Poussin sous l'oeil des Corneilles | Libre

Le calme régnait, en cette fin de matinée, dans le temple de Yurai. Au vu du tempérament pieu des Nakhus, il y avait sûrement entre les colonnes ou autour de la statue de la déesse, cachés dans le jeu d'ombres et de lumières qui s'y déroulait, quelque silhouette de loup venu prier. Mais les grands yeux d'Hedwige étaient trop occupés à découvrir l'endroit pour y prêter réellement attention. La petite silhouette toute en rondeur et en pelage cotonneux avait fait le chemin si long pour de si courtes pattes du Dédale jusqu'à l'Eglise. On les y avait déjà emmenés, avec ses frères et soeurs, sous la surveillance de Papa. Mais jamais elle n'y était revenue seule. Ce jour-là, elle n'avait pas eu très envie de partager les jeux et les explorations des autres, alors elle avait réussi à s'éclipser sans faire trop de bruit. Elle avait depuis quelques temps le coeur un peu gros, parce qu'elle avait suffisamment grandi pour commencer à noter les différences qui existaient entre elle et le reste de sa fratrie. Et même le reste de sa famille. Voire le reste de sa meute.

Elle n'avait pas de cheveux, et puis elle n'était pas... Elle n'était pas comme les autres. Papa et Maman étaient si grands, et ses frères et soeurs commençaient eux aussi à prendre une silhouette qui n'était plus celle d'un louveteau. Elle grandissait un peu, mais restait tassée sur ses pattes, avec ses petites ailes si lourdes et son pelage trop grand. Et puis elle n'avait pas de cheveux. Elle s'était souvent roulée dans les longue mèches de Papa toute petite, et avait joué avec la crête de plumes de Maman. Sur la tête de Miru, de Chez et de Kerria s'étaient mises à pousser les petites mèches qui indiquaient qu'ils auraient eux aussi bientôt leur crinière. Comme Momon, Ruine et Cendre. Mais elle... ça n'était jamais arrivé. Son crâne était resté avec le même pelage que sur le reste de sa tête, amusant un peu les autres enfants, lui crevant le coeur à mesure que le temps passait.

Elle avait l'impression d'être la seule un peu triste et un peu lourdaude dans le groupe, et son enthousiasme n'était plus vraiment au rendez-vous. Sans oser entrer, elle se laissa tomber assise avec un petit bruit feutré à l'entrée de l'Eglise, son regard glissant vers le sol, les oreilles tombantes et les babines dessinant une moue sur son visage rond.

• 4 ans •
F A E I

La petite sorcière sortie de la Bibliothèque, son carnet de note plein de nouvelles pages griffonnées et de feuilles volantes ajoutées. Ses prunelles sanguines s'arrêtèrent sur le ciel clair d'une matinée d'hiver. Elle avait donc fait plus que le tour d'un cadran dans l'immense temple du savoir. Cette idée la fit sourire, et lui en donna une autre. A propos de temple. Il lui semblait que l'Eglise de la Corneille n'était pas si loin que ça de l'île Nakhu, et elle avait bon nombre de questions concernant la porte fermée au fond d'une certaine grotte de Morne-Oeil qui restaient sans réponses... Il n'en fallu pas plus pour décider la louve à retourner dans le bâtiment, chercher une carte du continent et mémoriser le trajet pour se rendre dans la maison de la Déesse pourpre. Depuis qu'elle avait décidé de ne plus se mettre en retrait au profit des autres, Ann avait gagné en impulsivité et en confiance. Devenir Maitre des Rituels avait sans doute été également un tremplin. Dans tous les cas, aujourd'hui, elle irait voir, pour la première fois, un de ces Dieux du continent, et peut-être qu’elle croiserait en chemin le fameux Ajani dont son vieux père avait si souvent parler.

La femelle noire traversa rapidement le bras de mer, nageant tête haute pour préserver son sac tenu en gueule hors de l'eau, puis elle prit un pas rapidement et louvoya à travers la montagne pour rejoindre son objectif. Elle y parvint en fin de matinée sans avoir croisé trop d'âmes qui vivent. De toute façon, elle ne fit cas des quelques regards curieux sur son passage et se contenta de sourire, narquoise, à tous ces quidam fragiles de disciples de la Déesse connue pour sa Sagesse et sa Tempérance. Finalement l'austère temple se dressa sous son regard attentif et Ann s'arrêta pour observer un moment l'atmosphère émanant de l'endroit. C'était si calme, si... pieux. Elle souffla des narines, tout de même atteinte par la sérénité ambiante et s'avança enfin jusqu'à l’Église. Devant les grosses portes de bois, un oiseau géant attendait. Oh. Non. C'était encore un de ces loups Aviaires comme Evan et... Eva, la -har-pie. Celui là, toutefois, semblait miniature en comparaison de ceux déjà rencontrés. Un enfant sans doute. Ils se reproduisait donc aussi, ces conquérants de la terre comme du ciel.

Intriguée par l'attitude abattue du jeune Aviaire -et un peu touchée, il fallait dire que depuis qu'elle avait donné la vie-mort à un bébé, elle se trouvait plus sensible vis à vis des lardons-, elle s'approcha doucement, tête basse et penchée. La petite sorcière questionna :

« Qu'est-ce qui rend si triste un digne enfant des lointaines légendes ? »

Elle s'assit ensuite, la petite louve pirate, dans un fin sourire, pour ne pas se montrer aussi effrayante qu'à son accoutumée et n'être que curieuse étrangère au lieu de roublarde damnée.

Perdue dans la brume sans consistance qu'étaient ses tristes pensées, Hedwige n'entendit pas arriver celle qui lui adressa la parole. Elle sursauta, ses redressa sur ses petites pattes, et ses yeux immenses s'écarquillèrent de peur et d'étonnement. Elle eut pendant un instant l'allure d'un croisement étrange entre un poussin et un loup, croisement qui aurait donné une créature visiblement facile à effrayer. Elle recula d'un pas, se retrouva dos à l'encadrement de pierre de la porte, et se retrouve assise maladroitement le dos collé à la pierre. Ses grandes prunelles dorées scrutèrent la nouvelle venue. Plus grande qu'elle - mais ce n'était pas très compliqué - elle avait un pelage noir et des cheveux clairs. De son corps émanait une odeur un peu âcre que la petite louve ne connaissait pas et qui lui donnait envie à la fois de froncer le museau et de se lécher la truffe. C'était un sentiment extrêmement étrange de nouveauté.

"Qui... êtes-vous ?" Souffla-t-elle d'une voix un peu tremblante, les petites plumes de son cou hérissées de peur.

L'autre lui sourit, mais ce ne fut pas suffisant pour la rassurer complètement. Elle déglutit avec difficulté. Elle était assez peu sortie du Dédale depuis sa petite enfance, jamais seule, et jamais elle ne s'était aventurée au-delà des terres Nakhus. Elle connaissait l'odeur des Etelkrus car ils étaient nombreux à passer sur leurs terres, cependant celles des autres meutes lui était inconnue. Peut-être cette inconnue faisait-elle partie d'un autre groupe ? Elle ne sentait pas l'Etelkru, ni le Nakhu, et de toute façon elle ne l'avait jamais croisée nulle part.

Pourtant elle se trouvait là, sur le parvis du temple de Yurai. Et ce détail-là était intriguant.

• 4 ans •
F A E I

La Raeder haussa un sourcil à la réaction de surprise et d'effroi du louveteau a plumes maintenant le dos collé aux lourdes portes de bois du batiment. Faisait-elle si peur la damnée même lorsqu'elle n'accentuait pas son jeu du trait piratesque ? Ann se laissa un instant contempler les grands yeux ambré de l'enfant tout en penchant la tête sur le côté. Ses longues boucles blondes tombèrent en cascade sur son épaule dans une tintamarre de breloques de perles et d'os s'entrechoquant.

« Une sorcière des îles, petite mouette. »

Elle n'allait pas non plus tout dévoilé hein. Gamine ou pas, Ann restait une fière louve des mers et distiller les informations selon comment ça les arrangeaient était un passe-temps bien connu des forbans.

« Tu allais rendre visite à la Corneille ? J'aurais besoin d'un guide. »

Ce n'était absolument pas nécessaire, mais soudain l'idée d'être accompagnée dans le temple d'une déesse du continent qui abhorrait les Raeders lui sembla être judicieuse. Yurai, selon les dires et histoires entendues, n'était pas déesse à laisser sa colère divine exploser en présence d'une fragile et candide morveuse n'est-ce pas ? Non pas que la Maitresse des Rituels n'eut la crainte d'être réduite en cendre immédiatement après avoir grimper le parvis de l'Eglise, mais bon, elle avait beau n'avoir de respect pour ces dieux continentaux qui ne s'intéressaient qu'aux mortels leur prêtant foi, ils n'en restaient pas moins des entités puissantes et destructrices. Comme l'Océan qui pouvait être à la fois nourricier et violent. La noiraude haussa les épaules, alors qu'une seconde idée lui passait par le crâne :

« Oh je voulais aussi rendre visite à un cousin de mon père. Tu connais Ajani ? »

Normalement il était facile de tirer des informations à des marmots, surtout quand ils avaient l'air aussi innocents et effrayés ! Alors qui ne tentait rien...

Même si elle ignorait ce qu'il signifiait, le mot "sorcière" jeta un frisson à Hedwige. Elle ne détacha pas son regard de la louve sombre, alors que celle-ci se penchait vers elle en faisant cliqueter ce qu'il y avait dans ses cheveux. Elle ne savait pas ce que voulait dire "mouette" non plus. Est-ce que c'était gentil ou méchant ? Avant qu'elle n'aie pu déterminer exactement la réponse à cette question, l'inconnue - la sorcière, mais elle n'aimait pas trop ce mot-là - lui adressa à nouveau la parole. Ses minuscules oreilles, perdues dans l'épais coton de son cou, frémirent de surprise. Elle ne savait pas trop quoi répondre, parce qu'elle ne savait pas elle-même ce qu'elle aurait prévu de faire si quelqu'un n'avait pas croisé son chemin. Elle finit par répondre d'un petit piaulement :

"Vous... Vous voulez demander quelque-chose à Yurai ?"

Elle évitait un peu la question, et mettait en mots une partie sa curiosité à voir arriver sur les marches du temple Nakhu une louve qui n'en avait pas l'odeur. Elle savait que tous les loups avaient le droit de venir sur leurs terres, mais peu d'étrangers allaient jusqu'à s'adresser à la Corneille. L'Eglise était emplie des odeurs Nakhus et Etelkrus, rarement de celles d'autres origines.

Puis la Sorcière parla à nouveau... et là les petites oreilles se redressèrent légèrement. Cette question-là, elle savait y répondre, et sans attendre elle répondit :

"C'est mon Papa."

Sa posture devint un peu plus assurée - moins aurait été compliquée - à ces mots, parce qu'elle avait compris que son père avait... quelque-chose de plus que les autres loups, aux yeux de beaucoup. C'était sans doute le fait que tout le monde l'appelle "Oracle" qui faisait cela, ou alors parce qu'il était grand. La pensée qu'elle ne serait peut-être jamais grande comme lui manqua de lui faire à nouveau monter les larmes aux yeux, mais elle les raval et se contenta de rester silencieuse, la gorge serrée, ses immenses prunelles fixées sur la sorcière.

• 4 ans •
F A E I

Elle était plutôt mignonne cette petite timide. Elle lui faisait l'effet d'un oisillon de cormoran à peine sorti de sa coquille. En plus joli quand même. Elle, elle avait déjà de belles plumes et un pelage tacheté tout doux. Ann relâcha ses épaules, et se baissa à demi pour que son museau se retrouve à la hauteur de l'enfant. Ce n'était pas difficile, elle n'était pas très grande.

« J'aimerais lui demander de l'aide. Mais je reviendrais un autre jour pour ça. Je ne voulais pas te déranger. »

La sorcière colla sur son visage un air faussement désolé qui dura le temps que la réponse à sa seconde question ne vienne caresser ses tympans.

« Oh. »

Elle avait face à elle la fille d'Ajani donc. Fort bien. Une sinueuse pensée vint assombrir les idées de la louve noire : elle avait désormais connaissance d'une corde sensible, d'un point de pression sur l'Oracle des Nakhus et savait donc pouvoir faire pression, au besoin, pour obtenir ce qu'elle voulait de lui. Elle chassa tout de même rapidement tout ça en quelques battements de cils, si user de magie régulièrement tendait à la rendre moins scrupuleuse, elle était bien loin de vouloir toucher aux enfants. Ils restaient encore parmi les intouchables et elle ne comptait pas changer d'avis là dessus. Pourtant, l'idée resterait là, dans le coin réprimé de son esprit. Au cas où.

« Je ne pensais pas qu'il pourrait fabriquer si belle enfant ! »

Un petit compliment pour renforcer la confiance et insidieusement remercier la louvette de son aveu utile. Cela laissait à supposer que sa mère était une Aviaire pour qu'elle possède ce genre d'attributs permettant de voler. Une louve de l'espèce d'Eva la harPie probablement. Océan, qu'elle esperait que cette louve aigrie, et bien loin en réalité de l'image qu’elle avait eu d’elle lorsqu’elle était elle-même jeune louvette sur l'Atoll tropical, ne soit la génitrice des enfants de son grand-cousin. Cela compliquerait forcément les choses. Elle soupira et décida de ne pas poser la question, bien que la curiosité la rongea, elle préférait encore ne pas savoir plutôt que ses doutes soient validés. En même temps, Eva avait dit un jour être d'ailleurs, il ne devait donc pas y avoir beaucoup de possibilités, sauf si tous les siens l'avaient suivi chez ce peuple de faux pacifistes.

« Il est gentil avec toi ton papa ? »

Allez, noyons le poisson.

Lorsque la louve se pencha pour se mettre à la sa hauteur, son souffle vint faire frémir le coton de son col. Il avait cette même doeur un peu âcre - et soudain il lui revint un souvenir de cette odeur : Papa la portait parfois lorsqu'il revenait de ses expéditions. Son poil était moins doux et avait un écho de ce parfum. Rendait-il visite à cette louve ? Les paroles de la sorcière - décidément, ce mot lui jetait des frissons dans le dos, comme le son d'un crissement - furent un peu moins intimidante. Elle lui dit qu'elle ne voulait pas la déranger... Ce que personne ne lui avait jamais dit. Personne ne s'embarrassait de savoir s'il dérageait ou non une petite boule de poils comme elle. Sans trop savoir pourquoi, c'était agréable à entendre.

Elle la complimenta ensuite, et Hedwige baissa les yeux un instant, intimidée. Bien-sûr, ses parents lui disaient qu'elle était belle, mais rarement d'autres loups. Jamais d'autres loups. C'était un peu biarre, mais cette louve noire était finalement plutôt gentille malgré son allure un peu intimidante et sa drôle d'odeur. Le museau rentré dans le pelage de son cou, les yeux baissé, la louvette souffla un petit "Merci" timide, à peine articulé. Puis les soucoupes dorées de ses yeux se relevèrent vers son interlocutrice lorsqu'elle lui posa une nouvelle question.

"Oui. Et Maman aussi. Tout e monde... est gentil." Répondit-elle après un instant, sans trop savoir ce qu'était supposé signifier cette question.

Puis, après une courte hésitation.

"... Et vous, votre Papa il est gentil ?"

Elle avait tout de même bien enregistré que c'était le cousin de Papa. Elle l'imaginait donc... exactement comme lui. D'ailleurs c'était étrange, car cette louve ne lui ressemblait vraiment pas.

• 4 ans •
F A E I

Elle était mignonne cette gamine, tellement embarrassée par quelques mots gentils. Elle devait cruellement manqué de confiance en elle. C'était un sentiment encore inconnu pour la sorcière, elle n'avait jamais eu l'occasion de douter de ses capacités ou de sa foi en l'Océan. Jamais à un point tel qu'elle serait touchée par des compliments à ce point. Pauvre enfant, comment se faisait-il alors, qu'elle ne soit heureuse et épanoui si son père et sa mère étaient gentils ? N'étaient-ils pas aimants ? Tendres ? Ann souffla des naseaux, ne s'attendant pas à recevoir sa propre question en réciproque. Son sourire se fit nostalgique.

« Il était souvent grincheux, mais toujours doux. »

Elle pouffa à un souvenir lui revenant en mémoire. Le vieux Creek avait été un loup bougon, râleur, mais tellement attachant. Et il avait tout donné en élevant seul -et avec ses frères- ses quatre enfants. Puis en élevant à moitié ceux de Mary... Parfois elle se demandait ce qu'était devenu son existence au fond des mers, maintenant que tentacules avaient remplacé pattes et bec, museau.

« Au fait, moi c'est Ann. »

Elle fit un clin d'oeil à l'enfant. Un prénom c'était quand même plus facile pour communiquer à l'avenir.

Grincheux... Qu'est-ce que ça voulait dire ça, grincheux ? Au son, ça ressemblait à un mélange de grognement et de grincement, un bruit un peu impatient. Est-ce que ça voulait dire impatient ? Qui grognait souvent ? Ses parents ne lui grognaient pas dessus, du moins n'avait-elle pas le souvenir que ce fut arrivé un jour. Ils grondait rarement d'ailleurs, parce qu'il n'y avait pas beaucoup de choses méchantes qui venaient à eux. Parfois en racontant des histoires qui faisaient peur, les adultes grondaient pour les intimider - et ça marchait extrêmement bien sur la petite louve - mais jamais ça ne lui avait été destiné. Ca devait faire plus peur encore, lorsqu'un parent vous grondait dessus.

Doux en revanche, elle savait ce que c'était. C'était comme la fourrure et le sourire de Maman, comme le soleil le matin sur son pelage, comme les couleurs de Bibi et de Cheza. Elle essaya de s'imaginer un loup qui ressemblait à Papa, qui serait doux et grondant à la fois... Et c'était compliqué. Comment pouvait-on être tout ça à la fois ? Son cerveau d'enfant créait des images qui n'arrivaient pas à se fusionner pour ne faire qu'un.

Ses oreilles tressaillirent au rire étouffé qui s'échappa du museau de la Sorcière, sans comprendre ce qui l'amusait. Une lueur interrogative passa dans les yeux immenses de la petite louve, intriguée par ce phénomène. L'instant d'après, la sorcière se présentait enfin. Ann. C'était un nom beaucoup plus agréable aux oreilles d'Hedwige que Sorcière, incontestablement.

"... Qu'est-ce que c'est Sorcière ?" Souffla-t-elle, la curiosité trépassant la crainte.