs marquaient les esprits et ne s’oubliaient pas.

L’éloignement fit s’abaisser ses oreilles, qui tombèrent un peu sous la peine qu’elle ressentit pour lui. C’était là de Shinkaku qu’il parlait, pensait-elle, car cela concordait avec ses précédentes impressions et de l’autre monstre —celui qui distordait la réalité— elle n’avait jamais eu connaissance.
Mais une fois encore se rejouait dans son esprit le recul qu’il avait eu à son approche, son regard fuyant et morne et la pointe de douleur qu’en retour il avait provoqué chez elle - ainsi que l’incompréhension face à celui qu’elle avait vu aller mieux en grandissant, s’améliorer vis à vis des autres.
Au moins comprenait-elle mieux pourquoi, maintenant.
Ça n’en était pas moins triste.

Puis la prédation... A cela son regard se déroba quelque peu, avec cette manière qu’avaient les yeux d’aller se cacher dans un recoin quand une réflexion prenait place dans l’esprit. Elle n’était pas sure de savoir à quoi il songeait, de quoi il parlait.
Avait-il fait du mal à quelqu’un à cause de tout cela ? A cause de ses peurs, de ses doutes ?
A quelqu’un de la meute ?

Elle avait du mal à y croire.

Enfin mentionna-t-il les blessures plus directes, celles qui marquaient physiquement autant que mentalement. Lui-même, le mentor, l’ami, elle. Elle qui ?...
A sa pause elle dressa les oreilles, remontant ses yeux vers les siens dans l’attente de la conclusion qu’il semblait chercher.
La curiosité s’alluma dans ses prunelles et sa respiration arrêta un instant de s’échapper d’entre ses crocs, se bloquant dans sa gorge, de peur qu’un simple souffle ne puisse l’effrayer et le couper avant la fin de sa phrase.
Puis elle vint.

Importante.

Un instant de silence.
Puis deux, avant que les oreilles qui ne s’étaient pointées sur lui ne retombent tout à coup, s’affaissant en même temps qu’un long soupir quittait sa poitrine.

— Je ne suis pas plus importante que toi, Dez.

Pourquoi pensait-il cela ?
Cela ne pouvait pas être parce qu’elle était fille d’Alpha, n’est-ce pas ? Lui aussi l’était. Même si lui n’était pas désiré et réputé être d’un sang bâtard, possible descendant d’un des pires fléau des Etelkrus. Aux yeux des autres pourtant il était avant tout fils de Pepper, et outre cela - il était méritant, respecté.

Alors était-ce quelque chose qu’on lui avait dit ?

Pepper avait-elle à ce point assassiné l’âme qui l’animait au point qu’il ne se considère pas comme l’un des leurs, comme un individu à part entière, mais comme une simple machine remplaçable et à disposition des autres ? Comme une enveloppe de chair, de muscles et d’os mais vide de tout esprit, de tout caractère ?
L’idée l’emplit d’une tristesse amère dans laquelle perça une pointe de colère. Elle aimait tellement sa tante et la savait capable d’affection - à leur égard, eux les neveux et nièces spirituels, à l’égard de MamAnette et de certains autres.

Mais elle avait tué son enfant, presqu’aussi sûrement qu’en refermant ses crocs autour de son cou lors de sa naissance.

Oh, Dez. Tu aurais du être confié à nos mères qui déjà attendaient des enfants et en avaient recueilli un autre.
Elles étaient pleines d’amour et elles auraient eu de la place pour un autre.

Tu aurais du être notre frère.

Elle ferma les yeux un instant, voilant les iris améthystes.
Une aile noire se déplia dans un bruissement, voile au milieu de l’océan. Havre qui s’ouvrit à ses côtés, là, sur le lit de fourrure.

— Viens.

Une invitation, un peu par peur que tout cela étant dit il ne lui vienne l’idée de s’évader avec son visage fermé.
Avant qu’elle n’ajoute quelque chose au dernier moment - en réalisant, en comprenant peu à peu qui il était et le mécanisme dans lequel il était emprisonné.
Sans choix, sans liberté.

— ... Ce n’est pas un ordre. Tu ne dois venir que si tu en as envie, tout comme tu dois faire ce que te disent les autres seulement si tu le veux.

Même les ordres de tes supérieurs et de ta hiérarchie.
Car si tu obéis à quelque chose qui te déplaît, si tu vends tes principes pour le compte de quelqu’un d’autre, tu seras peut-être encore vivant mais c’est ton âme qui sera morte.

Mais cela elle ne l’ajouta pas, se contentant de le penser tout en gardant grande ouverte l’aile nouvelle.

Pouvait-il encore le comprendre ?

Elle n’avait pas besoin de la voir pour l’entendre, son hésitation. Dans son pas morcelé fait d’interruption, de silence et de mouvements inachevés elle pouvait lire qu’il était déboussolé, peu habitué à répondre à telle demande. Une suggestion pour laquelle il devait lui-même initier la suite au lieu de se la laisser dicter.
Alors elle ne bougea pas, ne frémit même pas. Immobile elle demeura pour lui laisser tout le temps dont il aurait besoin. Le matin à peine s’affirmait - ils n’étaient pas pressés, n’est-ce pas ? Pour des heures durant rien d’autre à faire que d’attendre.

Une oreille se dressa un peu plus haut quand sa voix grave perça à nouveau le silence, simple mot lui aussi interrompu, coupé du reste.

Elle pouvait presque entendre les rouages tourner à toute vitesse dans sa tête et s’en serait presque sentie désolée de devoir ainsi le brusquer hors de sa routine si rassurante, de provoquer en l’esprit placide un raz de marée.
C’était pourtant nécessaire.

Puis il compléta sa phrase, sur laquelle ses yeux violets se rouvrirent sur le monde en même temps que fleurissait un nouveau sourire sur ses babines. Maladroitement il alla se caler sur l’espace vide dans lequel il aurait toute place de s’étendre.
Cette caverne isolée était bien assez grande pour plusieurs corps, chacun malades et blessés à leur propre façon.
Quand son corps se fut glissé et appuyé contre le sien, qu’il lui parut là confortablement installé, l’aile alors se referma lentement par-dessus le pelage blanc et gris pour le couvrir. Sa tête se reposa sur ses antérieurs étendus, pas si loin de la sienne qu’elle veillait d’un oeil attentif.
Elle ne pouvait pas être parfaitement sûre qu’il avait bien là accompli ce qu’elle lui avait proposé, qu’il était venu en identifiant ses envies et pas en accédant simplement à sa demande - était-il parfaitement à son aise ? Saurait-il désormais partir sans avoir besoin de son autorisation lorsqu’il le voudrait ?

Elle l’espérait.

Un soupir de contentement s’échappa de son nez. Dans la chaleur et le silence que leurs deux corps rassemblés produisaient désormais elle se sentait les paupières un peu plus lourdes - le matin venait peut-être de faire briller ses lumières sur le monde mais la veille avait été éprouvante et la nuit morcelée pour certains.
Qui les blâmerait de voler encore quelques moments de sommeil ?

Il y avait tout de même toujours un point sur lequel elle voulait insister avant de se laisser glisser dans les limbes.
D’une voix douce et déjà rendue un peu pâteuse par la fatigue qui la prenait et la tirait vers l’inconscience elle osa déranger une dernière fois le silence.

— Pour Anette, Tawana, Narcy, Axie, Holly, Atsuko et tant d’autres... Tu es important, Dez. Pour moi aussi, tu es important.

Elle énuméra, comme un mantra. En même temps que d’une légère impulsion l’aile se referma encore un peu plus fort contre lui pour le masquer des rayons agressifs du soleil.

Et alors, seulement une fois que cela fut dit - elle avait déjà entendu dire que tout ce que l’on entendait avant de se laisser glisser dans le sommeil s’inscrivait en nous plus profondément encore que tout le reste- elle s’autorisa à clore pour de bon ses yeux clairs.

Un jour, il le comprendrait.