A ceux qui restent l Yurai & Libre

C'était la seule chose qu'elle pouvait faire. Quelle frustration ! Qu'être ainsi bloquée, retenue. Empêchée. Être ainsi poignets et pattes liées et être obligée de rester à l'arrière alors que d'autres se chargeaient de régler ses problèmes... Mais ainsi était parfois faite la vie. Eva s'était donc rendue au temple de la déesse violette, pour faire la seule action à sa portée.

Prier.

Elle entra d'un pas léger dans l'église où, depuis trop longtemps elle n'était pas venue. Non pas que sa foi vacille, au contraire. Mais parce que les instants de calme se faisaient moins courants, parce qu'il y avait toujours tant à faire au campement au nord. Parce que la vie demandait, parfois, beaucoup trop d'attention. Alors elle n'avait conservé avec Yurai que son glowstick de lien.

Peut-être l'avait-elle perdue, d'ailleurs. Elle n'en savait rien. La timeline est parfois si délicate à manipuler.

Mais quelle que soit sa condition, ça n'était pas pour elle qu'elle venait prier aujourd'hui. Ou un petit peu pour elle, des petits bouts d'elle qui s'éparpillaient sur toutes les terres. Des petits bouts d'elle, qui s'évanouissaient sur le territoire. Au nord. Au sud. Un peu trop au nord.

Les pattes de la louve-pie la menèrent devant l'autel, la fontaine. Cette dernière, de pierre sombre sur laquelle s'écoulait le liquide violet, gloire à la silhouette sage et reine de la déesse corneille... Eva s'inclina respectueusement, goutant le calme et la profondeur du lieu. Mille couleurs jaillissaient des vitraux pour moucheter le sol de soleils de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, baignant de ce fait aussi les anciens oracles qui ici étaient maintenus pour toujours vivants. A l'écoute, de ceux qui restaient.

Déesse Yurai...

Elle sourit.

Elle n'avait rien, aujourd'hui, à offrir. Elle pourrait bien lui adresser quelques notes, mais l'avait déjà fait par le passé, et son coeur était trop lourd pour qu'elle s'y résolve. Elle déposa le sac de cuir qui barrait ses omoplates sur le sol avec un petit bruit métallique.

Elle effleura du bout de sa patte les murets qui entouraient la fontaine et entre lesquels clapotait le liquide améthyste. Eva n'avait que ses mots pour prier.

Puisses-tu apporter soutien à cette expédition qui se monte pour le grand nord. Puisses-tu veiller sur eux qui prennent aussi pour nous...

Pour moi.

Des risques.

Elle laisse son regard trainer sur les bancs en rangs d'oignons alignés. Ce lieu respire le calme et la douceur, ce dont elle a bien besoin. Elle inspire à fond.

Puisses-tu apporter à Ruine la paix qu'elle a bien du mal à trouver. Puisses-tu apporter à Momon ce courage qu'il pense parfois lui faire défaut mais qui emprunt son coeur. Puisses-tu apporter à Cendres la ténacité de traverser les épreuves qui lui font face.

Elle sourit délicatement avant de passer une patte sur son ventre plein.

Puisses-tu apporter à ces vies un éclat de lumière en ces temps sombres.

Elle relève la tête vers la statue qui la surplombe.

Puisses tu apporter à Ajani tout ce dont il a besoin pour s'acquitter de sa tâche.

Elle ne mentionne pas son frère, celui pour qui elle était venue à l'origine. Elle ne mentionne pas son frère, pour qui son âme est déjà en peine, emplie de craintes, qui elle sait sont propices à se réaliser. Elle ne mentionne par son frère, qu'elle espère encore secrètement parti retrouver ses parents, à des centaines de kilomètres de là. En un lieu où il n'aura ni dinosaures ni monstres à combattre.

... Puisses tu apporter à tous mes amis, tous les Nakhus, toutes les âmes sur qui tu veilles et sur qui tu ne veilles pas repos et sagesse, car ils le méritent.

Ceux cités, et ceux qui ne le sont pas. Sobieski. Kerguelen. Nocera. Lewis. Octavia. Noé. Raison. Tawana. Jhun.

Ceux qui restent.


Ceux qui sont partis.

Elle s'allonge, le long de la fontaine. Le corps, contre les pierres froides. Fatiguée, mais pugnace.

Elle entendit la porte de bois grincer et tourna la tête pour apercevoir Kerguelen qui entrait discrètement. Elle la suivit des yeux en l'observant tendrement pendant que cette dernière s'arrêtait devant les statues, notamment devant celle de son père. Pauvre enfant, elle l'avait perdu bien jeune. La pie ne brusqua pas son amie, lui laissa tout le temps d'arriver jusqu'à elle et même de la saluer, ce à quoi elle répondit alors :

Il est vrai ! Mais c'est sentir le vent de la liberté que de pouvoir choisir de s'asseoir où l'on veut, fut-ce un coin de pierre.

Elle rit sur sa maigre justification, avant que son sourire ne s'élargisse encore.

Oui !

Elle passa une patte sur son ventre qui se tendait doucement, l'observant d'un regard tendre et aimant. Elle releva le museau vers la louve grise.

J'espère que leur cousine Kerguelen leur apprendra à aimer la vie comme elle le fait ! On les sent déjà gigoter, viens !

D'un signe de tête elle invita son ancienne apprentie à s'approcher.

Lorsque Kerguelen évoqua le mentorat, Eva élargit son sourire.

C'est possible, je l'espère en tout cas. Au moins, je serais sûre qu'il sont entre de bonnes pattes avec toi !

La louve grise était si... Curieuse et hésitante à la fois qu'Eva ne put s'empêcher d'avoir un petit rire. Kerguelen ne semblait pas avoir cet instinct maternel que partageaient certains depuis leur plus jeune âge... Et Eva ne pouvait l'en blâmer, elle-même n'enfantant que tardivement et ayant élevé ses premiers enfants dans des conditions assez particulières. Et puis, Kerguelen avait grandi comme fille unique, entourée de figures plus âgées et dans des conditions qui appelaient à la prise de responsabilité plutôt qu'à quoi que ce soit d'autre.

A la question elle hocha doucement la tête.

En effet, surtout maintenant qu'ils sont un peu grand... Et ça ne va pas aller en s'arrangeant ! Ca n'est pas tous les jours très drôle, mais ça vaut le coup. Je pense qu'ils le peuvent, oui ! Et même s'ils ne se souviendront pas de nos conversations en détail, ils se souviendront un peu du son de ta voix si tu leur parle !

Eva hocha doucement la tête à la proposition de la louve grise :

Pour l'instant, ça va. Peut-être plus tard, lorsque j'aurai plus de mal à me déplacer ! Merci à toi.

Elle lui donna un petit coup de museau sur la tête. L'attitude de la petite louve la faisait rire, cette façon qu'elle avait de parler directement aux petites boules de poils aussi. Non pas que ce fut absurde, elle faisait souvent de même, de façon plus ou moins consciente. Mais aux dernières paroles adressées par Kerguelen, elle se figea un peu. Son sourire s'amenuisa légèrement, et elle baissa une oreille.

Il serait bien malvenu de ma part de tenter de t'en empêcher. Mais fais attention à toi, Kerguelen.

La peur, de perdre quelqu'un de cher. Un instant fugace cette peur lui tord le ventre. Elle repense à Evan, dont elle ne sait la localisation. Mais elle pense aussi à ces petites vies qu'elle porte, et elle sait qu'elle n'est plus en mesure d'aller dans le nord. Qu'elle n'est plus en mesure d'y aller, et que quelqu'un doit le faire - parce que rien n'est fini. Pas encore.

Un sourire perça ses babines.

Je suis peut-être une future mère, mais je reste celle que je suis.

Sa condition ne changeait rien à son mordant ni à sa détermination. Mais elle devait se rendre à l'évidence, elle devait lasser à d'autres, au moins momentanément, quelques travaux. L'armure assombrit son regard. Kerguelen, porter une armure. Voilà quelque chose qu'elle aurait préféré ne jamais voir. Les temps qu'ils vivaient étaient décidément bien sombres. Mais elle avait bien travaillé, le résultat était très concluant. Elle sourit.

Lestat ? Je l'ai déjà vu, mais je le connais peu. Je suis contente que tu n'y ailles pas seule, toutefois. Vous êtes d'ailleurs sûrs de ne vouloir y aller qu'à deux ? Vous serez plus mobile, mais je serais plus rassurée de vous savoir accompagnés.

Eva contempla le dessin de Kerguelen et lui offrit un sourire.

C'est le cas. Nous sommes tous fiers de toi, Kerguelen. Et tes parents le seraient aussi. Tu as le coeur pur et vaillant.

Elle fronça les sourcils.

Mais faites attention. Tous ne reconnaissent pas ces valeurs. Tu as bien fait de te préparer. Te voilà armée et protégée !

Sourire, de nouveau.

Eva hocha la tête aux paroles de la louve claire, souriant délicatement. La différence n'était pas quelque chose qui se chassait d'un simple mouvement de patte comme on chasse un problème mineur. C'était quelque chose d'inscrit dans l'histoire, inscrit dans les paroles que l'on entend tous les jours, inscrit dans les actions que l'on mène au quotidien. C'était tout un endoctrinement à déconstruire et à remplacer, à biaiser jour après jour de délicates attentions. Elle passa une patte sur les épaules de Kerguelen.

Le partage demande du temps, construire demande du temps. Beaucoup plus que pour détruire. Un simple acte déplacé, et tout est à recommencer depuis le début... Mais je suis sûre que nous parviendrons à créer quelque chose de pérenne. Grace aux personnes comme toi.

Elle sourit et se redressa, s'étira.

Tu ne peux m'empêcher de m'en faire un petit peu ! Mais je te promets que cette chape ne me recouvrira pas entièrement.

Eva lui donna un petit coup de museau et l'invita à quitter l'Eglise avec elle, pour se diriger vers le campement. Rentrer à la maison.