Demain t'appartient · Anita

Depuis que la Lune était partie, Anita pourchassait le Soleil.

La réalisation soudaine et violente que les deux astres fonctionnaient en tandem, tant dans l’univers que dans le ciel de sa vie, s’était imposée à elle dès le lendemain.

Un lendemain brumeux, qu’elle avait passé abattue de fatigue, vidée de son énergie et isolée des autres. Elle ne l’avait pas anticipé.
Dans les pensées floues et angoissantes qui se formaient parfois avant l’évènement, ces longues semaines où elle savait que la marche du temps ne faisait que rapprocher ce moment sans pour autant savoir quand il frapperait, quelques tableaux s’étaient formés. Ils se résumaient à des silhouettes sans visages agglomérées, mais l’unité y brillait. Ces silhouettes, c’était sa famille, peut-être des amis aussi - ceux qu’elle aimait, ceux qui restaient.
Elle s’était imaginée surmonter cette épreuve entourée d’eux tous, à en chercher le contact comme elle l’avait toujours fait.
Mais personne ne pouvait prévoir ces choses-là, finalement, tout comme avoir vu la vague arriver ne l’avait pas épargnée de se laisser submerger.

Elle lui manquait déjà terriblement.

Et cette sensation pressante et obsédante que son autre mère ne tarderait pas à prendre sa suite vers cet horizon inatteignable ne la quittait pas.
Et il n’y avait qu’une seule chose à faire à cet égard.

Alors cet autre matin, un de plus depuis la disparition de l’astre lunaire, elle s’était envolée du Castel vers les côtes.
Quelle que fut cette voix qui lui soufflait que c’était à cet endroit où l’aube et le crépuscule étaient à l’honneur qu’elle la trouverait, elle y croyait.
Sous ses yeux s’étendait la mer infinie, et en contrebas sur la plage se dressait la haute silhouette de celle qui était toute aussi immuable que ce roc fièrement dressé plus loin.
Son coeur se serra de constater le vide à ses côtés, de se rappeler que les larges ailes violacées ne viendraient plus les envelopper ni l’une ni l’autre.

Mais elle avait assez pleuré pour sa mère chauve-souris, il lui fallait accueillir le plein de la mère guerrière, embrasser la présence au lieu de dessiner l’absence.
Aussitôt ses longues pattes eurent touché le sable qu’elle combla cette distance de quelques bonds graciles, et trouva à se loger contre le large poitrail. Toujours aussi chaud, toujours aussi rassurant.

La gorge nouée malgré elle, elle ne put rien dire - juste laisser son coeur battre follement contre le sien pour les entendre mener en échos la mélodie de la vie.

Vite, vite, battre à l’unisson, battre plus fort, battre toujours plus.
Grappiller un battement, puis un de plus et encore un.

Pour combien de temps ?
Combien de temps encore, avant que l’étreinte du lendemain soit la finale, avant qu’il n’y ait rien d’autre que le silence pour répondre à son coeur à elle ?

L’étreinte fut rompue quelques secondes, Anita dut se faire violence pour ne pas se laisser plonger vers l’avant afin de repêcher ce corps qui se détachait du sien.
Au lieu de cela elle observa le geste, ce tissu sombre qu’elle n’avait pas remarqué et dont sa mère se saisit. L’instant d’après elle l’enveloppa dans la douceur du vêtement, toute entière, elle si frêle quand son grand-père et sa mère avaient été si imposants.
Pour qu’elle n’ait jamais froid.
Ses yeux s’embrumèrent un peu plus et se relevèrent sur le visage de sa mère, plaintifs. Mais déjà celle-ci l’avait ramenée contre elle, contre son poitrail.

— Mais...

Sa gorge serrée étrangla le son de sa voix à la fin de ce premier mot, lui-même étouffé dans l’encolure épaisse.
Mais j’ai déjà une cape. J’ai déjà ce qu’il me faut pour ne pas avoir froid, c’est Dez qui me l’a fait, et c’est toi qui avait la cape de Piclou, j’ai déjà quelque chose de Piclou, tu ne peux pas t’en séparer de ce qu’il te reste de lui !
Elle savait très bien ce que ça voulait dire, même si son esprit luttait contre. Les larmes picotaient à la bordure de ses paupières et elle ne les autorisait pas à sortir. Parce que sinon, cela voulait dire… Que c’était pour de bon. Que c’était définitif.
Ce n’est pas une cape que je veux pour m’accompagner. C’est toi, c’est vous, encore et toujours.
Elle savait bien que c’était impossible.
Elle le savait de la même manière que tout le monde le savait.

Personne n’était immortel à part les Dieux, chaque enfant était condamné à voir son parent mourir.

Alors pourquoi était-ce si dur à accepter quand venait le moment ?

La lionne qu’était sa mère tentait de les préparer. Il le fallait pour que les choses ne soient pas si abruptes. Pour que dans trois jours, dans une semaine, dans un mois – peu importe sous quel soleil serait finalement venu le moment, ils ne se brisent pas.
Alors pelotonnée contre son torse, Anita serra malgré tout cette cape du bout des doigts, recevait ces gestes d’affections et gravait la sensation de chacun d’entre eux dans son cœur et sa mémoire.
Une patte releva son visage, ses iris se noyèrent dans l’océan d’obsidienne pour y absorber tout ce qu’elle émanait.
La présentation.
Un fin sourire parvint à se frayer un chemin sur son visage tiré. Elle en usait déjà, peut-être dans une copie inconsciente de ce monument qu’elle avait eu le privilège d’avoir pour mère. D’une pièce de théâtre qu’elle jouait face à des inconnus pour être insaisissable, du corps qu’elle maintenant toujours droit et dynamique pour s’affirmer, elle aimait se jouer de qui elle était contre ce que l’on attendait d’elle dans cette double image qui l’amusait ; tantôt digne enfant de la noblesse qui étincelait, tantôt démone des marais qui se vautrait sans complexe dans la vase.

Elle le ferait davantage encore.
Pour obéir à ce conseil, pour honorer Anette.

Il y eut quelques mots pour sa nouvelle place dans la meute, pour ce chemin nouveau qui était flou et qu’elle avait accepté de partir explorer.
Elle acquiesça d’un geste lent, rassurée autant qu’elle était déstabilisée.

— Je ne sais pas, si j’y arriverai.

A les guider. A apporter cette lumière qui mènera vers des horizons plus beaux.
A personne n’avait-elle exprimé ces doutes aussi clairement, cette angoisse qui parfois la saisissait en affrontant un jour nouveau face à cette meute qu’elle aimait et qu’elle voulait voir grandir vers ce qui lui paraissait être mieux. Tout en sachant que tous n’étaient pas réceptifs, qu’il lui faudrait lutter pour faire de ses idées un nouveau lendemain – et peut-être poser les armes si cette voie n’était destinée qu’à être la sienne, et pas celle de tout un clan.

Mais elle n’abandonnerait pas si facilement.
Cela elle lui promettait. Et de ne pas se trahir, de garder les yeux tournés vers la lumière.

La mention de ses préparations arracha un gloussement difficile. Elle lui apporterait bien plus que cela – des fleurs, des gemmes, des dessins, des souvenirs de partout où elle irait.

Je t’aimerai toujours.
A cela elle n’y tint plus, l’enfant-louve. Ses lèvres se déformèrent et elle laissa s’évader les larmes qui avaient attendu leur heure et maintenant débordaient en cascade, elle transféra tout son poids contre l’épaule solide de sa mère, et pleura.
C’étaient des pleurs silencieux seulement brisés des occasionnels hoquets trop violents qui lui arrachaient un glapissement, des pleurs longs et douloureux, des pleurs qui canalisaient sa peine et la soulageait.
Peut-être qu’en pleurant assez, le moment final ferait moins mal ?

— Moi aussi, toute ma vie et au-delà encore.

Car je sais maintenant qu’il y a un au-delà qui se partage, un au-delà où l’on se retrouvera.
Les sanglots finirent par diminuer en rythme mais son museau ne quittait pas le cou de celle qui fut Alpha.

— Je viendrai ici te voir tous les jours, je te promets.

Parce qu’elle ne saurait être dérobée de ce temps compté, elle ne saurait laisser partir sa mère sans avoir mémorisé chaque pli de son visage.
Jusqu’au dernier jour qu’il nous sera donné de partager, jusqu’à la fin.

Ce furent des souvenirs que sa mère lui offrit ensuite.
Des morceaux d'elle-même, des morceaux d'eux - des morceaux bâtis ensemble. Sa patte a essuyé bien des larmes - aujourd'hui comme si souvent dans toute cette vie - mais elles ne refluèrent pas tout à fait.
Au moins furent-elles plus discrètes quand elle se laissa captiver par ses mots du passé plutôt que par l'angoisse du lendemain.
Son visage ne manqua pas de se laisser gagner par un nouveau sourire, un peu tordu un peu brouillon, mais toujours rayonnant et sincère.

Des discrets rires fleurirent dans sa gueule aux anecdotes, un amour sans fin s'épanouit de ses racines solides quand elle confessa encore et toujours son amour.
Lui vint le bref éclat qu'elle aimerait à son tour perpétuer ce cercle et donner autant d'amour que ce qu'elle avait eu le privilège de recevoir.
Un jour, ce serait à son propre flanc que s’éveilleraient des boudins replets aux yeux trop grands.
Anita se dressa un peu, entoura de ses deux longs antérieurs les épaules massives de sa mère.

Elle la voulait plus proche encore, elle ne voulait jamais la lâcher.

— Il ne pouvait y avoir mieux que vous.

Pas meilleures mères, pas meilleure famille, pas meilleure Alpha et meilleure Prêtresse.
Pas besoin d'élaborer, Anette saurait.
Que de tous les regrets qu'elle pouvait peut-être avoir quelque part, que de toutes les peines qui l'avaient sans doute marquée un jour...

D'avoir été le Soleil de tant de monde elle ne pourrait que se vanter.

À la confession de ce qui avait éveillé chez sa mère la certitude de son chemin futur elle baissa un peu le museau, le sourire plus discret et le regard plus distant.
Elle s'en souvenait, oui.
Et elle était touchée, aussi, si elle ne l'était pas déjà assez de ce moment entier, que de tout ce qui la constituait ce fut cette facette de sa personne qui avait trouvé grâce aux yeux de sa mère et peut-être aussi de sa tante.
Pas sa dévotion pour Kiro et le clan, pas la rigueur de ses implications et la vitesse avec laquelle elle avait fait en sorte de devenir apte à affronter physiquement le monde, non. Sa compréhension.
Le rejet d'une haine normée et systématique.

Ce qu'elle voulait apporter, dans sa suite, pour tous les autres.

Alors elle voulut bien la croire et laisser un peu de côté ses doutes.
Elle voulait bien chasser les craintes et lui dire, lui clamer ! qu'elle pouvait réussir.
Pas besoin de le faire néanmoins, dans ses pattes qui l'embrassèrent un peu plus fort elle aurait la syntaxe la plus pure de son attachement et de ses promesses.

Ne pas oublier les vivants, elle le ferait. C'était à leurs côtés, après tout, qu'elle verrait de nouveaux matins se lever, d'autres nuits étoilées s'illuminer.
Et penser à eux, à elles... Bien au-delà d'une demande, ce serait une habitude. Jamais elle ne cesserait de se remémorer avec affect - et juste ce qu'il fallait de tristesse - des moments partagés ensemble.De l'honneur d'avoir fait partie de cette vie à leurs côtés.

Elle renifla et se blottit un peu plus fort contre l'encolure de sa mère, comme tant de fois elle l'avait fait.
Elle voudrait que pour toujours dure ce moment.

— Je te parlerai quand même, à toi et à MaSheina aussi. Et pour vous, j'irai bien. Il n'y a pas d'autre choix, dans la lumière que vous avez apporté.

Parce que je sais que vous ne détournerez jamais les yeux.
Et qu'à jamais ils seraient leurs joyaux.