Les Monstres ✡ Noé

Il était tranquille, Noé.
Venant tout juste de commencer le créneau horaire de la couleuvre, il glissait sur le sol froid, à la recherche d'un abri ou, mieux, d'un camarade qui le laisserait profiter de sa chaleur corporelle. Dans ces moments là, il en devenait presque tactile. Plus par nécessité, il était bien inconfortable de laisser se refroidir ce corps écailleux que par réelle envie.
Peut-être aurait-il trouvé Eva ou Bibi, si cette ombre ne s'était pas dessinée au dessus de lui. Si, plus que ça, il ne s'était pas retrouvé saisi par un... Prédateur ? La petite couleuvre siffla de terreur. Son heure était-elle venue ? Il avait toujours fait attention, pourtant et... On ne le mangeait pas. On le foutait dans un sac, parmi des plantes qu'il connaissait bien.
Dans quel but ?

Après l'avoir enlevé, on le ballotta. Lui, toujours enfermé dans cette prison de peau, ne pu rien voir d'autre que le noir. Jusqu'à ce qu'on, ou plutôt il le relâche dans la bibliothèque, ce jeune panseur Etekrus. Noé plongea dans les souvenirs qu'il conservait de ce rapide passage dans la meute, retrouvant, parmi eux, le prénom du mâle gris. Et quel prénom, ça lui revenait, maintenant, évidence, tant il avait trouvé ça moche. Tant il avait été surpris d'apprendre qu'une mère, qu'une Alpha, qui plus était, pouvait nommer son enfant ainsi.
Désastre. Petit gars, pas si petit, toujours si éteint, si mécanique, dans ses gestes et dans ses habitudes.
Aujourd'hui, il semblait moins morne, peut-être. Tant mieux.

Noé voulut le remercier, pour l'avoir mis au chaud. Mais puisqu'il ne pouvait discuter qu'avec ses congénères, ce ne fut qu'un petit sifflement qui se fit entendre.
Il le regarda, fouiller dans les étagères, se demandant bien, quand bien même cela ne le regardait pas, ce qu'il allait bien pouvoir lire, Désastre. Peut-être quelque chose sur la médecine, puisqu'elle était au cœur du rang qu'il occupait chez les Etelkrus.

Et puisque Désastre n'avait, visiblement, pas l'intention de lui faire de mal, Noé s'approcha doucement de lui, du livre, curieux. C'était peut-être déplacé... Mais qui reprocherait cela à une petite couleuvre ? Ce n'était pas comme si il était un loup, à regarder par dessus l'épaule de son congénère. Non, là, il était tout petit et se glissait aux côtés du mâle gris, penchant sa tête au dessus des lignes noires sur le papier blanc.
Un livre sur le cœur. Ou, plutôt, un livre sur les traitements à administrer à un cœur qui n'allait pas bien.

Oh.

Il sourit, Noé, en réponse à la queue qui remue de Désastre et à cette expression, bien que discrète, de joie sur son visage. Si seulement une couleuvre pouvait sourire, il laissait le loup gris en juger.
Puis son congénère prit la parole, s'exprima longuement sur le sujet traité. Lorsqu'il dit ne pas être si bon panseur que cela, Noé secoua doucement sa petite tête. Non, ça n'avait rien à voir. L'on pouvait être un bon panseur, excellent, même, avec un grand savoir... Il y avait des maux face auxquels l'on était impuissant. Le coeur était un organe si fragile, si complexe. Comment le soigner, sans connaître la cause exacte de ses battements chaotiques... Et même lorsqu'elle était connue, cette cause, comment faire ? Ils vivaient dans un monde ou, jamais, il ne serait anodin d'ouvrir un loup, d'opérer, de greffer. Ils n'avaient, hélas, pas la technologie nécessaire.

Lorsqu'il fut fait mention d'une possible génétique, puisque le jeune Désastre parlait là de sa propre mère, la petite couleuvre vint presser sa tête contre le torse du mâle gris, écoutant avec attention les battements de son palpitant, renonçant, puisqu'il se trouvait troublé par le son des paroles qui continuaient de s'écouler de la gueule de ce loup qui, jamais, n'avait eu tant à dire, visiblement.
Tant pis. Il verrait ça plus tard, peut-être.

...
Attendez.
Ne venait-il pas, là, d'apprendre un grave soucis de santé concernant l'Alpha Etelkrus ? Ce genre d'information n'était-elle pas censée être secrète ? En tout cas, il en était certain, lui, celui qui avait quitté le clan, désormais Nakhu... Ne devait probablement pas savoir ces choses là. Pourtant, il devait désormais conserver ce secret, si important, jamais n'en parler à qui que ce soit. Même aux amis.

Il observa Désastre. Désastre qui parlait, encore, ayant remarqué la longue cicatrice sur son corps.
Pouvait-il lui dire, ou plutôt, lui montrer, qu'il s'agissait là de l'oeuvre sinistre du monstre qui l'avait attrapé, hors de la ruée. Le laisser comprendre que c'était lui, la première victime de ce combat, peut-être rompre cet instant et...
Non.
Il semblait heureux, Désastre, de le voir petite couleuvre. Il ne lui enlèverai pas cela, ne prendrait pas le risque de le faire.

Noé vint se loger entre les pattes avant du mâle gris.

Une caresse sur sa tête, une question qui aurait pu le faire frémir, si il ne s'était pas contenu, Noé.
Si il savait, Désastre, Daisy, puisque tel était le nom qu'il s'était choisi lors du cours d'accupressure, ce qu'il tenait là entre ses pattes. Il n'était, en rien, un cadeau d'un Dieu, mais un être maudit de Kiro et en quête de sa repentance. Par ce qu'il avait merdé, trop de fois, beaucoup trop douté. Il était, peut-être, un raté auquel l'on ne pouvait, pourtant, retirer une qualité.
La bienveillance.

C'était ce qu'il souhaitait offrir au jeune panseur, aujourd'hui, cette bienveillance ainsi qu'une oreille attentive qui garderait pour elle les informations données, par besoin, sûrement, d'être extériorisées. C'était un fardeau si lourd à porter, pour un loup qui n'était pas encore totalement adulte. Pire que cela, c'était un fardeau qu'il semblait porter depuis bien longtemps, depuis son plus jeune âge, peut-être.
Le désamour d'une mère.

D'autres se seraient sûrement offusqué de cette révélation. On se serait alors dit "Quelle est donc cette mère qui fait tant souffrir son enfant, qui rejette la culpabilité sur ses épaules ?"
Lui... Lui ne pouvait pas faire cela. Il avait été panseur itinérant durant de longues années, avant de revenir sur Punk Wolf. Et, durant ce voyage, Noé s'était instruit, avec pu faire face à des situations bien différentes. Bien sûr, il avait aidé à la venue au monde de louveteaux. Certains, follement désirés par leurs parents, ou de leur mère seule. D'autres... Arrivés là par accident, ou par d'autres circonstances qui faisaient se dresser les poils de la nuque, lorsque l'on les apprenait.
Dans les yeux des mères, il avait vu l'amour...
Dans les yeux des mères, il avait aussi vu tout le rejet, toute l'horreur que leur inspirait ces enfants nouveaux nés qui n'étaient, pourtant, pas responsables.

L'amour ne pourrait naître, tant que Pepper continuerait de voir l'ennemie en Daisy.
Il ne suffirait pas que quelqu'un lui dise "Aime le, fait un effort", pour espérer voir les choses changer de façon positive. Elle aussi... Devait avoir besoin d'aide, d'un accompagnement, peut-être. Sûrement. Par ce que, jamais, l'on était préparé à avoir un enfant avec quelqu'un que l'on détestait et que les sentiments ne se choisissaient pas.
En aidant Pepper, l'on aiderait Daisy.

Il réfléchit, ses yeux aux larges pupilles mi-clos.
Que pouvait-il faire, en tant que petite couleuvre ? Et même en loup, il était traître, il était, Nakhu. Il fallait encore que la mère accepte l'aide... Peut-être de quelqu'un de confiance ? En parlait-elle, déjà, autour d'elle ? A ses proches, en tout cas.
C'était frustrant. Il avait une idée de la marche à suivre mais ne savait comment faire le premier pas.

A la question posée, à ce regard presque implorant que Daisy pouvait poser sur lui, Noé hocha doucement la tête. C'était peut-être mentir, que de répondre à l'affirmatif. Par ce que sa volonté d'aider ne faisait toujours pas de lui un être missionné par une Divinité. Mais pour l'aider, il était prêt, sans hésiter, à rester couleuvre un peu plus longtemps, tous les jours.

Rapidement, il glissa vers un petit bureau, en laissa tomber un feutre, prit une grande feuille entre ses crochets pour la traîner sur le sol, juste devant le loup gris.
Son corps s'enroula autour du feutre dont il fit sauter le capuchon, se tortillant pour écrire quelques mots.

Tu n'es pas responsable.
Ce n'est pas toi, qu'elle n'aime pas. Ce sont les circonstances de ta naissance.

Les choses se seraient sûrement passées différemment, si il était né autrement, cet enfant. Si il avait été désiré, alors... Il aurait pu naître identique à ce qu'il était aujourd'hui et être aimé.
Tout comme Pepper aurait pu, à sa place, donner naissance au plus brillant, au plus parfait de tous les enfants et ne pas parvenir à le reconnaître.

Vous êtes tous les deux des victimes.
Tu n'es pas le problème. Tu as le droit de faire des erreurs. Tout le monde fait des erreurs. Tu as le droit de lui dire non. Ça ne fera pas de toi un mauvais fils.

Il leva, vers lui, des yeux ronds.

Tu es très sage.
Le compliment, bien que touchant, aurait pu le faire rire, ou au moins sourire, si il avait été loup. Par ce qu’il ne se considérait pas comme sage, Noé, pas après avoir heurté Kiro, pas après avoir été aussi inconstant. Il n’était qu’un être qui ne savait pas se battre, connaissait les plantes et aimait s’enfermer, durant des heures, dans cette grande bibliothèque en quête d’un savoir qu’il garderait pour lui même, faute de beaucoup échanger avec ses semblables, ou d’aventures qu’il n’osait pas vivre.
Ce ne seraient pas quelques mots posés sur une feuille froissée, qui changeraient quelque chose à cela, qui feraient de lui quelqu’un de sage. Pour l’être, ou au moins un peu plus, il lui fallait évoluer, encore, trouver rédemption auprès du Dieu Jaune, faire bien d’autres choses, encore.

Il n’était pas sage. Il voulait seulement l’aider, Daisy.
Par ce que ça le rendait heureux, de pouvoir aider. Par ce qu’il était quand même empathique et ne pouvais donc rester insensible à la douleur d’autrui. C’était pour cela qu’il soignait les loups, quel que soit leur clan, quelle que soit leur histoire, quels que soient leurs mœurs.

A la requête, il hocha la tête sans hésitation. Oui, il viendrait avec lui, lorsqu’il irait à sa mère. Cependant… Noé savait aussi qu’il devrait prendre ses dispositions, qu’il ne pourrait pas venir en tant que loup et se poser, tranquillement, entre l’Alpha Etelkru et son fils, en tant que soutien. Alors, il reprit son feutre et se tortilla de nouveau pour écrire de nouveaux mots.

Je viendrai te voir une heure, tous les jours.
Tu me diras, quand tu voudras y aller et nous irons.

Il saurait où trouver Daisy, lorsque il serait couleuvre. C’était plus simple, comme ça.